Dis-moi, c’est la Terre qu’on entend chialer ?

Jean-baptiste Jlt
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18 min readOct 27, 2017
Photographies : Saryal Dariya Kun

Est-ce que tu sais le moment où tout a commencé ? J’veux dire, la date exacte du début de l’Histoire ? Moi, je ne sais pas trop. Est-ce qu’on tient compte du Big Bang, de la bouillie cosmique qu’il a engendrée, de l’apparition des premières bactéries et organismes vivants ?

Un soir, maman a élucidé la question.

- C’est quoi l’Histoire ?

- Celle que je t’ai racontée hier ?

- Non, la grande, la vraie, celle dont Madame Buchet nous parle en classe.

- C’est le passé. Tout ce qui est révolu.

- Tout ?

- Tout.

- Mais qui la raconte ?

- Les gens compétents, les historiens.

- Parce qu’ils l’ont vécu ?

- Pas forcément.

- Alors comment ils peuvent tout savoir ?

- Ils ne le savent pas vraiment. Mais il y a quand même pas mal de témoignages. Dans le cas contraire, ils comblent les vides à partir de sources plus ou moins fiables.

- Mais nous, on les croit ?

- La plupart du temps, oui.

- Pourquoi ?

- Parce que cela nous évite de chercher, et cela nous rassure aussi de savoir qu’il y a quelque chose derrière nous, que le passé n’est pas qu’un trou noir.

- J’ai peur du noir.

- Moi aussi. C’est juste que je ne le dis pas.

- Pourquoi ?

- Les grandes personnes ne montrent pas leurs faiblesses. C’est une sorte de déni que tu maitriseras avec le temps. Tu verras. Le fait est que cela nous arrange bien que certains se chargent de rendre compte des temps anciens.

- Mais elle commence quand l’Histoire ?

- A la naissance de l’Homme. A peu près.

- Alors, les arbres, les oiseaux, le sable, ils ne font pas partie de l’Histoire ?

- Si. Bien sûr que si. Eux aussi ont leurs archives. Mais l’Homme est le maillon central. C’est lui qui énonce, il rend compte de sa vision des choses. C’est elle qui fait foi.

- Et si les fourmis avaient parlé ?

- Alors elles auraient relaté une toute autre Histoire. Pour sûr.

- Celui qui raconte, c’est celui qui gagne ?

- Oui.

- Et le reste, les poissons, les volcans, l’air ?

- Eux, ils ont perdu. Ils se partagent les seconds rôles. Ils prennent les petits morceaux laissés vacants dans les fonds de tiroirs. Leurs aventures ne passionnent guère la majorité. On les délègue aux scientifiques, mais leur voix compte peu.

- Qu’est ce qui nous intéresse ?

- Les histoires d’Hommes et d’argent. Point. Le reste est mis de côté, dans un sac hermétique. On l’ouvre seulement quand on n’a plus rien à dire ni à faire. Ou parfois, lorsqu’on n’a plus le choix.

La discussion s’est arrêtée là. C’était quand même étrange cette façon de voir les choses. Du haut de mes 6 ans, j’ai commencé à me méfier des gens soi-disant compétents et à considérer les récits de grenouilles.

Puis, j’ai grandi. Je suis devenu une grande personne. Les histoires d’Hommes m’ont attiré, le flouze aussi. Les doutes se sont camouflés. Merci déni.

J’ai toujours éprouvé une certaine admiration à l’égard des gens capables de constater les bons comme les mauvais côtés du système. Ils sont attentifs à la moindre anomalie au bon déroulé de la vie. On les surnomme les lanceurs d’alerte, ils ont ce rôle essentiel de diagnostiquer les incohérences de notre monde et d’y proposer des alternatives. Il s’agit d’hommes et de femmes qui, à un instant T, se retrouvent confrontés à une situation qui ne leur convient plus, et qu’ils changent.

Ils s’appellent Patrick Pelloux, Elon Musk, Stéphane Hessel et Pierre Rhabbi. Il s’appelait papi André. Chacun à sa manière, a pris ses acquis comme de la pâte à modeler et les a travaillés jusqu’à ériger quelque chose de plus adapté.

Par mimétisme, j’ai souhaité bousculer le statu quo et laisser une trace dans la postérité. Tant qu’à faire. Dans mon immeuble de briques et de vitres, affalé devant la télé, j’ai pointé mon index inquisiteur sur les fourvoiements de notre temps. J’ai cru que le fait de dénoncer suffisait à résoudre. Je suis devenu une grande gueule, j’ai ambiancé les débats de comptoir en crachant des refrains préfabriqués.

