Quelle appartenance pour les nomades qui rentrent chez eux ?

Quand l’expérience du décalage culturel bouleverse les repères identitaires

Anne-Laure Frite
Retour en France
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7 min readNov 24, 2016

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Le sentiment d’appartenance est fondamental pour tous les êtres humains. Il peut s’agir d’une appartenance familiale, sociale, religieuse, culturelle, choisie ou héritée, souvent un peu des deux. L’utopie de la citoyenneté universelle, celle de l’être humain qui existe en dehors de tout territoire et de tout contexte culturel local, ne s’incarne jamais vraiment dans la réalité.

Même les global nomads ont des attaches, des origines, des influences qui les ont marqué, à commencer par celles de leurs parents.

Loin des yeux, vraiment loin du coeur ?

Chacun compose son appartenance en fonction de ses origines et de ses expériences, et celle-ci évolue tout au long de la vie. L’appartenance est un système riche et complexe fait d’attaches, d’influences, de liens avec les autres, mais aussi de l’évolution de la qualité et de la force de ces liens (certains se conservent, d’autres se brisent, d’autres encore se transforment). Une amitié proche se transforme en amitié lointaine… meurt, renaît plus tard, redevient très proche. Une relation amicale se tranforme en relation amoureuse, ou l’inverse… La distance affective entre soi et les autres joue ici un rôle fondamental. Elle n’est pas toujours conditionnée par la distance géographique. On peut rester très proche de quelqu’un en vivant loin, comme on peut être très seul en plein milieu de la foule (ou d’un repas de famille, par exemple).

C’est le décalage entre la distance réelle et la distance ressentie qui fait vivre des expériences incongrues : quand on revient d’ailleurs, on a souvent mis beaucoup de distance entre son appartenance héritée et son appartenance acquise par l’expérience. Cette dernière n’est pas visible par les autres, et nous n’arrivons pas à la montrer ou à la dire. D’où une distance invisible, pourtant là, que personne ne sait comment franchir.

Home sweet Home (ou pas)

L’appartenance conditionne toute notre manière d’être au monde.

En anglais on parle de sense of belonging comme d’une perception subjective : c’est le sentiment d’appartenir à quelque chose, à une communauté, à un projet de société, à une famille, à un groupe, à un métier quel qu’il soit. Ce sentiment n’est pas forcément lié à la réalité sociale visible de l’extérieur : on peut très bien faire partie d’une équipe et ne pas s’y sentir “inclus” ou intégré pleinement, comme on peut avoir un passeport d’une certaine nationalité et ne pas se reconnaître dans la culture de ce pays, par exemple. Et je ne vous parle même pas des genres : quand l’appartenance est celle d’une femme mais que le corps est celui d’un homme, ou toute autre combinaison…

Tout cela est lié au besoin de reconnaissance et au besoin de pouvoir se retrouver dans l’autre : celui de retrouver en l’autre une partie de soi. Aucun être humain ne peut se sentir “appartenir” s’il ne partage aucune expérience commune avec les autres. C’est ainsi dans l’autre que nous cherchons perpétuellement à confirmer notre “mêmeté”, à rassurer notre inquiétude de ne pas appartenir, d’être exclu, de ne pas faire partie d’une certaine “normalité”.

Certains disent que ce besoin de normalité, celui qui nous pousse à vouloir consommer ce qui est à la mode pour faire partie d’une communauté (besoin largement exploité par le marketing), est un reliquat de notre cerveau primitif : à la préhistoire, mieux vallait rester avec le groupe pour survivre. La capacité des homo sapiens à pouvoir s’identifier entre eux et rester ensemble était alors cruciale, et nous l’aurions conservée aujourd’hui, au même titre que le besoin de “procréer” et donc de ressentir/valoriser le désir sexuel.

Le besoin d’appartenance est le premier besoin social de la pyramide de Maslow, après les besoins physiologiques (boire, manger, dormir) et le besoin de sécurité (pérennité des choses autour de soi). Il n’est donc pas surprenant que les personnes affaiblies dans leur appartenance par des expériences à l’étrangers et un retour “chez eux” puissent connaître de grandes souffrances, même si ce n’est pas systématique car tout dépend de la qualité du sentiment d’appartenance de chacun.

La notion du “chez soi”, (home) est fondamentale dans l’idée d’appartenance. Vivre une trahison en ce sens, lors du retour, peut générer un grand désordre intérieur quand on s’aperçoit que ce “chez soi” sécurisant ne l’est pas autant qu’espéré.

Allo Maman, Bobo !

L’appartenance peut être remise en question ou affaiblie par des ruptures, des traumatismes, des accidents de la vie, mais elle ne peut jamais sortir de l’équation. C’est la base de notre ancrage au monde. Lorsque l’appartenance est mal en point, la santé va mal, et souvent tout le reste aussi.

La théorie de l’attachement, qui définit les multiples manières d’être avec les autres en fonction de si nos parents / nounous / caregivers nous ont sécurisé (ou pas) quand nous étions bébés, porte justement sur l’appartenance : un bébé dont les besoins affectifs ont toujours été satisfaits développe un attachement “sécurisant” et sera a priori serein avec les autres, en tous temps. Un bébé dont la réponse des parents a été parfois bonne, parfois mauvaise, va avoir un attachement ambivalent aux autres (parfois en colère, parfois serein), ce qui va rendre la vie sociale plus complexe, mais gérable. Un bébé qui a été systématiquement ignoré ou mal accompagné développe un attachement “évitant”, et peut devenir une personne dont l’ancrage au monde est très faible, terreau de toute les violences et du mal-être. On peut toutefois changer en passant d’un type d’attachement à un autre au cours de la vie, en fonction de nos expériences et de nos liens avec les autres. Cette expérience là aussi, laisse des traces dans nos cerveaux et nos manières de penser.

