Steve Martin : “Il est difficile pour les entreprises qui souhaitent bénéficier des apports des sciences comportementales de trouver un praticien légitime, car la discipline se développe rapidement et n’est pas réglementée.”

Alice Soriano
SCIAM
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6 min readDec 10, 2020
Global Association of Applied Behavioral Scientists

INTERVIEW - Il y a trois mois, SCIAM annonçait avec enthousiasme son adhésion à l’association GAABS (Global Association of Applied Behavioral Scientists). Première organisation indépendante au monde représentant les intérêts des chercheurs en sciences comportementales appliquées, GAABS offre un label de qualité dans un domaine en pleine expansion. A l’occasion de la sortie d’un édito cosigné avec le Professeur Paul Dolan dans la revue Journal of Behavioral Economics for Policy, Steve Martin président fondateur de l’association, nous a fait l’amitié de répondre à quelques questions sur GAABS et l’importance d’experts dans l’application des sciences comportementales.

Fort de plus d’une dizaine d’années d’expérience dans l’application des sciences comportementales auprès d’institutions publiques et privées, Steve Martin est CEO de la société de conseil Influence at Work UK, coauteur, entre autres, du best-seller mondial “Yes! 60 Secrets from the Science of Persuasion”, responsable du programme “Behavioral Science in Business” à la Columbia Business School (NY), et intervenant régulier auprès d’universités prestigieuses telles qu’Harvard, la London School of Economics et la London Business School.

Pour commencer, pourriez-vous nous rappeler la définition des sciences comportementales appliquées ?

Steve Martin. - Les sciences comportementales peuvent être définies comme l’étude systématique du comportement humain et des stratégies pour le changer intentionnellement et de manière vérifiable en tirant parti des connaissances issues de domaines tels que l’économie comportementale, la psychologie sociale et les neurosciences. Les sciences comportementales dites appliquées consistent essentiellement à induire un changement de comportement.

En France beaucoup de professionnels ont entendu parler des nudges. Quelle différence faites-vous entre nudge et sciences comportementales appliquées ?

Steve Martin. - C’est une bonne question et il est probable que de nombreuses personnes auront une réponse légèrement différente de la mienne. Pour moi, un nudge fonctionne comme un déclencheur ou interrupteur en ce sens qu’il peut influencer de manière fiable une action ou un comportement. Il est également très important de préciser qu’un nudge ne doit pas restreindre nos choix. Il ne nous nous oblige pas à adopter un comportement mais il est conçu pour nous orienter vers un choix précis.

Par exemple, la recherche a montré que nos actions sont souvent influencées par les comportements que nous observons autour de nous. Si nous voyons sur le menu d’un restaurant une indication à côté d’un dessert disant «c’est notre dessert le plus populaire !», cela peut nous convaincre de choisir ce dessert. Les études démontrent que beaucoup d’entre nous vont être influencés par cette simple information et choisir de suivre le comportement de la majorité. Dans cet exemple l’indication qui accompagne le dessert est le nudge.

Je dirais que les sciences comportementales appliquées définissent le processus qui consiste à comprendre quel nudge ou série de nudges sont les plus utiles dans un contexte donné. Elles nous fournissent également les outils, à travers des expériences de terrain et des tests contrôlés, pour mesurer leur impact.

Pouvez-vous nous décrire l’association GAABS en quelques mots ?

Steve Martin. - GAABS est l’Association mondiale des professionnels en sciences comportementales appliquées. C’est la première organisation indépendante au monde représentant les intérêts des spécialistes des sciences comportementales qui travaillent principalement dans le secteur privé. GAABS est un effort collaboratif mis en place par un certain nombre de praticiens renommés et certains des plus grands universitaires du monde, dont le prix Nobel Daniel Kahneman, le professeur de Harvard Jennifer Lerner et le chercheur sur l’influence de renommée mondiale, le professeur Robert Cialdini.

Les membres de GAABS comprennent à la fois des scientifiques indépendants, des personnes travaillant dans de grandes entreprises ainsi que des consultants spécialisés en sciences du comportement comme SCIAM.

Qu’est-ce que l’association GAABS propose concrètement ?

Steve Martin. - GAABS offre un accès à un réseau mondial reliant de véritables spécialistes du comportement partageant des intérêts et des valeurs similaires. L’adhésion est le signe d’un engagement à maintenir les normes les plus élevées de compétences techniques, de connaissances, de conduite éthique et de pratique afin que les clients qui investissent dans une approche comportementale puissent être assurés de travailler avec un véritable expert. Quiconque missionne un scientifique en sciences comportementales devrait pouvoir comprendre ses références. Et l’adhésion à l’association GAABS constitue une référence utile.

