La dissonance cognitive : au-delà de la théorie motivationnelle, un levier pour le changement d’attitudes et de comportements.

L.Ouissam Baidada
SCIAM
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8 min readMay 3, 2022

À la fin de la deuxième guerre mondiale, les recherches portant sur la compréhension du comportement humain ont été influencées par la pensée dominante issue des travaux de Kurt Lewin (1890–1947) et les approches dites « rationalistes ». À cette époque, le lien entre deux cognitions (i.e., attitude, comportement, émotion, perception) était expliqué par une certaine logique qui renvoie au maintien de l’équilibre interne et par le besoin de consistance entre les différents éléments existants dans l’univers cognitif et/ou social. En d’autres termes, ces travaux décrivaient l’Homme comme un être rationnel agissant de manière cohérente avec ses idées. Néanmoins, cette vision a été confrontée à des situations de la vie quotidienne où l’individu n’agit pas toujours en fonction de ses convictions et de ses pensées. Par exemple, le médecin qui accompagne des patients dans leur sevrage tabagique mais fume lui-même des cigarettes. Ces incongruences entre les attitudes et les pratiques ont empêché l’approche rationaliste de résister en sciences comportementales et ont donné naissance à d’autres approches telles que la théorie de la dissonance cognitive (Festinger, 1957), puis la théorie des perspectives (Kahneman et Tversky, 1979) et enfin l’approche des architectures de choix (i.e., le nudge).

Nos pensées, sont-elles toutes cohérentes entre elles ? Agissons-nous toujours dans le sens de nos attitudes ? Nos perceptions et croyances reflètent-elles toujours la réalité de notre environnement ?

La théorie de la dissonance cognitive

L’échec d’une prophétie : une petite histoire à l’origine d’une grande théorie

En septembre 1954, Festinger, Riecken et Schachter tombent sur un article de presse portant le titre « La prophétie de la planète Clairon alerte la ville : Fuyez le déluge ». Ce dernier informe, qu’une ménagère de Chicago, Marian Keech, reçoit des messages extraterrestres de la planète Clairon, via l’écriture automatique, annonçant la fin du monde le 21 décembre 1954. Mme Keech déclare qu’elle va former un groupe pour l’entourer lors de la réception des messages, suivre les instructions des extraterrestres et préparer l’évacuation uniquement des élites qui, une fois sauvées, vont bâtir un monde meilleur. Les chercheurs ont vu en cette information, l’opportunité de réaliser une enquête de terrain, en s’appuyant sur l’observation participante « in vivo ». Leur objectif était d’analyser la réaction des membres de ce groupe persuadés de l’imminence de la fin du monde, lorsque cette prophétie sera démentie.

Le jour J, quelques heures après minuit, les adeptes consternés, se rassemblent autour de leur guide dans un climat pesant. Face à l’échec de la prophétie, le groupe se concerte et trouve une explication à la non-venue des extra-terrestres censés arriver pour les rapatrier : « Dieu nous a sauvés et l’inondation est reportée pour une prochaine année ». À la suite de cet événement, les adeptes se sont montrés bien plus convaincus de leurs croyances, ils deviennent de plus en plus unis et soudés, ils continuent leur engagement dans la sensibilisation quant à une future catastrophe qui anéantira le monde. Selon Festinger, cette étude montre à quel point l’Homme n’est pas un être rationnel, il agit en rationnalisant. La réalité de la non-venue du désastre tant attendu par les membres du groupe constituait une menace d’une croyance fortement ancrée et liée à l’identité de ce groupe. Pour réduire l’ampleur de cette menace et retrouver l’équilibre cognitif, l’individu est capable de donner une interprétation à la réalité, pour que celle-ci converge avec les croyances qu’il partage avec les membres de son groupe. En 1956, Festinger évoqua la notion de l’éveil d’un état de dissonance. Il considère que le démenti de cette croyance amènera l’individu à revoir l’ensemble des processus cognitifs et sociaux qui l’ont conduit à adopter cette croyance. Ce travail interne, génère un état de tension psychologique et d’inconfort, que l’individu va tenter de réduire en empruntant la stratégie la moins coûteuse, qui était, dans le cas de cette étude, le rejet de la réalité.

La dissonance cognitive est une théorie du « drive »

La dissonance cognitive renvoie à l’existence des éléments incompatibles dans l’univers cognitif (e.g., je sais que la cybersécurité est bénéfique pour moi individuellement et collectivement dans le cadre de mon travail … mais … je n’applique pas les recommandations de prévention pour éviter les dégâts des cyber-attaques). La prise de conscience de cette incohérence exerce une pression psychologique qui agit comme un moteur « drive » visant à motiver l’individu à réduire cette pression. Plus l’amplitude de la dissonance est élevée plus la pression est importante. Cette motivation est comparable à celle qui pousse chaque individu à retrouver l’homéostasie (i.e., un état d’équilibre intérieur) lors d’un conflit interne ou d’une frustration. Festinger donna l’exemple de la « faim » comme un moteur poussant à la satiété. La réduction de la proportion de l’inconfort peut être obtenue soit par le changement d’un élément cognitif comportemental ou environnemental, soit par l’ajout de nouveaux éléments cognitifs. Autrement dit, soit par la modification de la cognition la moins résistante, soit par l’ajout de nouvelles cognitions consistantes permettant de réconcilier d’une certaine manière les cognitions dissonantes (e.g., « Dans la culture Ifaluk où les gens croient que lHomme est réellement bon, lagressivité et les pulsions destructives des enfants sont expliquées par lexistence des esprits maléfiques qui prennent possession des gens et qui leur font faire des comportements mauvais » Festinger, 1957, p.22). Ce postulat, fait de la théorie de la dissonance une théorie à la fois dynamogène et motivationnelle.