« La société, elle a que des problèmes. La société, elle a mauvaise haleine. »

J’ai fait bouger les choses. J’ai soutenu le Kenya avec du chocolat étiqueté « commerce équitable ». J’ai lutté contre l’agriculture de masse en consommant le bio de chez Monop’. J’ai accueilli à bras ouverts les réfugiés, pourvu qu’ils ne soient pas stockés chez moi. Je me suis offusqué des violences sexuelles en matant Pornhub. J’ai brandi le poing pour résister à la hausse de la CSG devant BFM tv. Sur mon trône de salle à manger, je suis respecté pour avoir mené tout un tas de révolutions, vides de toute action. Je me suis transformé en révolté molletonné, adepte de la branlette intellectuelle. J’ai fait comme tout le monde, comme mes potes et mes collocs, comme toi, je me suis pris pour ce que je ne suis pas.

Que restera-t-il de mon passage, si ce n’est l’empreinte de ma croupe sur le divan ?

Le temps a fait son affaire. Polarisé sur le négatif, j’ai omis d’agir pour l’inverser, quitte à l’empirer. Désabusé, les bulles qui m’animaient ont disparu, n’essayez plus de me secouer ! Au fond, c’est plus confortable. Désengagé du changement, j’ai jugé préférable de le déléguer à ceux qui n’en sont plus capables. En tout cas, ils me l’ont fait croire. Parce que le résultat n’a pas eu l’effet escompté, j’en suis devenu aigri d’être dirigé. Dans ce cercle vicieux, plus on s’auto-censure, plus on autorise un petit nombre à s’accaparer la voix de la majorité. Tous pour un, un pour tous.

Comme un grand, j’ai auto-proclamé mon impuissance et suis devenu encore plus insignifiant qu’avant. Cette attitude s’est propagée en moi comme un virus, un peu à la façon d’une grippe qui te file la goutte au nez. La morve s’est répandue. Au milieu de cette mucosité, il devient difficile de me désengluer. Baignant dans tout ça, je peux vous dire que s’il y a bien un truc dont je me suis foutu, c’est bien la planète, ses mers, ses chèvres, ses monts, sa lune, son lait, sa vie et ses épinards pourris.

Durant mes années d’études, j’ai pris l’habitude de me planquer dans les salles obscures. Face à l’écran de cinéma, le cul planté sur la banquette, j’ai regardé la bobine dérouler. Un vrai cinéphile, me direz-vous. Pas tant que ça. Je me suis réfugié dans la fiction, prêt à tout pour évacuer une réalité qui a dépassé le script. De tous les scénarios, ce qui m’est resté, c’est la faculté de l’homme à imaginer la fin de l’humanité, aussi cruelle soit-elle, et son inaptitude à inventer son renouveau.

J’ai visionné les paysages se transformer et les saisons se déglinguer. J’ai vu les rivières dans lesquelles je me baignais s’arrêter de couler et les températures s’emballer. J’ai remarqué des excès bien plus abrupts, d’un côté comme de l’autre. Les inégalités se sont creusées, l’accès à l’eau s’est compliqué pendant que la calotte glacière fondait. J’ai vu la surpopulation et la nécessité de tous nous nourrir. Je nous vois asphalter les paysages, piller la nature, ravager la vie sauvage. Je les ai vu empoisonner les sols à l’aide d’engrais, assécher les stocks d’énergies fossiles pour remplir les barils, brûler et raser les forêts. J’ai vu ce qu’on a fait du monde, une usine géante ; une sorte de vache à traire dont on dispose comme bon nous semble. A la suite de quoi, la planète s’est déréglée. On s’est pris des tsunamis en Indonésie, des inondations sur les côtes de la Méditerranée, la sècheresse au Burundi, des séismes à Mexico et la tempête sur Saint-Martin. L’envers du décor me laisse un goût amer. J’y vois l’aube d’une fin. Et le pire dans tout ça, c’est que ce ne sont pas les Avengers qui vont nous sauver si les éléments décident de tous nous niquer. Quelle arnaque !

J’aimerais vous dire que je peux facilement vivre avec ça. Sauf que c’est impossible. Un temps, j’ai fait semblant, mais les images ne tournent plus rond. Je zappe. Il y a ce quotidien, dehors, qui me ramène constamment à ma passivité. Je détourne le regard. Il y a ces choses que je voudrais faire, que je ne fais pas. J’y pense et n’oublie pas, c’est la vie, c’est la vie.

