La Vie Rêvée de Melanie Vogel
Crédits photo : Melanie Vogel ; traduction des journaux de Melanie : Carrie Speaking.
Dans la marée d’histoires humaines et de voyages que l’on trouve chaque jour sur internet, il est possible que vous ayez loupé celle-ci. De mon côté, voilà quelques mois que je vis un petit peu aux côtés de celle que j’appelle “Mel”.
Des présentations sont de rigueur. Elle a 43 ans. Elle est de nationalité allemande. Elle a émigré au Canada en 2008 et réside à Toronto. Il y a bientôt un an, le 31 mai 2017, elle prend l’avion pour St John, la capitale provinciale de Terre-Neuve-et-Labrador, à l’extrême est du Canada. Quand elle embarque, ça fait 9 mois qu’elle se prépare. Neuf mois qu’elle écume les magasins d’équipement, les possibilités de sponsor, et les blogs traitant de survie dans la nature canadienne, bien différente de notre nature à nous en France. Quelques jours plus tard, le 6 juin, elle pose le pied sur la Great Trail, chargée d’un sac à dos de près de 30 kilos.
“Poser le pied sur la Great Trail” signifie que Mel Vogel s’est embarquée pour la randonnée de sa vie : traverser le Canada à pied, de l’Atlantique au Pacifique. Une randonnée solo de 15 000 km, d’une durée d’environ 2 ans. Une piste déjà mythique, dont certaines portions demeurent encore isolée de l’ensemble. Et cette semaine, ça fait précisément 1 an que Mel… Eh bien, qu’elle marche.
C’est une illusion de croire que vivre dans la société est plus sûr que de vivre en pleine nature. Les peurs que l’humain a créées dans le système sont bien plus dangereuses et destructrices pour notre bien-être que les menaces rencontrées dans la nature. L’avantage de la peur dans la nature, c’est qu’elle peut nous quitter, puisqu’on ne l’a pas institutionnalisée. Journal de Mel Vogel, entrée du 12 mars 2018.
Mais pour comprendre ce billet, pour aller au fond des choses, vous et elle, il va falloir que nous devenions intimes, vous et moi. Car voyez-vous, contrairement au portrait du mois d’avril, je n’ai pas conduit d’interview. Je n’ai même pas contacté Mel. Elle me tient à distance par l’émotion qu’elle m’inspire : elle fait quelque chose qui m’est familier, mais qui est d’une toute autre envergure que ce que j’ai jamais pu entreprendre.
Alors, je la lis, j’apprends, et je mêle mes pensées aux siennes. Parfois je me réveille le matin, et je lis sur son journal Instagram qu’elle a bien dormi, ou qu’au contraire elle a passé une nuit calamiteuse. Elle m’a donné l’envie de reprendre mes propres journaux de voyages, qui s’alignent désormais dans toute une case de ma bibliothèque. Elle décrit des choses qui résonnent en moi ; je reconnais des émotions ressenties, des anecdotes vécues, des peurs passagères surmontées.
Je reconnais la lumière, les teintes, la sensation d’être réduite au strict minimum, à l’immédiateté du moment, et d’y trouver toute la richesse du monde.
Je reconnais les gens qui sur la route vous donnent tout, parce qu’à travers vous, eux aussi tracent la route. A certains, vous rappelez qu’il faut vivre ; à d’autres, vous rappelez qu’ils ont vécu. Vous entrez dans un café pour commander une part de tarte, et vous repartez chargée d’un repas chaud, d’un bout de papier sur lequel est griffonnée l’adresse d’une maison où vous dormirez ce soir pendant que des inconnus laveront vos vêtements et vous prépareront un petit-déjeuner de compétition, à consommer attablée avec le chien, le chat et le petit dernier.
Je reconnais le gruau et le café du matin au sortir de la tente, le tout posé en équilibre sur le modeste réchaud, cuisant dans l’eau que vous avez filtrée la veille. Une cuillère de sucre brun, une poignée de canneberges séchées : ce goût-là, cette sensation de chaud au creux du bide, dans l’odeur de rosée, vous ne l’oublierez pas. Vous mourrez avec.
