Contre-culture et bons élèves

Agir rationnellement dans un système qui ne l’est pas

Anne-Laure Frite
Scribe
Published in
10 min readJan 18, 2018

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Gothisme & Clopes

Elève moyenne, écoles publiques. Maternelle rigolote, primaire sympa, collège pourri, lycée génial. Hartley Coeur à Vif, Malibu coco, action ou vérité, Camel, Basic, Fluide Glacial et Mister Freeze. La routine. Sécher pour voir ce que ça fait. Vouloir apprendre à conduire avant l’âge, parce qu’on a vu Taxi. Noir Désir, IAM, les rengaines de Tryo à la radio. Mano Negra, System of a Down, Marilyn Manson. Envie de bouffer le monde.

Et puis cette grande passion pour la géographie, et cinq merveilleuses années d’université, contre l’avis des conseillers d’orientation qui voulaient m’envoyer à Sciences Po. Après une profonde conversation de trois minutes où j’argumentais que “NON”, mes parents n’insistèrent pas.

Je n’avais aucune raison valable à l’époque pour refuser d’y aller, ni de préférer un avenir incertain de géographe à l’université sur la base d’une vague intuition. J’avais les notes, j’avais “le dossier”, et une recommandation de la principale du lycée pour foncer couvrir mes professeurs seine-et-marnais de gloire éternelle là bas, dans la “grande” école.

Mais non.
Les fonds d’amphi crasseux et les rétro-projecteurs moyenâgeux, c’est mon truc. Strapontins qui grincent, plafonds qui fuient, copies doubles et pupitres défoncés. J’ai toujours été un peu grunge. Plutôt Kurt que Mylène. Je portais des Ellesse noires comme celles des militaires, usées jusqu’à la trogne à cause des kilomètres que je parcourais en raclant le bitume du poids de mon cynisme.

Surtout je ne supportais pas les horaires, ni les mecs qui sourient trop. Méfiance aussi envers ceux qui imposent, dès la dissertation du concours d’entrée, de prendre une décision sur la base d’une thèse-antithèse développée pendant deux heures. Un mec fort, c’est un mec qui tranche. Pas un faiblard de scientifique prudent, hésitant, qui dira “oui mais pas tout à fait… il faut cependant nuancer, c’est complexe…”. Chez les politiques, aux chiottes, la science ! Avec les résultats qu’on connait aujourd’hui.

Les “sciences” politiques n’avaient donc rien de scientifique. Je n’avais jamais fait de sciences au sens universitaire, mais à l’époque je l’avais déjà compris.

De toutes façons je n’avais pas le profil.

Cheveux noirs gothique, filasses. Oreilles percées de quatre ou cinq trous chacune. Dont le fameux “tout en haut”, à travers le cartilage, pour insérer un anneau du meilleur effet, voire une chaînette ou une petite pointe les jours de fête. Fringues noires, long manteau noir. J’avais les yeux bleus et je n’hésitais pas à m’en servir. Mascara noir, crayon noir, rouge à lèvre foncé. 50 kilos toute mouillée (avec les chaussures qui devaient en faire au moins 2 ou 3), une dégaine de fil de fer et un humour resté largement incompris à ce jour.

Je roulais des clopes plus vite que mon ombre. J’avais un Zippo, chromé avec tête de mort. Mes fringues puaient l’essence qui gouttait sans relâche dans ma poche, s’échappant du briquet stylé mais dangereux. La classe intersidérale.

Mon chien n’avait d’égal que la noirceur de mon âme : un superbe beauceron X doberman d’un mètre au garrot, d’origine inconnue voire suspecte, adopté dans le dos de mes parents à la S.P.A. du coin sur un coup de cœur.

L’histoire taira le fait que cet adorable toutou nommé Zippo (obviously) est devenu quelques années plus tard le chien de compagnie de mes chers retraités de parents que l’on regarde désormais de travers le Dimanche en forêt de Fontainebleau. J’eus plus tard un premier petit copain que mes parents n’adoptèrent pas du tout, lui. Mais passons.

Science sans conscience…

Tout ça pour dire que j’ai suivi mon intuition et que plus le temps passe, plus je m’en félicite car la géographie est devenue tout ce qu’il me reste de cette personne immature, idéaliste, fragile comme un brin de paille, enragée par défaut. Cette personne qui avait déjà compris beaucoup de choses mais qui n’osait pas encore y croire, cachée derrière ses habits tout noirs.

Derrière les cheveux corbeau se cachait pourtant un émerveillement sans faille pour la pensée et la vie. J’aimais la philosophie, les sciences du vivant, mais surtout la cartographie, l’écologie, les sciences de la Terre. Ces cinq années m’ont donné des bases solides pour comprendre le fonctionnement global des écosystèmes, des sociétés, la notion de territoire, l’importance symbolique du paysage, les liens historiques entre la nature et l’Homme, les espaces et les sociétés, les cultures et les territoires.