L’association vient d’être créée. A ce stade nous construisons notre base de membres et organisons notre représentation locale sur les marchés du monde entier. Nous avons des adhésions dans 30 pays, ce qui en dit long sur la façon dont les sciences comportementales ont évolué au niveau mondial.

Pourquoi a-t-on besoin aujourd’hui d’une organisation telle que celle-ci dans le domaine des sciences comportementales ?

Steve Martin. - Il est peu probable que vous recommandiez à un ami de suivre les conseils juridiques d’une personne qui n’a aucune formation officielle et qui vient de lire un livre. On ne peut malheureusement pas dire de même pour les sciences comportementales. Il est difficile pour les entreprises qui souhaitent bénéficier des apports des sciences comportementales de trouver un praticien légitime, car la discipline se développe rapidement et n’est pas réglementée. Nous savons qu’un nombre croissant d’agences et de sociétés de conseil proposent désormais des services de sciences du comportement ; mais beaucoup d’entre eux n’ont aucune expérience du tout. Ils viennent de lire un livre et se marketent comme des experts du «nudge». GAABS a été mis en place pour sauvegarder et maintenir la qualité et les normes en sciences comportementales, représenter les intérêts légitimes des membres actuels et futurs et promouvoir les connaissances et les applications les plus importantes.

Pourquoi est-il si important de travailler avec des experts quand il s’agit de sciences comportementales. Quelle différence faites-vous entre un professionnel du marketing sensibilisé aux sciences comportementales et un véritable expert ?

Steve Martin. - Je dirais qu’à la différence des experts en sciences comportementales, les professionnels du marketing sont tout aussi susceptibles de s’appuyer sur la science que sur de simples intuitions.

A l’inverse, les scientifiques du comportement appuient leur raisonnement sur des preuves et ne considèrent pas seulement le changement de comportement qu’ils essaient de provoquer, mais aussi les conséquences possibles d’un tel changement. Ils prennent en compte la complexité du comportement humain qui est intimement lié aux relations sociales et dépend fortement du contexte. Les spécialistes du comportement sont également formés pour évaluer et mesurer les résultats tangibles d’une intervention plutôt que de se fier uniquement à des observations subjectives telles que “notre campagne a fonctionné parce que nos clients disent qu’ils l’ont vraiment appréciée”.

Quel risque voyez-vous à travailler avec quelqu’un qui n’est pas un véritable expert en sciences comportementales ?

Steve Martin. - Je pense à un exemple précis pour illustrer cela : employer des mamans adolescentes comme messagers pour tenter de sensibiliser les adolescentes aux dangers d’une grossesse précoce.

C’est une approche qui a été adoptée par un certain nombre de décideurs politiques et qui semble une solution intuitivement sensée et pragmatique. Mais des études ont montré que cette approche aggrave le problème, au lieu de le résoudre. Suite à ces interventions, certaines adolescentes voient la maternité comme un moyen d’établir une identité adulte, de satisfaire leur désir de se sentir nécessaires et d’obtenir un soutien financier et elles étaient finalement plus susceptibles de tomber enceintes et d’éviter activement la contraception.

Cet exemple illustre le danger de suivre l’intuition plutôt que la science. Nous avons d’ailleurs un nom étrange pour désigner cela : «ISLAGIATT». Cela signifie « It Seemed Like A Good Idea At The Time » que l’on peut traduire par « ça semblait être une bonne idée sur le moment. »

Pour finir, quel est selon vous l’avenir des sciences comportementales ?

Steve Martin. - À mesure que les sciences comportementales se développent, je crois que nous allons de plus en plus nous concentrer sur les plus grands challenges de ce monde. Bon nombre de problèmes auxquels nous sommes confrontés dans le monde ne sont pas des problèmes de technologie ou d’ingénierie mais des problèmes liés à l’humain. Le changement climatique, la réduction de notre dépendance aux combustibles fossiles, la réduction des déchets sont intrinsèquement liés aux comportements humains. Les spécialistes des sciences comportementales font probablement partie des personnes les mieux placées pour comprendre et résoudre les problèmes humains liés à ces défis d’envergure.

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Alice Soriano
SCIAM
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Docteur en psychologie cognitive — consultante en sciences comportementales