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Ce qui peut être fait

Joëlle Tremblay
Scribe
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4 min readJun 29, 2017

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«A certaines heures, la campagne est noire de soleil.» (Camus, Noces à Tipasa)

Notre monde est complexe. Nous nous plaisons à le dire, voire même à le scander. Ce constat nous permet de nous confondre en excuses devant notre incapacité à le prendre à bras le corps. Nous prétextons à juste titre, la course effrénée, la carrière, la famille, le trafic, les horaires et le peu de loisirs… évitant de nous engager ailleurs, dans ce qui compte vraiment. Nous répondons en nous aveuglant de tout, prétextant l’absence de prise envers la machine en marche, l’ordre préétabli, le chemin qui suit son cours.

Qu’y aurait-il mieux à faire, de toute manière, dans notre vie quotidienne? Pourquoi changer quelque chose alors que tout tourne sans notre consentement? ou plutôt, par notre consentement tacite, du fait que nous n’y comprenons rien? Nous répondons au monde par un excès de silence.

La seule réponse qu’a trouvé l’homme prenant acte de son pouvoir sur le monde, et sur la perte de sens qui l’accompagne, a été d’accepter le règne de la démesure, comme une réponse à la perte de contrôle dans le calcul des conséquences. Ne pouvant ni croire ni prendre à partie la possibilité que la combinaison de nos actions puisse, un jour, avoir un tel impact, nous avons continué, un peu plus chaque jour, dans notre aveuglement démesuré. Bien entendu, nous entendons scander des slogans, voyons naître des révolutions; nous entendons le cri de cette grande « indignation ». Nous ne sommes pas plus avancés dans la construction de ce qui nous reste de monde. En fait, nous dit Camus, dans les deux cas, nous le refusons complètement.

“Nous répondons au monde par un excès de silence.”

Agir comme nous le faisons, c’est mettre à mal les lois inhérentes du monde; le combattre par la négative, c’est perdre son temps à combattre quelque chose qui ne changera jamais ! Nous croyons à tort que tout nous est possible, que l’homme a hérité de cette suprématie sur le monde des choses, de sorte qu’il peut le façonner à son bon désir, à ses besoins — oubliant du même souffle l’ordre naturel des choses. Ce désir éperdu de contrôle de notre monde s’ancre dans une posture intellectuelle propre à l’homme moderne, duquel provient cette ferveur — que l’on peut tout, à tout moment et en tout lieu.

De notre incompréhension du monde prend racine ce qui nous empêche d’agir humainement face aux défis qui nous sont posés. Pour agir dans le monde, il nous faut le comprendre, du moins en partie. C’est tout d’abord un acte de la main, du corps ; c’est ainsi que nous jaugeons ce qui nous est possible de faire.

Certes, les lois physiques de l’univers ont pour nous un aspect presque naturel, du moins, culturel: nous anticipons l’absurdité des tentatives de ceux qui cherchent à s’envoler sans équipement adapté. Or, quand on en vient aux lois naturelles de l’éthique, ce qu’on appelle des principes (de justice ou d’équité), tout à coup, tout vacille ; nous n’acceptons plus dans notre monde post-post-moderne (le ridicule ne tue pas) la transcendance. Nous avons tué Dieu et avons jeté par le fait même le transcendant, croyant que c’était la même chose.

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Camus n’est pas fataliste, ni cynique face au monde. Au contraire, il est peut-être le seul écrivain de l’absurde à avoir gardé l’espoir du soleil du midi, l’espoir en ces jours meilleurs, l’espoir en l’homme pour ce qu’il est. Selon lui, la seule manière de changer les choses, c’est certes de refuser ce qui se passe, tout en lui disant oui. Un oui de refus! C’est seulement par cette prise en compte viscérale du monde que la création sera possible.

Or, dire oui au monde, c’est savoir dire qu’il y a des choses qui ne se font pas, qui sont mal par nature, que l’on n’acceptera jamais peu importe où l’on se trouve. Le relativisme éthique amène en son sillage, qu’on le veuille ou non, toutes les atrocités inimaginables qui seraient justifiables du seul fait de ramener l’éthique à une convention. Dans la pièce de théâtre les Justes, Camus met en scène des révolutionnaires dont un poseur de bombe. Ce dernier devant lancer l’engin explosif sur le carrosse du duc ne le fera pas, car il était accompagné d’enfants. «On ne tire pas sur des enfants», dira le personnage. (Il lancera sa bombe une semaine plus tard, dans un autre contexte).

“Nous avons tué Dieu et avons jeté par le fait même le transcendant, croyant que c’était la même chose.”

Accepter le monde tout en le combattant, c’est comprendre aussi que toute chose ne va pas de soi, qu’il y a des interdits inhérents et que l’on doit, à ce minimum près, respecter tout un chacun du seul fait qu’il est humain. Perdre de vue cet horizon, c’est naviguer dans les eaux troubles et croire qu’en réponse à l’absurde, nous pouvons tout.

Dès lors, en dépit de la complexité du monde, où les problématiques sont telles que nous ne pouvons y voir clair par nous-mêmes ayant besoin de l’avis éclairé et posé de plusieurs, que pouvons-nous et devons-nous faire pour lui dire oui tout en refusant qu’il se défasse? « Héritiers d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression », nous sommes appelés par le monde à lui répondre dans la mesure de nos actions humaines.

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Joëlle Tremblay
Scribe
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Philosophe, mais aussi professeure, chroniqueuse, conférencière et consultante en philosophie. Et parfois auteure.