De la soupe pour les cœurs brisés /3

Valentin Vieira da Silva
Scribe
Published in
4 min readOct 5, 2018

J’ai appris à pleurer très tard.

Ce n’est pas quelque chose qui me semblait naturel — ou facile.

Et puis je me disais aussi que ce devait certainement être la preuve de ma maturité.

Que les autres pouvaient pleurer mais moi non.

Moi, j’étais capable de voir le monde à travers les larmes et d’écouter ce qui se disait.

Il y a quoi, quatre, cinq ans nous étions dans un bus avec la fille avec laquelle je vivais à l’époque.

Nous étions en train de traverser des montagnes.

Dis comme ça aujourd’hui ça me fait rire parce que oui, on traversait des montagnes, et notre couple aussi traversait des montagnes, avec plus ou moins de bonheur.

Ce que je veux dire par là c’est que ce n’était pas très facile entre nous à ce moment-là.

Dans le bus, elle somnolait dans les virages et puis, d’un coup, elle me parla de nos débuts — les débuts de notre relation.

Après toutes ces années, cela nous semblait lointain et presque drôle.

Elle me parla d’un souvenir qu’elle avait gardé en elle comme le souvenir d’un temps qui s’était envolé, d’un temps où tout pouvait encore l’émouvoir dans notre relation.

Le souvenir d’une plume, quelque chose de léger et de pas sérieux.

Je ne sais plus trop ce qu’elle me raconta après mais je sais qu’elle me posa une question.

Et toi, tu en penses quoi?

Est-ce que tu te souviens de tout cela?

Une question comme ça.

Je crois que je lui ai répondu en lui parlant de nos débuts tumultueux et la relation hachée qui était la notre lorsqu’on avait commencé à sortir l’un avec l’autre.

Puis je lui dis un truc qui me sembla la chose la plus véridique qui pouvait sortir de ma bouche ce jour-là.

Je lui dis qu’au tout début, quand on n’arrêtait pas de s’engueuler, de se séparer pour mieux se rabibocher, je me souviens dans toute cette période de crise et de remise en question, une période belle et excitante vue d’ici aujourd’hui, je lui dis que lorsqu’on s’engueulait au tout début, quand je voulais dire quelque chose, je me retenais, et je disais l’inverse de ce que je voulais dire, exactement l’inverse, et que cela était vraiment la manière de prendre soin de ce miroir fragile qu’était notre relation balbutiante.

Parce que (aussi étrange que cela puisse paraître) l’inverse de ce que je voulais spontanément dire ou faire était à chaque fois la réponse juste à apporter à l’instant.

Elle parut blessée lorsque je finis par lui dire cela.

Je tentai une explication mais je crois que, ce jour-là, c’était déjà trop tard dans notre relation et même si demeurait une forme de tendresse entre nous, nous savions en nos forts intérieurs qu’il était temps de se quitter et que tout ce que nous faisons aujourd’hui c’était simplement apprendre à se dire au revoir.

Lorsque je repense à ce que je lui ai dit dans ce bus, je crois que, mieux que toutes les explications plus ou moins bidons que j’aurais pu lui dire, tout ce que je voulais qu’elle entende et tout ce que je voulais moi-même entendre de ma bouche, c’était qu’être avec elle était un effort, c’est sûr, mais que j’étais prêt à tout, quoiqu’il en coûte, pour maintenir ce fil étroit et fragile qui nous unissait.

Prêt à tout pour que quelqu’un à mes côtés puisse être là pour témoigner de ce que je suis au quotidien, de ce que nous sommes ainsi, tous les deux, ensemble.

En vérité, tout ce que je voulais qu’elle sache, c’est que cet effort, je le ferai encore et encore, inlassablement, si cela nous aurait permis de rester, de mieux nous entendre, mieux nous comprendre.

Car c’est le seul effort qui me semblait juste et important, parce que ses conséquences finissent toujours par ruisseler sur le reste de notre vie.

Lorsque nous nous sommes séparés, je me souviens, je me suis mis à pleurer.

Je me suis mis pleurer, comme on peut dire:

L’hiver s’est levé

ou bien

La neige tombe

Je me suis mis à pleurer comme une saison silencieuse et j’eus à ce moment-là l’impression de passer des jours entiers à pleurer.

Oh, je ne pleurais pas tant sur notre relation ou la fin de notre relation que sur tout ce que ce vide me permettait enfin de voir, de vivre et de découvrir.

Depuis lors, il m’arrive de temps à autre de verser des larmes comme cela, sans raisons.

Comme le souvenir d’un apprentissage douloureux et nécessaire, un hommage rendu à une époque désormais révolue.

Généralement, quand ça arrive (de pleurer sans raisons), je me mets à rire franchement sans trop savoir pourquoi non plus.

Et ce qui m’amuse c’est que lorsque cela arrive, je suis tout autant ignorant de la source et de l’origine de mes larmes que de celle de mon rire.

Peut-être que ni l’un ni l’autre ne m’appartiennent après tout.

Et je me dis alors:

Ce qui vit en moi est tellement plus Grand que moi

Et je me dis alors:

Je suis en vie

La peinture est de Morris Louis.

Son titre est Beta Lambda.

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