Les Mystères du Grand Paris — 2.6

Saison 2 . Episode 6/15

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Un héros de l’indépendance du Vexin

Résumé de l’épisode précédent : Tandis que Pierre a découvert un cadavre sur un chantier du Grand Paris Express, une rumeur monte de la découverte dans le Val d’Oise d’un monstre aquatique. Il vient symboliser la face sombre de la Grande ville et des peurs qu’elle charrie : mutations, pollution, déformations. Voilà qui peut alimenter la cause des combattants pour un Vexin libre.

→ Lire l’épisode précédent : “Danse Macabre”

- “Je m’appelle Laurent Grand… Bonjour… Alors voilà : je dirige l’Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine… Oui… Eh bien c’est une agence qui travaille depuis longtemps à soigner les villes qui en font la demande… Nous travaillons actuellement sur l’organisation d’une nouvelle édition du festival Cergy, soit ! … Tout à fait : nous avons couché Cergy sur le divan, et conçu ce festival pour répondre aux problèmes d’identité rencontrés par la ville… Non, non, ce n’est pas une blague ; nous avons mené différentes enquêtes et cerné la “personnalité” de la ville, au moyen de questionnaires auxquels les habitants ont répondu… Si je vous appelle aujourd’hui c’est que je suis tombé sur un autocollant curieux, l’autre jour, dans les toilettes de la fac… Oui, je donne un cour magistral, sur le site des Chênes, à Cergy. Ça disait “Si vous lisez ce message… “… Oui, exactement : “vous êtes de la résistance “. Donc on m’a bien renseigné, vous connaissez le sujet ?… Peut-on se rencontrer ? Vers 18.30, parfait. A la sortie du RER ?… A ce soir.”

Le soir même j’arrive à 18h. Je commande une pinte en attendant. Happy hour. J’ai accepté le rendez-vous parce que je n’ai rien à faire. Et parce qu’il paiera — c’est lui qui me fait venir, ce Laurent Grand. Son truc, là, je n’y ai pas compris grand’chose. Psychanalyse urbaine est-ce que c’est pas « Baratin & Charlatan, ouvert H24 » ? Mais pour parler du sticker et des indépendantistes vexinois contre deux ou trois bières, je peux bien me déplacer. Il m’a bien dit que ça tournera pas à l’interro surprise sur « c’est quoi le Vexin ». Parce que pour moi, c’est juste des champs, des routes de campagnes et pas grand-chose à faire. Je sais rien de son histoire, de ses gens et de leurs revendications. Je sais peut-être ça seulement : 100.000 hectares / 100.000 habitants, parce que c’est facile à retenir, mais c’est le max. J’habite Cergy-Pontoise, c’est la capitale du Vexin — je sais ça aussi, ok –, mais quand je vois de ma chambre la gare pas ravalée, ses dalles grises et ces gens pressés de monter dans un train bondé, on est loin de l’image que je me fais de la campagne. Cergy est passé du village à la préfecture presque sans transition et elle est mal foutue comme les copains qu’ont pris 12 cm l’été de leurs 13 ans.

Lui c’est dans les chiottes de la fac, moi c’est à l’arrêt de bus, que j’ai vu ce sticker collé sur une vitre. En lettres bâtons : « SI VOUS LISEZ CE MESSAGE, VOUS ETES DANS LA RESISTANCE ». Pour quelqu’un comme moi, dont le désir d’appartenance à un groupe a jamais trouvé preneur, ce message a résonné comme une aubaine, un appel d’air. Sur l’arrière fond de ce tract se trouvait une croix, un peu comme la croix de fer des bikers ou des hardos, sauf que celle-ci était en pierre, taillée dans un seul bloc. Un truc un peu vieux breton en quelque sorte. Alors que j’essayais de trouver une signification à tout ça, mon bus est arrivé et j’ai dû lâcher prise. “Pour la résistance, faudra repasser !” je me suis dit, “ un bus et hop, y’a plus personne “.

Le soir, il y avait de la frustration dans l’air ; j’étais déçu de n’avoir pu lire le tract en entier. Comment résister si on ne sait pourquoi on lutte ? Je me sentais un peu con. Je m’étais fait avoir de la même façon que par cette pub faisant croire au pouvoir d’un déo tout con sur les nanas. Je prenais alors conscience de ma naïveté, et pour ne plus y penser j’ai rejoints mes parents.

- Y’a d’la bière ?

- Dans le frigo, ton père t’en a mis une !