Quelles sont les stratégies cognitives permettant la réduction de la tension psychologique générée par l’éveil de dissonance ?

La nature et la mise en place de ces stratégies de réduction de dissonance sont au cœur d’un nombre important de recherches. Voisin, Rubens, N’Gbala et Gosling (2013) proposent de différencier les modes de réduction selon deux catégories : défensifs et non défensifs. Les modes de réduction de dissonance défensifs renvoient aux mécanismes de protection, où l’individu en situation de dissonance se protège de la tension provoquée par l’inconsistance et emprunte des stratégies psychologiques visant la diminution de sa responsabilité vis-à-vis de ses actes, telles que la justification du comportement problématique (e.g., si je suis arrivé en retard à la réunion de travail, c’est parce que j’ai rencontré un collègue qui m’a retenu), la trivialisation (e.g., je laisse régulièrement la lumière de mon bureau allumée, mais ce n’est pas si grave comparé au gaspillage de toute la population), l’affirmation de soi (e.g., on me reproche des comportements d’incivilité dans mon travail, mais ceci ne fait pas de moi quelqu’un de mauvais, je fais beaucoup de bonnes actions dans ma vie quotidienne), le déni de responsabilité (e.g., mon comportement problématique ne me reflète pas, je l’ai réalisé sous pression), ou la surconfiance qui est considérée comme un biais de raisonnement et jugement (e.g., un dirigeant d’entreprise en situation de surconfiance pourrait être amené à juger les investissements plus rentables et moins risqués, que ce qu’ils ne le sont réellement). Les modes non défensifs renvoient à la modification des cognitions c’est-à-dire le changement d’attitude (e.g., je n’aime pas les sauterelles, mais si je les mange sans aucune récompense ni justification externe je rationnaliserai mon acte en les trouvant finalement pas si mauvaises, voir Zimbardo, 1969) ou de comportement (e.g., je prône la cohérence de groupe, puis, mon collègue attire mon attention sur mes comportements problématiques qui sont en incohérence avec ce que je prône. Je ne peux pas changer mes comportements passés mais je peux adopter des futures actions en faveur du bien-être de mon groupe).

En quoi la compréhension de la théorie de la dissonance cognitive est importante pour optimiser les interventions visant le changement de comportements et d’attitudes ?

Une bonne maitrise de la théorie de la dissonance cognitive est primordiale pour pouvoir détecter les situations qui génèrent la dissonance, prédire et orienter les voies de réduction de l’état de tension psychologique selon les facteurs psychosociaux et le capital psychologique de l’individu et du groupe, dans l’objectif de promouvoir les comportements et les attitudes visant le bien-être personnel, le bien des organisations et de la société.

Comment pouvons-nous appliquer les paradigmes de la dissonance cognitive pour changer l’attitude et / ou le comportement ? Un exemple avec la sensibilisation à l’écologie des étudiants à Aix-Marseille

Pour promouvoir des comportements en faveur de l’écologie, nous avons réalisé une étude auprès des étudiants d’Aix-Marseille Université en s’appuyant sur un paradigme de la dissonance cognitive qui correspond à notre objectif et aux opinions de la population cible. Dans un premier temps, une enquête sur les représentations sociales et les attitudes portant sur l’environnement a été réalisée. Les résultats de nos études préliminaires nous ont guidé vers le choix du paradigme de l’hypocrisie induite. Ce paradigme est une procédure séquentielle en deux étapes. Dans la première phase, nous avons rendu la norme pro-environnement saillante. Dans la deuxième, nous avons accompagné les participants dans le rappel de leurs comportements problématiques relatifs à la transgression de cette norme. A la fin nous leur avons proposé de s’engager dans des activités en faveur de l’environnement (i.e., requête cible : participer à une formation, puis tenir un stand durant deux heures afin de sensibiliser les étudiants sur l’importance du recyclage et des économies d’énergie). Selon les résultats, dans la condition où nous avons demandé la requête cible sans l’application du paradigme de la dissonance, 25.49% des personnes interrogées se sont déclarés favorables à notre demande, comparé à 74.19% des participants que nous avons accompagné via le protocole expérimental, et seulement 9.8% des participants de la condition sans paradigme sont réellement venus le jour J comparé à 58.06% des participants de la condition expérimentale avec accompagnement.

Des domaines d’application variés

Les interventions basées sur la dissonance cognitive peuvent être appliquées dans plusieurs domaines tels que la cybersécurité (e.g., réduire l’écart existant entre les attitudes et le comportement en faveur de la cybersécurité), le milieu professionnel (e.g., promouvoir le bien être au travail), la sécurité routière (e.g., promouvoir les gestes de sécurité : port de ceinture, limiter la vitesse), le marketing (e.g., réduire la dissonance après l’achat), la santé publique (e.g., inciter au dépistage ou au don de sang) et l’environnement (e.g., promouvoir les économies d’énergies et inciter au recyclage).

Une approche globale des outils et méthodes pour parvenir à des résultats long terme

Par ailleurs, il existe plusieurs variables à contrôler et différents leviers à mobiliser pour optimiser l’efficacité de chaque paradigme de la dissonance (e.g., le sentiment de liberté, la discrétion, l’acte public, biais cognitifs, la motivation intrinsèque, la saillance normative, etc…). Pour obtenir un changement à long terme, l’équipe Sciences Comportementale SCIAM vous conseille de combiner les paradigmes de la dissonance cognitive avec d’autres outils visant l’implémentation des intentions et/ou l’architecture du choix (e.g., Nudge), et reste disponible pour vous accompagner dans vos démarches de changement de comportements et d’attitudes avec des protocoles sur mesure !

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L.Ouissam Baidada
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Docteure en psychologie sociale, experte en sciences comportementales et consultante chez SCIAM !