Quatre leçons à retenir de l’exploration de Mars pour mieux gérer ses projets

Camille Lambert
SCIAM
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9 min readMar 4, 2021
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La conquête de Mars, lancée il y a plus de 70 ans, n’est toujours pas arrivée à son épilogue : les premiers pas de l’Homme sur Mars. Alors que l’agilité n’était même pas un concept à cette époque (manifeste publié en 2001), ce projet ambitieux utilise depuis déjà cinquante ans les codes et les méthodes théorisés par l’agilité. Ces soixante-dix années d’expérience dans la gestion de ce projet nous offrent quatre leçons essentielles applicables à beaucoup d’autres domaines dont l’informatique :

  1. Fractionner l’objectif final en étapes indépendantes mais complémentaires
  2. Identifier les problèmes et les catégoriser par priorité pour éviter qu’ils ne deviennent des obstacles
  3. Mettre en place des stratégies pour résoudre ces problèmes
  4. Réunir une équipe d’experts capables de cultiver l’intelligence collective du groupe

Tout au long de l’article, nous montrerons le parallèle possible entre la gestion d’un projet spatial et la gestion d’un projet informatique standard.

#1 Fractionner l’objectif final en étapes indépendantes mais complémentaires

Pour créer un planning réaliste, les équipes missionnées doivent préalablement disposer d’un objectif clairement défini (Envoyer un Homme sur Mars) et définir LE marqueur du succès du projet (dans ce cas, un Homme marchant sur Mars) qui permettra de clôturer le projet, soit par une célébration soit par un post-mortem.

Ainsi, jusqu’en 1957, envoyer l’Homme sur un objet céleste était à peine imaginable et essentiellement cantonné aux œuvres de science-fiction. Et ce jusqu’au 4 Octobre 1957 (date à laquelle Spoutnik 1, un satellite soviétique, devient le premier objet satellisé par l’homme), puis aux premiers pas de Neil Amstrong et Buzz Aldrin sur la Lune, le 21 juillet 1969, dans le cadre de la mission Apollo 11.

Une nouvelle ambition naissait à l’issue de cet évènement : envoyer l’Homme sur Mars.

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Pour y parvenir, la NASA fut alors confrontée à un choix clé, un choix “classique” dans la gestion de tout projet :

  • Faire abstraction des projets précédents et de l’expérience déjà acquise
  • Utiliser la connaissance issue des expériences passées comme autant d’étoiles pour paver la voie vers l’objectif

Dans le cas de la conquête de Mars, le découpage de l’objectif final en autant d’étapes indépendantes mais complémentaires a rendu cette quête compréhensible par les acteurs du projet.

Le découpage en étapes atteignables permet d’engager différentes équipes sur un temps long alors qu’elles ne participeront chacune qu’à un bout de l’épopée :

  • 1965 : premier survol de la planète Mars par la sonde Mariner 4
  • 1971 : première mise en orbite autour de Mars de la sonde Mariner 9
  • 1971 : premier atterrissage en douceur sur Mars de la sonde Mars 3
  • 1976 : sonde Viking-1 atterrit sur Mars
  • 1997 : atterrisseur Mars Pathfinder permet au robot mobile Sojourner d’explorer les environs immédiats
  • 2004 : deux robots mobiles Spirit & Opportunity (Mission Mars Exploration Rover MER)
  • 2012 : lancement du Rover Curiosity
  • 2020 : lancement du Rover Perseverance et de l’hélicoptère Ingenuity (Mars 2020)
  • 20XX : premier Homme sur Mars

Cette stratégie a permis de célébrer des victoires intermédiaires et surtout d’identifier les obstacles. Une sorte de sacrifice pour la cause commune alors que certains ne seront plus vivants quand l’Homme marchera sur Mars.

Pour remplacer un système legacy par une nouvelle solution informatique, il faut commencer par comprendre l’existant via la démarche suivante :

- Cartographier les fonctionnalités utilisées via le logiciel existant,

- Identifier les fonctionnalités détournées de leur usage primaire,

- Découvrir les fonctionnalités manquantes (pourtant dans le backlog des développements demandés et non réalisés),

- Définir les processus et les équipes impactées,

- Connaitre les limites de l’ancien système.

De cette réflexion naît le lotissement du développement du nouveau logiciel en plusieurs phases :

- Un MVP (sonde en orbite de Mars),

- Des versions (image en noir blanc, caméra en couleur + son),

- Une tentative de résolution de points de douleur déjà identifiés au cours de l’utilisation du logiciel à remplacer (longueur du voyage, autosuffisance du vaisseau, …),

- Le découpage en projets indépendants menés par plusieurs équipes en parallèle.

#2 Identifier les problèmes et les catégoriser par priorité pour éviter qu’ils ne deviennent des obstacles

La conquête de Mars est jalonnée de plusieurs grands défis.