Accessoirement, quelques bases en géologie, pédologie, sociologie, aménagement du territoire et urbanisme, lecture de paysage, course d’orientation (pas toujours volontaire) sur les nombreux terrains arpentés avec profs et copains étudiants en climat méditerranéen, océanique, tempéré humide et j’en passe.

Quelle ne fut pas ma stupeur en constatant, mon diplôme de géographe en poche, qu’aucun métier de ce nom n’existe dans notre société. Comment une science peut-elle être si extraordinaire et ne mener à …. “rien” ?! C’est impossible !

Un psychologue existe. Un historien existe. Un ingénieur existe sans aucun doute. Mais alors un géographe, autant te dire que même la psychologue du travail rencontrée récemment m’a regardé de travers (j’ai 33 ans les mecs, je précise)(j’ai tombé la teinture noire et les piercings).
“Ah ben oui mais franchement, quelle idée aussi”. M’a-t-elle dit. Sans sourciller.

Quelle idée, hein ! BAC + 7, au moins aussi respectable en tant que scientifique que ma chère interlocutrice qui se contente de faire du bilan de compétence à la chaîne sans rien saisir des identités qu’elle a en face de sa table en granit vernis. Sait-elle au moins la valeur d’un tel granit ?

SAIT-ELLE QU’IL S’AGIT DE GRANIT ou pense-t-elle qu’ils s’agit d’une vulgaire résine Ikea ? Et de l’hérésie d’abîmer une si belle roche métamorphique issue de millions d’années de fusions et de refroidissements dans les entrailles de la Terre pour poser son mug “Je suis psy et je me soigne” ? Bordel de merde, y’a des jours où mes Rangers militaires me manquent. J’ai envie de refaire péter la gabardine et de distribuer des coups de battes comme dans les clips.

Mon identité maléfique me manque.

Notabene : Maintenant j’écoute Boris Bretcha pour nourrir la noirceur de mon âme. C’est efficace aussi. Ou alors ça.

Ça fait 10 ans que je tourne en rond, à la recherche d’un moyen d’exister comme géographe. Je suis partie au Canada. J’ai tenté un doctorat là-bas, qui n’a pas abouti, car pas en géographie mais en études urbaines (une longue histoire de paperasse et de contraintes bureaucratiques).

J’ai tenté la startup (rentrée pour faire de la saisie de donnée géographique…sortie avec un salaire exubérant et un ensemble de rôles restés flous à ce jour). Je suis revenue, j’ai fait de la vulgarisation et du conseil autour du sujet de la migration de retour. De là l’envie de remettre le nez dans le savoir scientifique et géographique a refait surface.

Et voilà que je retombe sur la permaculture.

Cultiver la vie (sans grand manteau noir)

Science, philosophie, éthique, méthode d’aménagement des espaces et des territoires “par le bas”. Contre-culture, peut-être pas. Voie alternative, certainement. Plus pour très longtemps. Évoluant en dehors de toute dimension institutionnalisée, complètement ignorée du monde marchant, politique et même scientifique (en France), la permaculture fédère des esprits libres, curieux, des bricoleurs, des pionniers, des farouches d’indépendance, mais surtout des amoureux de la Terre et beaucoup, beaucoup plus de scientifiques qu’on pourrait le croire.

Déchus par la voie classique, conscients plus que les autres de l’urgence d’agir efficacement, avec une pensée et une éthique qui tiennent la route, pour remettre du bon sens et de l’humilité dans nos manières de vivre. Allier l’action sur la terre à la réflexion sur la Terre.

  1. Prendre soin de la Terre
  2. Prendre soin des Hommes
  3. Partager le fruit du travail / les récoltes

Des principes d’une simplicité enfantine.

Inventée par deux australiens dans les années 1970 (Bill Mollison et David Holmgren), la permaculture a permis la construction d’une pensée complexe, très riche, mais aussi d’une éthique de vie durable, laissant sur Terre la place à toute la vie et toutes les vies de cohabiter en paix.

Bien au-delà du “développement” que l’on nous promet “durable” (et sachant que c’est impossible), il s’agit de repenser la nécessité de “développer” (quoi ? comment ? pour quoi faire ?). De repenser les rapports production / consommation. De porter un regard différent sur ce qui nous entoure.

À commencer par REGARDER ce qui nous entoure. Sentir, écouter, observer. Respecter le vivant, ce qui est. Écouter ce qui, en soi, dit bien souvent “Non, je n’ai pas envie”. “Nope, that does not feel right”.

Mais surtout nous réapproprier notre propre pouvoir, en tant qu’individus, que collectifs auto-constitués, que collectivités intelligentes mues par une éthique commune qui agit en faveur de la perpétuation de la vie et rien d’autre.

Au bout de trois semaines de MOOC en design permaculturel, je suis enfin revenue sur les pas de mes premières passions géographiques devant la carte du monde.

Des bribes de jardins permaculturels vus en Nouvelle-Zélande, lors de quelques expériences de WWOOFING, me reviennent. Je réalise que ceux qui connaissent et qui aiment vraiment la Terre font rarement partie du système. Ils ont rarement un emploi, consomment peu, et surtout autrement. On ne parle jamais d’eux, en tous cas pas dans les circuits et médias officiels. Il faut se déplacer, aller dans les fermes, rencontrer, apprendre par la transmission du savoir mais aussi du “faire ensemble”.