Pourtant, je fais ce qu’il faut. Je me dis que certaines pensées gagnent à être calfeutrées. Je m’applique à les cloitrer dans le placard, à terrer la bête. Au fond, je ne me suis pas engagé à assumer la culpabilité du monde entier, j’ai signé pour une vie douce et sans accroc. Point. Le risque, c’est que la bête surgisse ; qu’elle me saute à la gueule, me montre les canines et me crache le peu d’estime que je lui ai accordé. Juste pour me faire comprendre que je n’aurais pas dû la rejeter, que j’aurais pu la défendre plutôt que de tout cautionner. Mais ça demande des couilles de se bouger, et ça fait bien longtemps que l’on m’a castré.

Pendant des années, j’ai eu peur qu’on m’appelle le soir pour annoncer un accident ou un truc qu’il est arrivé à mes parents. Petit, dans mon lit, j’ai patienté durant des heures que la porte d’entrée claque, juste pour être rassuré, me dire que tout le monde est entier. L’autre jour, le téléphone a sonné. Au bout du fil, le docteur m’a balancé d’une voix grave : « Ça ne va pas, la planète est abimée. Nous n’en sommes plus au stade de symptômes, elle est malade. En sursis, il faut faire vite. Elle n’a pas le temps, elle n’a plus le temps. Chambre 404, ne trainez pas, elle vous attend. »

A dire vrai, j’ai pigé que dalle. La Terre, en tant que tel, je l’avais presque oubliée. Elle a 7 milliards de contacts dans son répertoire et ça tombe sur moi. Et puis, je ne vais pas te mentir, le simple fait que quelqu’un puisse compter sur moi me fait baliser.

Pourquoi maintenant ? Pourquoi moi ? Pourquoi pas ?

Si je ne le fais pas, si je fuis comme un chien errant, il adviendra quoi ? J’me dis que si c’est vrai qu’elle est si esquintée, je ne vais pas me défiler. Pas cette fois. La négliger, c’est m’oublier, effacer l’enfant que j’étais, cette campagne qui m’a tout donné. Et qu’y a-t-il de pire que de passer à côté de sa vie faute d’être resté fidèle à ses valeurs, faute d’avoir eu le courage de la modeler à l’image de ses désirs ? Non, vraiment, la délaisser, c’est me condamner.

Au milieu de cette chambre d’hosto, j’en mène pas large. Avec pudeur, j’observe ce corps allongé, branché de tous les côtés. Je n’avais jamais pensé à humaniser la planète. C’est donc elle. Du moins, ce qu’il en reste. Son visage ressemble à une peinture de guerre, elle a dû ramasser sévère. J’ai regardé un long moment cette vieille dame aux cheveux blanc-coton, raccords à ces rides qui la sillonnent. Sans savoir quoi faire, ni quoi dire. De son regard sans éclat, j’en ai cerné une âme vagabonde, perdue dans un monde auquel je n’ai pas accès.

Elle me fait penser à mon voisin Pierrot, il était maçon. Au milieu de la poussière et des clopes, un jour, ses poumons lui ont dit stop. Stop. Comme ça, l’air de rien, je crois qu’ils en ont eu marre d’en prendre plein le lobe. Ils ont cessé de fonctionner et se sont atrophié pour une durée illimitée. Depuis, il buffle dans le quartier, câblé à sa bouteille d’oxygène. C’est effrayant de se dire que son capital survie tient en une bombonne de gaz.

Je me demande si on n’a pas atteint la limite de ce que la Terre peut supporter, un point de bascule au-delà duquel il lui est difficile de respirer. En apnée depuis le mois de juillet, elle pourrait bien s’asphyxier. Quand j’y réfléchi, j’me dis que si notre futur lui est corrélé, on l’a peut-être hypothéqué. A force de puiser dans ses réserves et de vider ses batteries, il faudrait penser à la recharger.

Tu vois, j’ai peur qu’elle tombe en panne. A bout de souffle, à court de battements, on pourrait perdre son pouls. Ce jour-là, imagine-toi, le cortège des étoiles s’époumonera « Le scénario touche à sa fin. Éteignez la lumière. Rangez les projecteurs. Coupez ! ». Le Soleil nous balancera qu’on n’avait pas le droit de laisser crever sa frangine. Ah ouais, sans déconner, mais il croyait quoi lui? Qu’on allait tout bien faire comme il le voulait ? Mais on n’est pas comme ça nous. On n’obéit pas. On dirige. En tout cas, c’est ce que l’on croit. Et on s’est tout permis.

