Fahrenheit 451 de François Truffaut

Ou une société qui s’est d’elle-même débarrassée de ses livres

Sam
Scribe
10 min readAug 23, 2017

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Imaginez…

Imaginez, si vous le voulez, un monde dans lequel vous n’avez pas le droit de lire un livre à l’heure du déjeuner. Ou un monde où votre petit moment de lecture au bord de la mer n’est pas autorisé. Imaginez même un monde dans lequel le simple acte de lire un livre vous garantit un aller simple vers un centre de dé-radicalisation.

C’est un monde d’écrans de télé — qui sont toujours allumés… — , et de radios omniprésentes style Walkman. C’est un monde où vous êtes encouragés à regarder de la télé-réalité débile toute la journée et où votre femme se shoote aux médicaments pour “moduler ses émotions”.

Un monde sans livres…

Bienvenue dans le monde de cauchemar imaginé par Ray Bradbury dans sa nouvelle Fahrenheit 451, puis plus tard en 1966 dans l’adaptation cinématographique de François Truffaut. Ici, des pompiers casqués style stormtrooper déclenchent des incendies au lieu de les arrêter : ils accourent sur la scène de crime avec leur camion écarlate et brûlent joyeusement chaque livre qu’ils peuvent trouver.

On assiste à la disparition de classiques comme Othello, Vanity Fair, Tom Sawyer, Moby Dick, Cahiers du Cinéma, Don Quichotte ou encore Madame Bovary. Même Mad Magazine n’échappe pas à la rage de ces agents du gouvernement. Après tout, les livres sont des sources dangereuses d’insatisfaction. C’est en tout cas ce que pensent les pompiers, regardés par la populace avec un mélange de crainte et d’admiration.

L’affiche française de Fahrenheit 451

Comment et pourquoi un monde futur évoluerait-il ainsi ? Beatty, le Chef des pompiers — joué par un Cyril Cusack fasciste — l’explique assez bien après avoir découvert une bibliothèque secrète et interdite avec ses hommes.

Il explique que les livres lèvent toutes sortes de questions inconfortables. « Certains livres vont même jusqu’à se contredire. “Je suis le seul à avoir raison,” semblent prétendre certains auteurs, “alors que les autres sont des idiots”. »

Ainsi, les livres auraient pour but clair et intentionnel de déranger un peuple satisfait en le faisant réfléchir à des problèmes et en le forçant à construire son opinion lui-même. D’après Beatty, le seul acte d’écrire est un acte de vanité pure : l’auteur impose son sa vision des choses au lecteur et le confronte à des sujets tous plus désagréables les uns que les autres. Le Chef des pompiers insiste : « Nous devons tous être égaux », expliquant son dégoût pour la littérature au protagoniste du film, le pompier Montag (joué par Oscar Werner). Il semble que l’égalité parfaite ne peut être atteinte que lorsque tout le monde est identique.

« Nous devons tous être égaux. »

Et, d’après le gouvernement, la seule façon pour que tout le monde soit semblable est d’être équitablement dés-informé. Fumer est mauvais pour la santé des individus, explique le Chef, mais maintenant, dans son monde, il n’y a aucune étude écrite pour le prouver, donc personne n’a rien à se reprocher. Cet argument m’a paru étonnamment d’actualité, à une époque où Donald Trump menace de supprimer les rapports sur le changement climatique, comme l’administration Bush l’avait fait 15 ans auparavant d’ailleurs. Ces rapports énoncent des faits et non des opinions…

Mais, une nouvelle fois, elles peuvent nous faire nous sentir coupables quant à l’état du monde dans lequel nous vivons. Donc autant les supprimer et les éloigner des yeux d’un peuple heureux de déguster son Frappucino en regardant Les Anges sur sa télé écran-plat. Le futur de Bradbury n’est peut-être pas si éloigné finalement ?

Mais je m’égare…

Guy Montag et sa femme Linda.

Fahrenheit 451 raconte l’histoire dramatique de Guy Montag, un pompier qui ne remet pas en cause la façon dont les choses sont et qui continue joyeusement son business de destruction de livres. Il va bientôt être promu, en fait, et c’est une bonne chose puisque sa femme Linda (Julie Christie) va enfin pouvoir faire installer une deuxième télé murale.

Mais un beau jour jour Montag rencontre une jeune femme, Clarisse (encore Christie). Celle-ci lui demande si il lui arrive de lire les livres qu’il brûle. Cette femme si animée, vivace et passionnée plante une graine dans son esprit, qui grandit au fur et à mesure que Montag se rend compte à quel point sa société est devenue froide, insipide et sans cœur.