C’est ce qui m’avait attiré, moi et une vieille Mitsubishi conduite à droite, à parcourir les campagnes d’Aotearoa en quête d’une manière intelligente de respecter la vie. Où consacrer ses énergies au vu du contexte de notre époque ? Sortir la tête de ce qu’on a appris et de ce qu’on nous dit de faire “par sécurité” pour évaluer objectivement ses besoins financiers, matériels, sécuritaires aussi.

Combien de fois me suis-je dit : “si ça ne tenait qu’à moi, je n’aurais qu’un camion ou une petite cabane, un grand jardin, et beaucoup d’amis. J’aiderais les gamins du coin à faire leur devoir gratos, j’irais au village au bar discuter de temps en temps”.

Combien de fois me suis-je dit, “si ça ne tenait qu’à moi”.
Jusqu’à ce que je comprenne que ça ne tient qu’à moi, désormais.

Il n’y a pas un seul emploi qui me permettra de mettre à profit l’ensemble de mes compétences et de ma vision pour servir la vie et le vivant. Même au sein des universités, même au sein des bureaux d’étude, même sur les territoires, dans la fonction publique, dans le privé, le plus dévoué des amoureux de la Terre ne peut agir pleinement.

Appliquer l’agenda 21 à la mairie du coin n’a finalement qu’un impact minime, au prorata des 40 heures consacrées par semaine par la personne qui occupe le job, à côté d’un seul citoyen permaculteur engagé dans une petite production vivrière, la transmission des connaissances, le bénévolat, le partage des récoltes avec ses voisins et/ou la diffusion des principes de la permaculture dans son quartier ou au-delà.

Concrètement : ça fait trois semaines que je sors dans mon jardin en ayant l’impression que tout est devenu possible. Bien sûr, je jardinais déjà avant. Je porte en moi cette intuition, toujours la même, le cynisme en moins. J’ai grandi maintenant. Je suis devenue plus pragmatique.

En fait, j’ai réalisé que le pragmatisme est le meilleur allié de l’utopiste : parce qu’on peut faire quelque chose tout de suite, ici, maintenant. Quelque chose d’intelligent, d’éthique, mais de simple. Et chaque petit pas simple rapproche de l’utopie. Avec en plus la sensation fabuleuse d’enfin agir et de se remettre en mouvement, aligné avec la vision que l’on porte.

Pailler un coin de pelouse avec des feuilles mortes pour nourrir le sol. Se faire un coin de potager, designer chemins et cheminements pour gagner en efficacité. Rencontrer les permaculteurs du coin, déjà en action depuis un petit bout. Repenser son jardin non plus comme une simple pelouse inutile mais comme le terreau d’un lieu vivant, nourricier, lieu de transmission du savoir et de partage. Avenir professionnel, personnel, familial. Bien plus riche et résilient que de tout miser sur un seul emploi, une seule structure, une seule logique.

Maximiser les effets de bordure, là où la biodiversité est la plus riche. Stocker l’eau de pluie ? Ça me paraissait compliqué. Deux heures plus tard, moi, mon break et un plan téléchargé sur le web, on repart avec deux cuves, trois bouts de caoutchouc et un robinet. Je vais pouvoir stocker 350 litres. De quoi arroser le jardin tout l’été.

Petite action, grand changement.

Installer un composteur gratuit, fourni par la commune, à condition de s’inscrire sur la liste. En un an, j’ai déjà un mètre cube de compost que je vais pouvoir utiliser pour semer les légumes de cette année.
Tout est lent, mais tout est cohérent.

D’abord le MOOC, cet été le cours certifié de Design en permaculture (CCP). Plus tard ? Pourquoi pas le diplôme de permaculture, le design de micro-fermes, de forêts jardins, de lieux publics, de petits jardins vivriers. Former d’autres citoyens permaculteurs en devenir, ici même, sur cette pelouse qui va changer de sens et de destin d’ici quelques mois.

Tous les principes sont là. Ils sont porteurs d’un avenir collectif, soutenable, intelligent et enfin, enfin, ENFIN respectueux des lois du vivant. Proche de la Terre et de ses lois, du fonctionnement si complexe et passionnant que nous ignorons tant, depuis si longtemps. Accessible à tous.

Je vais suivre cette piste enfin retrouvée. Cesser de chercher une issue raisonnable dans un système qui ne l’est pas apparaît ENFIN comme un acte sensé.

On se tient au courant.

Géographe de formation, écriveuse et permacultrice en devenir, Anne-Laure est la fondatrice de retourenfrance.fr et l’auteur du Guide du retour en France. Elle anime une communauté d’entraide pour les personnes revenues de l’étranger sur les média sociaux.
Lui écrire : annelaure(at)retourenfrance.fr

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Anne-Laure Frite
Scribe

Passionnée par les Internets, je tente régulièrement de devenir chercheuse universitaire ou écrivain célèbre sans jamais y parvenir.