Sur la photo panoramique, on ne verra plus rien. Tout a été tué, même les cimetières. Rien. En vrai, on ne sera plus là pour se défendre. Il n’en reste pas moins qu’on savait, qu’on aurait pu tout changer, mais qu’on n’a rien initié.

Parfois, j’ai des bribes du passé qui remontent à la surface. J’me souviens, autrefois, j’ai battu la campagne en long, en large et de travers. Je me suis caché dans les bois, jeté dans les rivières. J’ai joué aux explorateurs et même étudié les fourmilières. Je suis un enfant de la nature, tout ce qu’il y a de plus vivant. D’autant que je me souvienne, dans mes oreilles, je l’entends me murmurer « Amuse-toi, ne t’en fais pas, je suis là » ; un peu comme mamie qui m’enlaçait dans ses bras rassurants pour me raconter des histoires d’enfant. Mais les grands-mères finissent par s’en aller, et l’innocence s’alourdit d’une certaine gravité. Avec le temps, il est devenu difficile de l’ignorer. Aujourd’hui, j’entends le sanglot d’une terre qui en chie. Les râles du fond de sa gorge qui ne laisse rien présager de bon. Les yeux rivés, les yeux vidés, elle suffoque à l’agonie.

Tu sais, dans la vie, on va, on vient, on s’élance, se tient et se retient. Et parfois, tout ça pour rien, parce qu’on en est toujours au même point. De départ. Je me suis approché, pour de bon. J’ai voulu entrer en contact, passer ma main dans ses cheveux. Du bout des doigts, lui faire sentir que j’étais là. Elle a levé les yeux.

- Bonjour.

- Bonjour.

- Tu es venu.

Au sortir de ses mots, un léger rictus était apparu à l’extrémité de ses lèvres, comme si elle avait douté que je puisse répondre présent à son appel au secours. Comme si j’étais un dégonflé. En même temps, ma mère a passé mon enfance à me répéter de ne pas m’approcher des gens que je ne connais pas. Elle m’a aussi dit de ne pas pisser dans la cuvette remplie de javel au risque de prendre feu. Revigoré par cette dernière pensée, je repris avec aplomb.

- Oui, évidemment.

- Que fais-tu dans la vie ?

Je n’ai jamais su quoi répondre à cette question, même si, en observant les gens, j’ai capté qu’il fallait dérouler son curriculum vitae. Par chance, le mien est court.

- J’attends.

- Qu’attends-tu ?

- J’attends de pouvoir réaliser mes rêves.

- Et dans tes songes, qui es-tu ?

- Je suis un collectionneur de paysages madame.

- Comment fais-tu ?

- Je les capture, dans ma tête ou sur pellicule. Pour cela, je voyage de nuage en nuage. Je me dis que plus tard, il me restera au moins ça. Les reliques d’une certaine beauté que j’ai connue et qui s’est étiolée. Les contours de l’image auront beau être jaunis, il me restera un ressenti. Ça, je crois que cela ne s’efface pas. Enfin, j’espère.

- Emmène-moi.

- Pardon ?

- Emmène-moi. Emmène-moi voir encore une fois toute cette lumière que j’aperçois.

D’un geste lent, elle pointa la petite lucarne du fond de la pièce.

J’ai senti mon rythme s’emballer. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais j’ai compris. J’ai compris qu’à l’intérieur de moi il y avait encore une étincelle et quelques envies. J’ai compris que j’avais juste besoin d’un espoir pour avancer, que la léthargie n’était pas ma caractéristique originelle.

Quand j’étais petit, je croyais que le futur se cachait derrière la petite lucarne ronde de ma cuisine. Je m’étais dit qu’un jour, d’une façon ou d’une autre, j’escaladerai l’évier pour l’ouvrir et prendre mon envol. Depuis tout ce temps, je me dis que la vie est une succession de trappes à soulever afin de découvrir ce qu’elles camouflent. Le futur, il se provoque. Plus que tout, il s’autorise.

Ma faible tolérance à l’angoisse essaie d’étrangler ce désir que je visualise. Qu’est-ce que je peux faire ? Là, maintenant, qu’est-ce que je peux faire ? Je peux déjà la rassurer, comme elle le faisait, lui dire de ne pas s’en faire, que je suis là, qu’on va se lancer. En vrai, j’ai peur. Tellement peur. Mais c’est le moment. Celui de monter sur le ring et de s’en aller cogner. Je sais qu’il est tard, par l’entrebâillement, j’entrevois le dernier round du dernier combat.

