Je ne sais pas

Valentin Vieira da Silva
Scribe
Published in
6 min readJan 19, 2019

L’autre jour j’étais assis avec une amie dans un bar.

Une petite amie, comme on dit.

Bon.

On était en train de se séparer et moi je voulais vraiment revenir avec elle (en tout cas j’essayais de m’en persuader).

Elle, elle me disait simplement qu’elle m’aimait mais que c’était fini, c’était juste fini — ce que l’on avait connu ensemble était terminé.

À un moment donné, c’était plutôt à la fin de nos verres, je me suis mis à pleurer.

Les larmes ont coulé, comme ça, en silence.

D’habitude, j’imagine que je les aurais immédiatement essuyé d’un revers de la main.

Par honte.

Et aussi, comme ça.

Je veux dire : sans y penser, sans m’y arrêter.

Comme si je voulais leur dire qu’elles n’avaient rien à faire là, qu’elles étaient de trop et que, du coup, elles devaient partir.

Mais, en fait, je n’ai rien fait.

Je suis juste resté là.

Dans la douleur ?

La tristesse ?

Je ne sais pas.

Je voulais me lever et partir, mais je n’ai rien fait.

Je ne voulais pas qu’elle me voie comme ça.

Je ne voulais pas me voir moi-même comme ça.

Plutôt en fâcheuse posture, avec cette faiblesse qui coulait sur mon visage.

Et, ce qui est drôle dans tout ça, c’est ce qui s’est vraiment passé et non pas forcément ce que j’ai pensé où ce que je voulais faire (j’ai même songé un moment à aller pleurer dans les toilettes, assis sur la lunette en porcelaine ou en plastique noir, tellement je ne pouvais pas m’en empêcher).

Voici ce qui s’est passé :

Je suis resté assis.

Je suis simplement resté assis.

Rien de plus — il y avait toutes ces voix, hein, qui me disaient toutes sortes de choses (“putain t’es ridicule: un homme ne fait pas ça” ou bien “tu le savais que ça allait se finir comme ça de toute façon” ou bien “il est trop tard pour pleurer maintenant” et bla bla bla).

Mais je n’ai rien fait.

À part rester assis.

J’ai écouté mon amie.

Et j’ai laissé mes larmes couler.

Après cela, on est sorti du bar puis on s’est dit au revoir.

On a fini par pleurer tous les deux, je me demande comment on arrivait encore à se voir entre toutes ses larmes.

On devait être vraiment ridicule.

Du temps est passé depuis.

Ou quelque chose est passé depuis.

J’ignore ce que c’est, son nom, mais je sais qu’à partir de là, d’une certaine façon, je n’ai plus fui.

Pour le dire sincèrement : je n’ai plus fui ce qui est.

Et au moment de cette blessure, au moment où cette sorte de lucidité particulière a mordu mon amour-propre, je me suis rendu compte :

J’ai fui souvent.

Et longtemps.

J’ai fui toutes relations.

J’ai fui ce qui m’était donné.

J’ai fui ce qui était là, ce qui se tenait droit, dans la réalité.

Au tout début, quand ce moment est venu, je voulais faire une grande liste, vraiment grande, avec plein de trucs dedans, une liste non exhaustive de tous ces instants où je me suis dérobé, où je me suis caché, où j’ai fait semblant.

Des trucs précis, des trucs triviaux. Des trucs de la vie de tous les jours.

Des trucs qu’on vit tous.

Le commun, le quotidien.

Puis en fait, je me dis que cela dit tout :

J’ai fui ce qui m’était donné.

L’amour ?

Est-ce cela ?

J’ai fui longtemps.

Et du mieux que j’ai pu.

Je crois même que j’avais fini par être efficace à ça.

Je veux dire, un peu comme une méthode, comme un guide personnel où c’était plus simple, toujours plus simple pour moi, de fuir quelque chose.

Avec les différentes formes, les différentes modalités que peuvent prendre la fuite : la trahison, la manipulation, l’absence d’écoute, la malveillance, la malfaisance….

Une autre liste.

Je préfère m’arrêter ici.

Plus simple de fuir pour quoi ?

Je crois que s’il y a une question, alors ce sera plutôt celle-ci :

Avant quoi ?

Fuir avant que…

Avant que je me dévoile, avant que je sois nu, tout à fait nu.

Avant que je connaisse tes sentiments, les mouvements de ton cœur.

Fuir avant que nous nous installions ensemble.

Fuir avant que tu ne me dises que tu m’aimes.

