Anachroniques* Japonaises

Marie-Sarah Adenis
Scribe
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4 min readOct 13, 2017

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§.I Philharmonie des corps

Mes retrouvailles avec la France ont un goût de pagaille.

C’est au moment de quitter le Japon que je comprends l’une des nombreuses énigmes que j’ai traversé sans vraiment m’en rendre compte. Je réalise que ce qui vient de se jouer pour moi est diamétralement opposé aux silhouettes des français sur le point d’embarquer sur le vol retour. Je mets alors le doigt sur l’étrange étrangeté qui m’a accompagnée les dernières semaines. Car les corps qui surgissent tout à coup sont comme des pantins mal graissés, des êtres mus par un langage que je ne comprends plus et qui, littéralement, me fait mal aux yeux.

Je sais bien qu’ils me tendent le miroir de ce que je suis mais je résiste dans un premier temps à me confondre avec cette maladresse décomplexée qui soulève en moi comme une espèce de tendresse pour ces êtres en recherche. Recherche inavouée d’une justesse qui échappe car le corps raconte sa propre volonté, se dissociant souvent de la parole qui s’entend dire trop tard. Je regarde, épouvantée, ce spectacle décadent. Les corps disent toute l’intranquillité, l’incomplétude d’un désir qui pousse de tous les côtés sans direction claire en une confusion alimentée par des gestes désorganisés, arythmiques.

Les japonais m’avaient calmé la vue à force de compacité, d’unicité, de linéarité dans leurs intentions que chaque mouvement venait confirmer, de la tête aux pieds.

Aucun mouvement ne m’avait semblé désordonné, déstructuré, incongru, rien qui n’ait attiré mon attention, rien qui ne chahutait, ni à gauche ni à droite. Il ne semblait y avoir qu’un centre de gravité commandant aux silhouettes graciles tandis que je nous sens agités par mille contractions qui cherchent sans repos le centre que nous avons perdu.

Au Japon tout converge. Le monde trouve son centre en son île, le drapeau se contracte en un rond où toutes les distances s’égalisent et les japonais eux mêmes se concentrent vers un point invisible qui dompte la chorégraphie des corps. En rythme et avec grâce. L’ensemble des êtres forme un tout harmonieux et solide.

Ce qui s’était d’abord réjoui dans mon regard à mon arrivée, s’était accoutumé et peu à peu ennuyé comme se lassent les poissons rouges qui tournent à en devenir fous sur certaines estampes. La musique des corps s’était enregistrée en moi avec une simplicité déconcertante. Mon regard s’était alors posé tout au fond de lui-même, confiant, vaquant à d’autres chasses visuelles énigmatiques puisque les corps ne trahiraient pas leurs habitants sauf à en dire le poids des traditions qui pèsent de tous leurs millénaires sur les corps imperturbables. Silhouettes accordées, encordées (mais ça c’est une autre histoire).

Mon regard devint rapidement plus profond. Comme si d’ordinaire j’étais exorbitée, littéralement projetée à l’extérieur de moi-même, prête à toutes les offenses visuelles. Car maintenant je le sais, mon Occident est offensif. Il entame la sérénité et transforme sans prévenir n’importe quelle situation en arène où l’inattendu se donne en spectacle. Chaque chose menace de se détourner, de diverger, de se rompre, de rire aux éclats, de faire volte face, de se pâmer, rougir, crâner, crier, de se débattre car il n’y a pas de partition commune ou du moins personne ne semble y prêter attention. Un corps crispé peut avoir à faire à un corps exalté et ni l’un ni l’autre ne cédera malgré les moments de mimétisme réflexe.

Les corps se voient à travers les neurones miroirs qui se saluent et cherchent à se comprendre en simulant la mécanique de l’adversaire. C’est précisément cette résonance de la dissonance, en chemin vers l’harmonie, qui me touche, bien plus que l’harmonie elle-même. C’est cela qui se joue lorsque l’orchestre, avant le concert, ne s’est pas encore accordé. Quelques instants où les instruments se cherchent dans le tumulte le plus exaltant qui soit.

À peine assise dans l’avion, et voilà que fusent les voix épaisses de ceux qui veulent faire entendre leur singulière relation au Japon en vantant leurs aventures. Ceux qui râlent, se plaignent d’un retard ou imposent leur conversation téléphonique à tous. J’aimerais crier, les étriper, mais je me retiens car je veux demeurer encore un peu japonaise et ne pas céder si facilement à la méditerranéenne qui est en moi.

Alors mon volcan, paisible en surface mais bouillonnant au dedans, attendra que l’on survole cette région où mes ancêtres m’ont bricolé ce caractère de braise.

Question d’alignement. Il faut bien remettre d’aplomb l’attitude avec l’altitude.

Anachroniques* à venir
§.II Le kanji du rire et de l’oubli §.III Désorientation chronique §.IV Des samouraïs au Kawai §.V L’heure de gloire de la brindille §.VI Emoticônes votives §.VII Le Nô au pays du Haï §.VIII Ex-traditions §.IX Le petit oiseau qui chante quand je baisse ma culotte §.X L’art de couper les cheveux en quatre §.XI Le Japon débridé §.XII Errances solaires §.XIII Sexe à piles §.XIV Bas les masques

*en référence au merveilleux livre de Nicolas Bouvier, Chronique Japonaise.

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