Tu sais ce que je retiens de mes entraînements de boxe ? Ce ne sont pas l’impact des coups ni les courbatures. Au milieu de l’arène, ce dont je me souviens, c’est l’orgueil des derniers instants. Lorsque ton genou effleure le sol et que le choix se profile. Tu ressens la colère en toi, ce moment de flottement où le corps tangue, prêt à s’échouer. Soit, tu t’ancres à terre, et la partie se termine. Game over. Soit, tu te relèves et tout reste à faire.

Elle s’est extraite du lit. Tant bien que mal. Malgré les traits marqués d’une femme fatiguée, j’ai vu dans son expression ce je-ne-sais-quoi au goût de folie. J’ai vu ses yeux. Je l’ai vu déterminée. Courageuse et le sourire en coin.

Elle s’est relevée.

Dans quelques années, je me souviendrai que c’est par une nuit claire et silencieuse qu’on s’en est allé.

Dehors.

Je peine à trouver mes mots. Je ne sais pas comment décrire l’excitation que j’ai ressenti lorsque nous avons traversé la fenêtre. Je n’oublierai jamais la sensation d’aventure lorsque nous avons regardé avidement l’extérieur comme s’il s’agissait de la première fois. Le ressenti le plus incroyable a été le sentiment de liberté. Je l’avais perdu. Après tout, comment se sentir libre le cul posé devant la télé ? On croit l’être mais notre perception est faussée par la possibilité permanente de zapper. La liberté n’est qu’un mirage derrière les barreaux de mon apathie. Pour la vivre, il faut s’élancer hors les murs. C’est un choix. Celui de se laisser aller ou de s’affranchir.

On a pris la route. On s’en est allé en vadrouille. C’est ce qu’on voulait, partir.

On s’emmène loin des odeurs mortuaires, dans la douceur des collines du Causse. On s’emmène aux merveilles d’un lever de Soleil sur les bords du lac, sentir le vertige que procure Rocamadour et se perdre dans les gouffres alentours. Plus bas, on va randonner sur ces montagnes enneigées, se dire qu’il serait bon de les préserver. Je veux nous sentir vivants au milieu de tout ça. Je veux nous voir tanguer, danser, hurler et chavirer pourvu qu’on le vive pieds au plancher. On s’emmène voir que c’est possible, que ça peut exister. Pour elle, pour moi. Pour se dire qu’ici-bas, on ne va pas céder.

Dos au mur, je me demande : au lieu d’affaiblir la Nature, comment puis-je la renforcer ? Mon expérience m’a prouvé qu’elle n’est pas une abstraction. Elle est un réseau qui prend en compte tout ce qu’il y a de plus vivant sur la planète. Elle ne se limite pas à un sentier bordé de fougères et de coquelicots, comme peuvent le croire certains citadins. Les milieux aquatiques et terrestres, les écosystèmes et la biosphère, les végétaux, les animaux dont l’espèce humaine, les bactéries, les paysages : Ensemble, nous sommes la Nature. Tous interconnectés. La mondialisation ne se réduit pas à l’approche économique que nous lui accolons. Elle est un phénomène qui subsiste depuis la nuit des temps, qui nous relie les uns aux autres par des sentiers biologiques d’une diversité infinie.

Sauf qu’on a voulu changer les règles, se désolidariser du reste. On s’est installé et multiplié. On a élaboré des plans et des stratégies afin de défier les autres formes de vie et prendre le contrôle. Nos petits arrangements entre amis ont porté leurs fruits. On a réussi. On a mis de l’ordre pour mieux s’y retrouver. On a érigé nos propres normes et tout étiqueté. On a morcelé le globe selon une logique économique et juridique permettant aux Hommes, aux nations et entreprises d’imposer leur toute puissance. La planète est devenue un simple moyen de se nourrir, se loger, se déplacer et se développer. A quel prix ? Celui du chaos.

- Tu savais ?

- Peut-être

- Tu n’as pas agi ?

- J’ai oublié.

- Tu as tout laissé faire.

- Oui

Je crains ces moments où les langues se délient autant que je les aime. Ces moments où l’on ose se dire les choses, celles qui font sauter les verrous. Je sais bien que le tableau que je te dresse n’est pas aussi coloré qu’un Toulouse-Lautrec. Mais on a la chance d’être encore là tous les deux et d’avoir une sacrée palette de couleurs à portée de pinceau. A l’heure ou notre ambition nous amène à imaginer un futur sur Mars, je me demande si la folie, la vraie, n’est pas de nous peindre un avenir ici. Pour ma part, j’en prends le pari, je vais rester. Par envie. Et par manque de fric.