Une femme âgée préférant mourir que vivre sans ses livres va agir comme un catalyseur aux nouvelles interrogations de Montag.

Puis une nuit, Montag finit par violer la loi et garde un livre pour lui-même, David Copperfield (de Charles Dickens).

C’est un choix adroit puisque le protagoniste du livre débute par la phrase « Je suis né », puis se demande s’il deviendra le héros de sa propre vie, ou si il se contentera de suivre le vent dominant. C’est exactement ce que vit Montag dans cette conjoncture : après avoir lu les premiers mots du livre, Montag, s’il ne naît pas, renaît dans un univers des possibles. Que va-t-il choisir : le conformisme qu’il connaît déjà — et la sécurité qui va avec, donc ? Ou alors va-t-il prendre son destin en main et affronter cette période sombre frontalement ?

Comme vous pouviez le deviner, Montag commence à remettre en cause le système qui l’a toujours nourri, mais qui a transformé sa femme en un légume shooté aux antidépresseurs. « Tu n’es rien qu’un zombie, » lui dit-il, en colère. « Tu ne vis pas, tu tues le temps. ». Après avoir lu son premier livre, Montag rejette les composantes de ce régime fasciste les unes après les autres. Pendant un raid de recherche dans un parc public, Montag cache et emporte quelques livres dans sa veste.

Ce moment important est mis en évidence par Truffaut avec un effet visuel intéressant. La moitié de l’écran devient noire avec un fondu progressif, mettant l’accent sur l’action importante — l’interaction entre le pompier et le livre — sur le côté droit de la pellicule.

Truffaut, ici fortement inspiré par Alfred Hitchcock, ne lésine pas sur les visuels pour faire passer son message. Par exemple, les crédits d’ouverture ne “flashent” pas à l’écran comme d’ordinaire. Ils sont plutôt « lus » par un narrateur sur un montage de plans d’antennes télévisées omniprésentes.

Ce choix montre à quel point l’image a remplacé l’écriture, interdite dans ce monde futur. Plus précisément, grâce à un zoom, le montage dépeint à quel point une technologie post-industrielle et inhumaine — les antennes de télé— a supplanté l’art littéraire, la beauté et surtout, l’humanité.

Les crédits d’ouverture du film

Mais peut-être que la meilleure facette de ce film est plus subtile. Truffaut a parsemé son chef-d’œuvre de diverses scènes montrant le narcissisme intensif de nombreux personnages.

Au début, par exemple, nous voyons un individu féminin sur un monorail contemplant son reflet. Elle l’embrasse presque. Plus tard, un médecin regarde son visage dans un boîtier réfléchissant, comme s’il était fasciné par cette image. Linda, la femme de Montag, est vue debout devant un miroir touchant sa poitrine, obsédée par son apparence et sa beauté. D’autres sur le monorail touchent leurs propres lèvres (comme pour prouver qu’elles n’ont pas disparu…), et palpent leurs manteaux doux.

Il y a tout simplement trop de séquences de ce type pour que ce soit une simple coïncidence ou une erreur. Je pense que Truffaut dépeint implicitement un monde où la psyché humaine, dépourvue de philosophie, d’histoire et d’imagination s’effondre en une orgie d’hédonisme, d’amour-propre et de narcissisme. Comme personne n’a sa propre personnalité et que tout le monde pense de la même façon, chacun se nourrit de quelques futiles minutes de gloire — comme Linda qui « joue » brièvement avec des acteurs d’une série de télé-réalité.

Une société du « Moi » a grandi ici, au détriment de la communauté dans son ensemble.

Le thème de l’hédonisme dans Fahrenheit 451

La télévision, ou l’opium des masses

C’est à mon avis l’aspect le plus précieux de Fahrenheit 451, et sans doute le plus visionnaire et prophétique. Bradbury puis Truffaut ont remarqué que les livres — et surtout leurs idées — étaient supplantés par le monde « vulgarisé » et coloré de la télévision en continu. Ils ont aussi vu comment un gouvernement pourrait manipuler les masses en employant ce média superficiel, où la forme prévaut largement sur le fond…

Notre monde aussi est assez proche. Après le 11 septembre 2001, des alertes colorées étaient diffusées dans tous les États-Unis afin de susciter la crainte chez les nord-américains — et, dans une certaine mesure, influencer leur bulletin de vote… Le mois dernier, le président Emmanuel Macron, fort de ses coups de communication, réunissait le Congrès au prix de centaines de milliers d’euros du contribuable… Était-ce vraiment si utile ?