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Problème n°1 : la longueur du voyage induit des conséquences graves sur la santé des astronautes

Après un séjour de six mois dans l’espace, l’astronaute a subi une déminéralisation de 7 % de ses os. Or, avec la technologie actuelle, la mission durerait au mieux vingt-deux mois (six mois aller, un mois sur place, quinze mois au retour). A titre de comparaison, une femme ménopausée subit 2% de déminéralisation par an. De plus, l’impesanteur complique la circulation du sang vers le cœur entraînant une altération des artères. Ce problème accentue le danger que représenterait une mission aussi longue pour l’astronaute. Les scientifiques craignent donc des séquelles à long terme pour les astronautes.

Problème n°2 : vivre en autosuffisance

Les séjours des astronautes à la station spatiale internationale nécessitent l’utilisation de cargos ravitailleurs qui amènent régulièrement oxygène, nourriture, et eau et surtout évacuent les déchets. En effet, aujourd’hui les astronautes ne peuvent pas laver leur linge et portent donc les mêmes vêtements en permanence. Or, une mission vers Mars ne pourrait pas bénéficier de ravitaillement. Il faudrait donc être capable d’effectuer le voyage en autonomie complète tout en recyclant les déchets.

Problème n°3 : garantir la cohésion d’équipe

Lors d’une mission d’exploration de Mars, les astronautes seront obligés de cohabiter dans un environnement clos et de coopérer pour résoudre des obstacles (anticipés ou inédits) propres à toute mission. Dans une fusée spatiale, il n’y a aucun moyen de s’isoler ou d’aller se promener pour se changer les idées. L’incompatibilité psychologique est identifiée comme le pire ennemi des équipages des vols de longue durée.

Le logiciel à remplacer fait parti d’un écosystème informatique dont l’architecture est complexe. Il est notamment interconnecté avec d’autres systèmes legacy avec lesquels il échange des informations ce qui induit plusieurs problèmes :

- Eviter la perte d’intégrité de l’information : un même produit peut-être représenté de différentes façons selon la fonction métier qui l’utilise (Front-Office, Middle-Office, Back-Office),

- Unifier la vision du produit à travers les équipes (vocabulaire partagé, écran de visualisation, définition) : lorsqu’un système est géré par beaucoup d’équipes qui s’appuient sur des processus, des besoins et des objectifs différents, le manque de cohésion risque de créer des pertes opérationnelles,

- Rendre les processus cohérents.

#3 Mettre en place des stratégies pour résoudre ces problèmes

Pour résoudre un obstacle, il est possible d’adopter une stratégie par incrémentation et/ou de mettre en place une démarche “test & learn” afin d’adapter le plan.

Revenons sur le premier problème identifié, à savoir les conséquences sur la santé des astronautes liées à la longueur du voyage. Comment y répondre par incrémentation ?

  • Incrémentation n°1 : demander aux astronautes d’effectuer 2h30 de sport par jour pour améliorer leur santé et minimiser les effets de la déminéralisation.
  • Incrémentation n°2 : mieux comprendre les conséquences de l’impesanteur sur les astronautes grâce à l’expérience ECHO dans le cadre de la mission Proxima. Conjointement menée par le Centre National d’Etudes Spatiales et l’Agence Spatiale Canadienne, elle permet à un médecin de réaliser, depuis le sol, des échographies sur les astronautes présents à bord de l’ISS. Elle fut utilisée en Avril 2017 par Thomas Pesquet pour étudier l’impact sur ses artères.
  • Incrémentation n°3a : l’institut spatial des problèmes biomédicaux de Moscou (IBMP) a proposé de créer un champ de gravitation artificielle grâce à une centrifugeuse à rayon court. Sa miniaturisation est nécessaire avant de pouvoir l’utiliser dans un vaisseau et au sein de l’ISS. Toutes les agences travaillent donc sur une version « portative ».
  • Incrémentation n°3b : diminuer le temps de voyage en développant un nouveau type de propulsion. Plusieurs solutions sont à l’étude : deux modèles de propulsion chimique (Nasa ILS et SpaceX), une propulsion au plasma, une combinaison de propulsion au plasma avec comme source d’énergie une mini-centrale nucléaire.

Revenons maintenant sur le second problème identifié c’est-à-dire vivre en autosuffisance. Sur les 59 missions recensées concernant Mars, on observe que : 26 ont totalement échoué (44%), 3 sont des échecs partiels (0,05%), 19 sont des succès (32%), 10 sont opérationnels (17%), 1 est un complet succès (0,01%).

Donc la moitié sont des échecs.

