Avec le temps

Joëlle Tremblay
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4 min readAug 8, 2017

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“Préparer l’avenir ce n’est que fonder le présent. […] Il n’est jamais que du présent à mettre en ordre. À quoi bon discuter cet héritage. L’avenir, tu n’as point à le prévoir mais à le permettre.” (St-Exupéry, Citadelle, LVI)

On en parle en terme d’agenda, d’alertes pré-programmées et de to-do lists. De tâches ménagères, routinières et plates. De longueur et de rapidité, de frénésie et de pause. Que ce soit en jours, en heures, en semaines ou en mois, il reste le même, soit celui qui nous file entre les doigts, celui qui déjà n’est plus. Il nous semble d’ailleurs de plus en plus évanescent, tel un mirage duquel on se réveille bien souvent trop tard au moment où l’instant prend tout à coup tout son sens, battant la mesure d’un souffle qui disparaît.

Le réel nous est si commun qu’il nous est difficile d’en parler. Rien de plus exigeant que de transposer en mots ce que l’on pense connaître. Dans cet état de fait, le lien intime entre la pensée et le langage ne peut qu’être probant. Lorsqu’il lui est demandé de parler du temps, St-Augustin répond dans ses Confessions par une affirmation résumant à elle seule la tâche de la philosophie (je paraphrase): « Je sais ce qu’est le temps. Or, lorsqu’il m’est demandé d’en parler, je ne sais quoi répondre. »

St-Augustin expliquera que cette difficulté vient, entre autre, du fait que bien que nous vivions à travers lui, nous l’ayons réduit à une mesure — ce qu’il n’est pas. Pour qu’il y ait mesure, il faut qu’il y ait trace. Cela impliquerait que le futur ait déjà eu lieu pour qu’une telle assertion soit vraie.

La triade qui le compose est bien connue: passé, présent et futur, mais que peut-on dire de lui, demande-t-il, si le passé est un temps qui n’est plus, si le futur n’est pas encore et si le présent dont on parle déjà n’est plus?

Nous sommes reconduits à parler du temps en terme d’instants, d’un instant présent qui toujours est autre. Nous le savons, car nous en faisons l’expérience, le présent est changeant. Il est cet instant qui passe à un autre et ce, continuellement. Il ne peut être un instant présent qui dure sans changer. Si tel était le cas, nous serions hors du temps, c’est à dire dans l’éternité. Qu’est-ce qu’est le temps, nous demande en creux St-Augustin, si ce qui le constitue n’est plus, n’est pas encore et déjà n’est plus? Il répondra que le futur est présent en ce sens qu’il est là dans l’attente que nous avons de lui et le passé l’est tout autant dans la mémoire que nous avons sur lui.

Photo by Umberto Cofini

A travers les âges, nous n’avons pas changé de posture face à la fuite constante du temps. Nous tentons avec les moyens mis à notre disposition de le capter pensant bien naïvement que nous allons le retenir. La capture du présent, nous le faisons constamment en l’instagrammant, en le twittant, en le facebookant. Laissant la mémoire s’occuper d’autre chose, nous documentons le présent dans un réceptacle externe.

Si nous croyons y voir là un élan de conservation et de préservation du présent nous permettant de mieux agir sur le futur, nous nous trompons sur toute la ligne. Comme le disait si bien Hegel, pour qu’il y ait conservation, il faut qu’il y ait transformation; c’est ce qu’il appellera l’Aufhebung. Cette transformation des impressions du présent pour qu’elles deviennent souvenirs permettra à la pensée de s’y nourrir. C’est ainsi que la mise en conserve du passé (pris au pied de la lettre) effectué par notre mémoire alimente notre pensée pour nous permettre d’avoir une vue nouvelle, c’est à dire nourrie de ce qui a été, sur le présent et conséquemment sur le futur. Sans transformation, il n’y a pas conservation, même pour les souvenirs.

“La capture du présent, nous le faisons constamment en l’instagrammant, en le tweettant, en le facebookant. Laissant la mémoire s’occuper d’autre chose, nous documentons le présent dans un réceptacle externe.”

Les inscriptions que nous laissons sur le web sont faites dans la volonté de laisser une trace mémorielle pour nous. Or, qui se souvient de l’ensemble de ses statuts FB, de ses tweets, de ses instagrams? En réalité, en documentant frénétiquement le présent, elles deviennent creuses, dépouillées de leur nature de consignation, elles n’ont rien, pour nous individuellement, de la trace qu’il pourrait advenir dans la mémoire pour qu’il y ait souvenir.

Pour qu’elles redeviennent traces, il faut des entreprises comme Nexalogy qui les analysent et les synthétisent, autrement elles se perdent dans l’oubli. Ce qui nous fait dire qu’on est bien loin d’une «mémoire vive» que l’on attribue généralement à la machine que nous avons créée.

Et puisque nous avons extirpé la mémoire de notre pensée — la faisant trôner dans un objet extérieur à nous — elle ne peut nourrir notre intelligence en lui permettant de prendre avec elle le présent (comprendre) et conséquemment rendre les possibles envisageables. Sans mémoire, nous reléguons le passé à peu de choses; enflant exagérément le présent ce qui réduit le futur à de courtes vues.

Or, pour agir dans le temps, il nous faut retrouver cette part de mémoire que nous délaissons volontairement afin de préparer le futur en agissant dans le présent pour ce qu’il est.

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Joëlle Tremblay
Scribe
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Philosophe, mais aussi professeure, chroniqueuse, conférencière et consultante en philosophie. Et parfois auteure.