En ouvrant la porte, posée comme une quille de bowling, je reconnus immédiatement la croix de pierre. J’examinais la bouteille : « Bière du Vexin, fabrication artisanale et régionale ».

Et le soir, à la télévision, je suis tombé sur Braveheart, avec Mel Gibson et Sophie Marceau — le couple improbable ! Trop de coïncidences étaient réunies pour que je ne prête pas attention au message qui se cachait derrière. Le trac, la bière, et maintenant William Wallace. Très vite je relie toutes ces coïncidences : quelqu’un veut faire de moi un héros de l’indépendance du Vexin.

(Il sourit.)

- Quelques jours plus tard…

(Laurent Grand est arrivé.)

- Quelques jours plus tard j’apprends qu’une fête se prépare, une fête « pour un Vexin Solidaire et plus vert ». Je comprends le message bien entendu, c’est une fête en faveur d’un Vexin autonome, indépendant. Un regroupement nationaliste de véliocasses fiers et déterminés, si vous voulez. On me précise que l’événement aura lieu sur Cergy, que l’endroit exact nous sera communiqué ultérieurement. Je comprends que les organisateurs veulent tenir ça secret. Ainsi, seule la fine fleur vexinoise sera de la partie. Moi par exemple. Oui, parfaitement, là vous payez une bière à la fine fleur du Vexin, ah ah! Bon bref : pendant une semaine j’ai tenu ma langue. J’ai réussi à ne pas en parler à mon pote.

- Pourquoi ne pas lui en parler ?

- Il vit à Nanterre.

- Et ?

- Eh ben imaginez un peu la tête des plus chevronnés des indépendantistes, au moment où ils me voient avec un Parisien. Franchement ça l’fait pas. Moi je voulais qu’ils m’adoptent. Je n’en ai parlé qu’à mon ami Pasqual Mariani.

- C’est véliocasse, ça, Pasqual Mariani ?

- Non, c’est corse. Mais c’est justement pour ça. C’est le seul à pouvoir comprendre mon attachement à cette région.

- Attachement tout neuf.

- Oui, bon.

- Donc lui, étant corse, pouvait vous conseiller ?

- Je dirais pas conseiller parce que je sais pas si dans le Vexin on peut faire des vidéos en armes et cagoulés, mais enfin à m’encourager dans cet amour de… à m’encourager là-dedans. Y’a des fraternités qui s’expliquent pas vous savez.

- Et donc ?

- Eh bien le samedi suivant, j’ai reçu une alerte, sur mon téléphone. Ça disait très simplement : « rdv 19h, QG de Cergy ». Ça ne m’évoquait rien mais j’étais excité de découvrir le quartier général des indépendantistes vexinois. Pasqual a cependant freiné mon enthousiasme : leur QG, c’est la base, oui, mais la base de loisirs. J’ai gardé ma surprise pour moi, tout en me demandant ce que pouvait bien foutre une bande de territorialistes un samedi soir dans un endroit aussi fréquenté que celui-ci. Ils font leur réunion sur les immenses toboggans plongeant dans le lac, pour que les flics ne puissent pas les écouter ? Ou deux par deux sur des grosses bouées-pneus et on essaie de rester pas trop loin de manière à s’entendre ? Ce n’est pas que je rêvais de cagoules et de kalach mais quand même, le short de bain, vous êtes surs ? C’est pas très « romantisme révolutionnaire » votre truc…

Laurent Grand retient un sourire — je le vois. Il se moque ou je suis drôle ?

- On s’est longuement préparés, Pasqual et moi. Sous mon bombers, je portais un t-shirt sur lequel j’avais fait imprimer par le biais d’un site internet la croix pattée du Vexin. Gêné parce que ça ressemble trop à l’insigne de l’armée allemande, Pasqual s’est rabattu sur son t-shirt fétiche, celui qu’a la tête de maure des Corses. Je ne lui dis trop rien évidement ; ce qui est beau c’est d’avoir le même attachement pour nos terres respectives. En revanche je lui ai fait la gueule, oui, quand il est à son tour sorti du coiffeur : au lieu de se raser la tête comme on l’avait convenu et comme je venais de le faire, il sortait avec une coupe gominée, les cheveux en arrière, inspiré par la tronche de je sais pas qui. Sur le chemin, je regardais les dalles, les vitres. Je ne voyais qu’elles. Le regard que je portais sur ma ville avait changé, et celui qu’elle portait sur moi aussi, C’était comme si nous nous dégoutions. A l’orée du bois menant à la base, on entendait du bruit, l’agitation devenait… comment on dit ?… perceptible ? Mais la direction à prendre n’était pas évidente. Pasqual s’est cru perspicace : il a voulu qu’on suive des ballons de baudruches accrochés aux branches. Vous auriez fait ça, vous ?