Un monde où les images ont supplanté le texte

Ce que Bradbury et Truffaut ont compris si clairement, c’est que la télévision pourrait être manipulée de la manière la plus odieuse. Ils se sont également rendu compte que celle-ci faisait appel aux instincts les plus bas de l’Homme.

À la fin de Fahrenheit 451, le simulacre de “capture” par l’État du criminel Montag par est orchestré par les caméras de télévision, mais m’a rappelé comment, en 1994, les téléspectateurs étaient captivés par la poursuite « en temps réel » de O.J. Simpson dans son Bronco blanc. Ce genre de choses est toujours plus divertissante que de penser aux problèmes importants, n’est-ce pas ? À côté de ça, la littérature n’est plus très marketable.

Linda et ses amies, réunies autour de la télévision.

Fahrenheit 451 a vu tout cela venir, en particulier que la télévision omniprésente — et non plus la religion — deviendrait l’opium des masses. Et cela nous amène à un point important, je crois. Même si les chaînes d’information en continu sont devenues de plus en plus biaisées et unilatérales, même si elles ne racontent que la moitié de l’histoire — et généralement la moitié sensationnelle ; même si la télévision est devenue de plus en plus méprisable et fait appel au plus petit dénominateur commun, notre société dispose d’un antidote. Le contrepoids d’Internet peut fournir des informations gratuites, instantanées et démocratiques.

Le danger d’interdire… ou de ne pas interdire

C’est à mon avis pourquoi notre société n’a pas succombé totalement à la tactique orwellienne d’une administration à la Bradbury. Tant qu’Internet existe, il permet l’enquête et l’expression libre des points de vues les plus dissidents. Par conséquent, il n’y a pas de mort cérébrale totale, et les brûleurs de livres du gouvernement ne gagnent jamais. C’est pourquoi l’idée de ne plus garantir « Neutralité du Net » est si effrayante à mes yeux : il serait catastrophique de supprimer l’indépendance démocratique d’Internet, en la laissant — surprise ! — à la merci des entreprises.

En outre, l’idée que le travail d’une vie puisse être brûlé si rapidement est très inquiétante. Hélas, les brûleurs de livres ne sont pas qu’une fiction : il y a eu des autodafés dans l’État islamique, en Russie staliniste et même dans l’auto-proclamé pays de la liberté. Et une chose inquiétante derrière tout cela est que ceux qui brûlent les livres le font sous couvert d’égalité, pour Beatty, ou de rectitude morale, pour les autres… Ils se réfugient derrière le mensonge qu’ils nous protègent des mauvaises influences — comme, disons, le racisme dans Les Aventures de Huckleberry Finn. En France, interdiction de la diffamation depuis le 29 juillet 1881. Interdiction des propos racistes, sexistes, antisémites, etc. Au fond, que sont-ils si ce ne sont des mots, des paroles qui heurtent le bonheur d’autres personnes ? La question semble alors être : qui fixe les limites ? Et qui les fixera dans le futur ?

Le peuple des livres

Mais la fin de Fahrenheit 451 offre heureusement de l’espoir.

Alors que Montag s’est enfui de la ville, le point d’orgue du film révèle l’existence d’une nouvelle secte de citoyens appelés « Book People ». Comme les livres sont illégaux, ces personnes sont littéralement devenus les livres qu’ils adoraient. Ils ont mémorisé le livre qui signifiait beaucoup pour eux et ont ainsi pris en charge l’héritage des écrivains.

« Every word. Every sentence. Every thought. All memorized. »

Alors que le film se conclut, Montag rencontre quelqu’un qui est la République de Platon, un autre qui est Orgueil et Préjugés, ou encore les Chroniques martiennes. Auparavant il y a eu des âges sombres, des périodes dans l’histoire de l’humanité où la connaissance fut mise en péril et dont il nous reste peu.

La morale de l’histoire semble être que nous pouvons en surmonter d’autres, si elles se produisent. Dans Fahrenheit 451, l’esprit humain, la recherche humaine de la connaissance et de la vérité est transcendante et indomptable. L’homme, même technologique, trouve toujours un moyen de maintenir la connaissance en vie.

Ça me fait penser. Si vous deviez devenir un livre, lequel choisiriez-vous ? Sans quel livre ne pourriez-vous pas vivre ? Sans quel livre le monde ne pourrait-il pas vivre ?

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Sam
Scribe

Passionné de beaucoup de choses comme le cinéma culte, la géopolitique ou les mathématiques