Fuir avant de connaître le moment où tu as besoin de moi, réellement besoin de moi.

Fuir avant que je prenne conscience de tout ce qui est fragile et léger en toi, en moi, en nous et qui affleure à chaque instant et fuir, aussi, avant que nous puissions vivre, tout simplement, le cœur en bandoulière, à la portée du monde et de toutes ses souffrances, de toute ses blessures.

Et puis :

Fuir avant que tu me dises que tu ne m’aimes pas ou plus — ce qui est presque pareil.

Fuir avant que notre relation se transforme, avant que nous devenions tous deux les meilleurs amis du monde, avant que nous nous fassions confiance à la vie à la mort, avant que toutes sortes de paroles, tout ce qui sort de nous ne soit plus que bonté et bienveillance.

Fuir avant que la première pierre, la pierre de fondation, la pierre qui porte tout le reste, fuir avant que cette pierre ne soit posée.

Et ne pas prendre le risque, surtout ne pas prendre le risque, de voir comment ça se passe une fois qu’elle est là, posée — une fois que tout peut advenir.

Fuir avant de voir l’inconnu, avant de le toucher, avant de s’ouvrir pleinement à ce qui est et que, quoique je puisse en dire, j’ignore totalement.

Fuir,

avant que la vie ne commence,

En fait.

Et c’est tout.

Comment les choses ont-elles changé ?

Et,

Ont-elles vraiment changé ?

Je ne sais pas.

J’ai eu l’impression un peu comme au jeu de l’oie de bouger mon pion mais c’est, comment dire, un peu comme si je l’avais bougé sans trop savoir où aller. Ou comme s’il avait bougé de lui même sans que j’eus à jeter les dés.

Sans que j’ai mon mot à dire là-dedans.

Je suis rentré chez moi.

Je suis vraiment rentré chez moi.

Après qu’on se soit séparé. Après le restaurant.

C’est comme ça que ça s’est passé.

Je ne peux pas le dire autrement.

Et rentrer chez moi, me sentir chez moi, fut comme de revenir d’un très très long voyage.

Un peu comme si un jour, j’étais à l’étranger, et le lendemain je rentrais chez moi.

Et ce retour fut la chose la plus ardue, la plus difficile à vivre.

Mais c’est faux.

Dit comme ça, c’est faux.

Rentrer ne fut pas dur ou difficile ou impossible.

C’est juste que… et bien, et bien tout simplement j’ai découvert le courage à mon retour.

Et la patience aussi.

Et la confiance aussi.

Et c’était marrant.

Je veux dire : c’était marrant parce que je prenais conscience de tout cela mais je le savais déjà.

C’était comme si à la naissance j’avais reçu tous ces cadeaux super bien emballés avec des nœuds magnifiques et brillants comme on en voit dans les films et les dessins animés où ça parle de Noël et tout.

Mais ces cadeaux étaient vides.

Ils étaient tous vides, sans exceptions.

Et ce qui est marrant, pour en revenir à ce que je disais, c’est que tous ces cadeaux étaient vides afin que je les remplisse moi-même avec tout ce que j’avais toujours voulu recevoir.

Et au fur-et-à-mesure que je les ouvrais, au-fur-et-à-mesure où mes pieds commençaient à froisser sur le sol tous ces papiers d’emballages tombés à terre, je m’apercevais que c’était moi qui me faisais tous ces cadeaux, que c’était moi qui les avais fait ainsi, qui avais mis tout cela dedans, moi qui avais remplacé le vide par ce à quoi je prétendais.

Et à ce moment là dire moi, penser moi, ne fut plus d’aucune utilité, ne fut même plus réel.

Il n’y avait que les cadeaux et tout ce qui fut vécu. Et tout ce qui restait encore à vivre et à déballer.

Et, à cet instant, il n’y eu plus qu’un sourire.

Comme souvent je commence sans savoir ce que je dis et j’arrive à la fin, où ce qui me semble être un bon endroit pour finir, mais je n’ai en réalité aucune notion de comment bien finir, comment bien conclure.

Du coup, et ce n’est pas la première fois que je fais ça, je vais laisser la parole à une autre que moi parce que j’en ai envie et surtout, parce que ce que je crois de tout mon être, elle le dit bien mieux que moi.

Alors voici:

Que vers un cœur brisé
Nul autre ne se dirige
Sans le haut privilège
D’avoir lui-même aussi souffert

La peinture est d’Yves Klein.

Le titre est Anthropométrie sans-titre.

Le poème est d’Emily Dickinson.

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