Elle m’a tendu la main. « Donne-moi la tienne, serre-la fort ». C’est ce que j’ai fait. Ça parait bête de le dire ainsi, mais on n’a pas toujours marché main dans la main. Surtout pas moi. Au fond, je lui sais gré de m’avoir aimé, même si la réciprocité n’a pas toujours été vraie. Il faut dire que mes parents ne m’ont pas aidé. Je ne leur en veux pas, je n’ai manqué de rien, c’était les années 90 avec leur lot d’inepties et l’avènement de la surconsommation. Tu vas me dire que tout ça, c’est des conneries, qu’il s’agit de bon sens et rien d’autre. Non. Ça n’est pas si évident. On a tendance à reproduire les schémas que l’on côtoie. Et à 15 ans, il est parfois difficile d’être la graine du changement d’un environnement social indifférent.

Ce qui compte, ce sont ces mains tendues qui aident à avancer. L’un avec l’autre. Demain est une parcelle qu’il nous reste à cultiver. Ensemble, soyons les jardiniers du monde. Au propre comme au figuré. Je ne te dis pas de le façonner à ta manière, mais d’y trouver une place. Si on prend soin l’un de l’autre, on pourra se faire un potager où il fait bon vivre. Voilà un sacré défi.

Mon salut ne s’élèvera pas d’une quelconque complaisance envers l’ordre établi, mais de ma révolte face à l’ignominie. Je ne me fais pas d’illusions, l’indifférence dont j’ai fait preuve ne me décharge pas de toute responsabilité. Elle cause de véritables dégâts. Je suis complice d’un écocide en bande organisée. Je me suis laissé aller, parce qu’on m’a fait croire que la fin était actée.

« Jeune homme, vous arrivez trop tard, l’Histoire est terminée, c’est du passé, bonne soirée et bonne vie. »

On m’a persuadé que tout acte isolé était vain, qu’il ne servait qu’à se donner bonne conscience. Tu vois, on m’a éduqué dans un bocal, ce qui a facilité l’étroitesse de ma réflexion. Si j’ouvre le couvercle, tu ne crois pas que je serai exposé à de nouvelles possibilités ?

De tous ces chemins arpentés, de toutes ces rencontres, j’en tire un regain. Quelque chose qui s’est remis en route au plus profond de nous. Un genre de sursaut. Celui d’une population qui s’active à participer. Je ne l’avais pas vu. Où je me l’étais caché. Mais il est là. Et si on fait ce qu’il faut, je crois qu’on peut inverser la tendance.

Au fond, je crois que rien n’est jamais fini. Les choses ne sont pas si radicales. Il y a toujours quelque chose qui recommence ici ou ailleurs. Une impulsion qui naît, si petite soit-elle, peut se répandre comme une tempête. Plus que tout, on va s’entre-aider, unir nos forces, et faire face, parce qu’on ne peut plus se permettre d’échouer. Bien sûr, cela ne sera pas parfait, qu’on tombera dans les pièges. Mais l’essentiel est de s’engager. Face au danger, soyons pragmatiques.

Il n’y a plus besoin de grands discours. Ce qui fera la différence, c’est la façon dont on va vivre nos vies, ce que l’on va consommer, acheter, la façon dont on va s’impliquer et voter. On inversera le cours des choses en arrêtant de surcharger nos océans de plastique, nos terres d’engrais et notre air de carbone. Par une somme de petits gestes, on va gagner du temps et s’autoriser à croire.

Peut-être que certains seront surpris, que nos voix les gêneront, qu’on sera banni pour cela. Mais plutôt que de s’anesthésier avec nos perfusions de fatalité et d’ignorance, on va se laisser une chance. Plutôt que le regret, optons pour la renaissance. D’un espoir. Et tant pis pour le luxe et la sureté, tant pis pour ce putain de déni, on ne sera pas de ceux qui ferment les yeux, mais de ceux qui s’indignent. De ceux qui inventent demain. De ceux qui font entendre leur voix, et qui passent à l’acte. De ceux qui résistent à cette fin programmée que l’on nous a imposée. Et qui ne l’est pas tant que ça, au regard des opportunités que l’on peut saisir.

Puisque la voie est sans issue. Puisque plus rien n’est à perdre. Puisque tout est à créer. N’ayons plus peur.

Prenez garde, ça ne fait que commencer.

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