Image par Emily Lakdawalla de The Planetary Society

Chaque échec a permis aux agences spatiales d’apprendre des leçons primordiales. Chaque obstacle ou chaque échec rencontré a enrichi le projet de nouvelles initiatives comme MELiSSA (Micro-Ecological Life Support System Alternative) menée par l’ESA (Agence Spatiale Européenne) dont l’objectif est de permettre la mise en place d’une économie circulaire pour gérer les déchets, la nourriture, l’eau et l’oxygène. Les chercheurs ont ainsi découvert que 15 m² de culture hors sol permettaient de produire l’oxygène indispensable à la respiration d’une personne. Les agences spatiales ont aussi découvert que les astronautes adoraient cultiver les plantes, notamment car cela leur permettait de se relaxer. Les chercheurs ont donc fini par laisser carte blanche aux astronautes sur le programme scientifique préféré de ces derniers : Vegetable Production System (Veggie). Les deux scientifiques Gioia Massa et Trent Smith conduisant le programme Veggie ont observé Scott Kelly (séjour d’un an à l’ISS en 2015) tweeter très souvent à propos de ses plantes. Il alla même jusqu’à mettre la première fleur éclose au milieu de la table lors du repas commun hebdomadaire des astronautes.

Problème n°2 identifié : unifier la vision du produit à travers les équipes (vocabulaire partagé, écran de visualisation, définition)

Pour y parvenir il est recommandé de commencer par concevoir une représentation standardisée du système, ce qui oblige fréquemment à créer une table de correspondance pour rediriger vers les termes propres à chaque équipe. Créer une vision commune suppose de tenir compte de toutes les spécificités des équipes. Ce qui aboutit généralement à une vision enrichie du produit, de nouveaux processus et même des gains d’efficacité.

#4 Réunir une équipe d’experts capables de cultiver l’intelligence collective du groupe

Revenons sur ce problème majeur : l’incompatibilité psychologique est identifiée comme le pire ennemi des équipages des vols de longue durée.

En 1967, trois cobayes (Andrei Bozhko, Boris Ulybyshev et German Manovtsev) russes se portent volontaires pour participer à une première expérience d’isolement. Ces hommes vivent dans un cachot de 12 m² pendant un an. Ils sont filmés et observés en permanence. Au cours de l’expérience, plusieurs problèmes sont apparus, notamment liés aux nombreuses sécrétions émises par les trois volontaires (méthane, excréments…) . Ainsi, au bout d’un an, l’atmosphère était devenue irrespirable. Cet isolement “forcé” a débouché sur un antagonisme fort entre les trois cobayes qui s’étaient mis à fixer des points fixes pour éviter de croiser le regard de leur camarade d’expérience.

MARS 500, expérience lancée en 2010 à Moscou par l’institut spatial des problèmes biomédicaux de Moscou (IBMP) en coordination avec l’Agence Spatiale Européenne (ESA) et l’Agence spatiale fédérale russe (Roscosmos) a recréé les conditions d’une mission aller-retour sur Mars de 520 jours, exploration comprise. Alexey Sitev fait partie d’un équipage international réunissant six personnes pour simuler les différents aspects engendrés par une telle mission, allant même jusqu’à reproduire les vingt minutes de décalage de communication entre la Terre et Mars et la phase exploratoire sur la planète Mars. Le but était d’apprendre à anticiper les réactions des astronautes afin de prévenir des comportements extrêmes dans le futur : bagarres, création de clan…

En 2015, la NASA a simulé un an d’isolation sur un volcan à Hawai avec six personnes.

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Toutes ces expériences montrent que la cohésion de l’équipage et leur motivation vis-à-vis de la mission ne suffiraient pas à garantir le succès de la mission. L’isolation risque de tout mettre en péril. Cela montre que le bien-être d’une équipe est plus important que l’expertise ou le savoir d’un seul membre d’équipage.

La gestion d’un produit financier par des équipes ayant des fonctions différentes, dont les objectifs seraient éloignés sinon contradictoires, engendrerait des frictions et pourrait même ralentir la gestion des problèmes. Pour créer de l’engagement collectif, il est nécessaire de définir un objectif commun et d’organiser de façon récurrente des échanges d’expériences entre fonctions. Ainsi, le but commun et la cohésion prennent le pas sur les individualités.

Le jour où l’Homme fera ses premiers pas sur Mars, l’équipe pourra célébrer son succès. L’indicateur du succès de ce projet est très clair et très observable contrairement à beaucoup de projets.

En effet, lorsque la réussite d’un projet n’est pas facilement observable ou quantifiable, le projet est rarement clôturé. Ce qui fait porter un risque sur l’engagement des équipes qui n’en comprennent plus le sens, et ce, d’autant plus, si l’objectif a changé fréquemment.

L’histoire de la conquête de Mars attire donc aussi notre attention sur une leçon primordiale : fixer dès le départ un objectif clair, mesurable, est indispensable pour qu’il n’y ait aucune équivoque sur la réussite ou l’échec du projet.

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Camille Lambert
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