En passant les deux tiers de l’humanité en occident sont actuellement décrits comme étant “évitants”. Ce qui donne à penser sur l’urgence de révolutionner notre manière d’accompagner et d’éduquer les enfants…

Mais revenons aux nomades.

Partir, c’est choisir (ou pas)

Celui qui part est, dès le premier départ, en décalage avec sa communauté d’origine. Il n’en n’est pas toujours conscient à ce moment là, d’ailleurs.
Le départ marque une rupture de l’appartenance “naturelle” ou perçue jusque là comme “normale”, même si les liens avec la famille et le pays d’origine peuvent rester forts tout au long du séjour à l’étranger. Ce départ peut, par ailleurs, ne pas impliquer de mobilité géographique (choisir une autre voie professionnelle que celle héritée de la famille, par exemple). Il s’agit d’une émancipation, d’un choix qui diffère de la voie attendue ou prévue par les pairs. C’est le début d’un voyage initiatique vers soi-même, qui ne peut se faire sans remise en question de l’appartenance héritée.

Le fait de partir à l’étranger marque encore une rupture forte avec son appartenance d’origine, même si aujourd’hui les courts séjours sont tolérés, voire encouragés par la société. Ceux dont les origines sont multiples (parents eux-mêmes expatriés, biculturels et/ou immigrés) ont intégré le déplacement entre les cultures dès le plus jeune âge. Leur appartenance est déjà multiple, fluctuante, mouvante (comme tous les enfants de la troisième culture par exemple), souvent recentrée sur la seule chose qui ne change pas autour d’eux : la famille proche.

Les enfants de sédentaires ont, eux, tout à découvrir quand ils partent la première fois. Ces bouleversements identitaires profonds sont à la fois très enrichissants, très excitants, et très intenses d’un point de vue émotionnel. Il n’est pas toujours facile de comprendre ce qui se passe en soi tant les changements sont rapides et profonds, surtout quand on ne peut se référer à une communauté qui expérimente la même chose en même temps.

Le décalage isole.
L’asynchronie, bien connue des hauts potentiels et des enfants dits précoces, peut aussi devenir le lot de ceux qui ont vécu plusieurs adaptations culturelles au cours de leur vie.

Ya plus assez d’essence pour faire la route dans l’autre sens… alors on avance !

A l’étranger une autre appartenance se construit : communauté culturelle (par nationalité ou continent d’origine), communauté d’intérêt (réseau de mamans expatriées, d’entrepreneurs ou d’étudiants) ou quartier dédié (quartier international d’une grande ville, quartier français, quartier européen…). Cette nouvelle appartenance met du temps à se sécuriser et à s’ancrer en nous. Il faut souvent plusieurs années, en fonction de degré d’investissement de chacun (et du nombre d’interactions avec les autres) pour se sentir à nouveau “chez soi” ailleurs (le seuil moyen est de 5 ans). La maîtrise de la langue et de l’ensemble du language culturel (habitudes, valeurs, gestuelles, étiquette) joue évidemment un rôle crucial dans le processus d’adaptation culturelle.

Une fois que c’est fait, difficile de partir et de se déraciner à nouveau ! Ceux qui rentrent en France après une ou plusieurs années à l’étranger pensent souvent qu’ils vont “rentrer chez eux” et retrouver immédiatement une appartenance solide. Or, bien souvent, le retour en France après un tel cheminement intérieur implique un nouveau processus d’adaptation culturelle. Notre appartenance va être, encore une fois, mise à l’épreuve.

Double décalage.

Il faudra la reconstruire petit à petit, selon les mêmes processus vécus à l’étranger.

Parfois frustrant, long et difficile, ce processus est mal connu et peu considéré en France, ce qui nous conduit à être parfois durs avec ceux qui reviennent, comme s’ils n’avaient pas changés. Comme s’ils étaient simplement partis en vacances et revenus exactement égaux à eux-mêmes. Or, ceux qui reviennent ont plus à voir avec des “immigrés invisibles” qu’avec des sédentaires purs et durs ayant profité d’un petit séjour exotique à l’autre bout du monde.

Ceux qui reviennent dans leur pays d’origine sont seuls, même s’ils sont tous confrontés à la même problématique.

Ils doivent travailler à la reconstruction de leur appartenance qui est désormais, et pour toujours, unique. Ce travail doit se faire petit à petit, au fil des années qui suivent le retour, mais il est difficile car le savoir sur ce processus n’existe pas vraiment. Les psychologues classiques (et même ceux qui sont spécialisés dans la mobilité) n’ont pas toujours les clés pour comprendre et accompagner cette reconstruction de l’identité dans le décalage et la multi-appartenance. Encore moins pour comprendre et expliquer les changements irréversibles qui se sont opéré dans les manières de penser, et donc l’intelligence de chacun.

Beaucoup n’y arrivent pas et souhaitent repartir au plus vite. Peut-être aussi que leur “destin” n’est pas encore en France pour le moment, ou ne le sera plus jamais.

L’appartenance change et nous change.

Aucun ne revient s’ancrer dans son appartenance passée, car c’est impossible.

Il ne faut donc pas s’atteler à essayer de rentrer dans “le moule” franco-français à nouveau, cause de bien des souffrances, mais se consacrer pleinement et sans complexe à la création d’une nouvelle appartenance ici, sur la base de son vécu unique et différent.

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Anne-Laure Frite
Retour en France

Passionnée par les Internets, je tente régulièrement de devenir chercheuse universitaire ou écrivain célèbre sans jamais y parvenir.