- Euh…

- J’ai essayé de le raisonner en lui disant que des anniversaires pour enfants sont souvent organisés ici, mais le salaud disait vrai : les ballons nous rapprochaient de la musique. C’est alors que, par-dessus les cris d’enfants, je reconnu la voix de Kendji chanter gitanoooo. (Perso, les seuls gitanos que je connais, c’est ceux qui viennent de s’installer près du Auchan et ça vaut pas une chanson.) Bref. Après avoir passé un énième ballon rose, on est arrivé et j’ai mis un mouchoir sur ma rancœur. Tant pis pour la musique et l’orientation forcée, j’allais bientôt m’ériger devant cette foule en furie. Plus que quelques mètres. Kendji venait tout juste de partir — sa musique aussi ne reste jamais très longtemps.

Un premier stand accueillait les visiteurs. Le rastaquouère malpropre qui le tenait nous dit : “— Yo les gars, vous connaissez un peu l’asso ? Ce qu’on fait…? “ “ — Un peu, on voudrait s’engager. “ “ — Cool les mecs, c’est ça qu’on cherche ! Je vous laisse vous promener. “

On a commencé à déambuler au milieu de lampions qui nous éclairaient. Nous cherchions leur leader, pour lui faire part de notre envie de rejoindre la cause, mais c’est une femme qui nous a abordé en premier. D’abord sympathique hein, elle a baissé dans notre estime quand elle nous dit qu’elle venait de Paris pour jardiner dans un truc privatif, quelque part entre Auvers et Ennery.

- Auvers-sur-Oise ?

- Ouais, le village-musée, qui bougera plus jamais, qui sera encore dans son jus en 2079, où on peut plus construire à moins d’un kilomètres du centre, pour que les Japonais aient encore l’impression de pouvoir tomber sur Van Gogh en train de se couper une oreille. Ils sont comme ça les Japonais. Bref.

- Vous me parliez de cette femme qui vous a abordés…

- Elle était heureuse de montrer à des petits voisins comment s’occuper des fleurs.

Première discussion, première déception ; on est pour défendre l’idée du Vexin aux Vexinois, pas d’un Vexin pour tous. Ensuite, au bar associatif, un vieux nous a pris à part : « — Les gars ça vous intéresserait de vous occuper d’un potager qu’on vient d’installer ? » Sentant l’anguille sous la roche, je lui ai demandé où. « — En plein cœur d’un quartier de Cergy. » Non merci, j’aime pas les légumes. A ce moment-là j’ai compris qu’il n’était pas question d’indépendantistes vexinois et qu’encore une fois je m’étais fait avoir, et bien ! J’avais débarqué sans le savoir à une kermesse pour un Vexin plus vert et plus ouvert. J’avais l’air d’un con avec mon look de skinhead de la campagne. J’entendais Pasqual insulter tous ceux qui passaient à côté de lui : tantôt « testa di cazzu », tantôt « bastard acciu ».

Ensuite, en nous baladant dans ce qu’ils appelaient le village, on a découvert un stand improbable : allongé sur une table de massage, une femme massait un gros bonhomme à l’huile de colza, mais l’excès de graisse ne permettait pas l’absorption du produit venant de la ferme d’à côté. Quel spectacle ! J’ai vraiment cru qu’on avait débarqué chez les fous, sans blague. Vous auriez fait quoi, vous ?

- Euh…

- La communication était devenue impossible, vous êtes d’accord ? J’étais trop déçu en tout cas, j’avais placé trop d’espoir dans ce rendez-vous. Avant de partir, Pasqual a lancé sa cigarette sur le gros, il espérait que l’huile prenne feu, mais ça aussi ça n’a pas marché. Frustrés, on a décidé de rentrer. Faut le comprendre, Pasqual… Il était un peu désespéré.

J’ai ruminé tout au long du retour (mon attitude naïve, mon caractère impulsif). « Il faut vraiment que j’arrête d’être con ». Je me disais des trucs comme ça. « Un jour on va me faire croire à une histoire de monstre et je tomberai dans le panneau. »

Texte: Benjamin Luzu & Arno Bertina (le journal de bord de l’écriture du feuilleton est à suivre sur Remue.net)/ Dessin : Dorothée Richard / Musique : Pavane

Episode suivant : Comment faire disparaître un cadavre

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