Je me rends compte que dans chacun de nos voyages, la route est un fil conducteur essentiel. Elle relie les lieux, elle me relie, longuement, profondément, à eux. En fait, si nos voyages étaient des histoires, la route serait probablement le personnage principal, et récurrent. Un deus ex machina, une entité primordiale que je viens chercher. C’est le nomadisme que je recherche. L’itinéraire par et pour lui-même. Journal de bord de Carrie Speaking, 30 juillet 2017.
Mais revenons à Mel Vogel. Qu’on ne se laisse pas tromper par la fluidité de sa page Instagram et l’élégance de ses photos filtrées : l’aventure entreprise implique des meurtrissures physiques constantes, une fatigue intense, ainsi qu’un difficile, lent et pourtant extatique abandon de soi. Au fil des jours, des semaines et des mois, on grandit : le corps devient plus fort et supporte les 30 kilos du sac à dos, l’esprit est dépouillé jusqu’à la moëlle, et il peut alors s’éveiller au monde.
JUIN — SEPTEMBRE 2017
Beaucoup de choses ont changé au cours des 3 derniers mois. J’ai gagné en force physique à force de porter ce sac à dos et je peux facilement marcher 25 km par jour alors qu’au début je luttais pour en faire 15, avec cette charge supplémentaire de près de 30 kg. Beaucoup de mes peurs initiales se sont évanouies. Je me suis habituée aux déjections d’ours tout le long du chemin, et je trouve de la beauté dans les plus petits détails de la piste. Ce ne sont pas simplement les grands animaux, mais aussi les tous petits qui me fascinent, et il m’arrive de pleurer quand ce qui m’entoure devient simplement trop émotionnant. Je me sens incroyablement bien, et je connais des moments d’émerveillement et de bonheur. Les gens se demandent si je ne me sens pas seule ou si je ne m’ennuie pas. Eh bien non, jamais. Il y a tant à explorer, tant à penser. Il y a bien les morceaux de piste qui recoupent les voies routières ; ça, ça m’épuise. Mais dès que je suis à nouveau sur la piste elle-même, le moral revient aussitôt. Et il y a tous ces gens incroyables dans tous les lieux que je traverse. Je reçois de la bonté chaque jour. Ce voyage, c’est plus que ce que j’avais imaginé. Il est épuisant, mais la récompense de la connexion avec la nature et les gens, ça me fait tenir, je l’espère jusqu’à Vancouver Island. Journal de Mel Vogel, entrée du 11 septembre 2017.
OCTOBRE 2017 — JANVIER 2018
L’hospitalité à son summum. La nuit dernière, Mary m’a spontanément récupérée au supermarché après que des gens m’ont aidée à trouver une maison pour la nuit, étant arrivée à 19h45 dans cette petite ville. Ce jour-là, j’avais piétiné à travers des congères de neige et une grosse tempête de neige. Merci à Ian, qui a rendu mon trajet sur la St John River trail possible en me prêtant ses raquettes, en attendant que les miennes arrivent à Grand Falls la semaine prochaine. Sur la photo, c’est Vera. Elle s’est levée à 6h30 ce matin pour me faire des cinnamon rolls et les amener chez mes hôtes avant mon départ. Elle a été suivie par Dawn, qui est passée pour me donner un récipient plein de sea food chowder. Tandis que tout ceci se produisait, Robert passait sa déneigeuse sur la piste, pour que je puisse commencer tôt demain et faire un trajet moins épuisant jusqu’à Florenceville, à 20 km de là. Ces gens, ce sont les gens de Hartland, au Nouveau-Brunswick. Ce genre de choses, on n’en parle pas au journal télévisé. Journal de Mel Vogel, entrée du 7 janvier 2018.
FÉVRIER — MAI 2018
Je suis allongée dans mon sac de couchage, et je n’arrive pas à dormir. Je me suis traînée sous ma tente vers 19h ce soir. J’ai mangé un morceau de pain avec du jambon et quelques amandes. Mon dernier morceau de pain est pour demain, avec du beurre d’érable, du jambon et une orange. J’ai rencontré un homme sur la piste une heure avant de m’arrêter et ça m’a mise mal à l’aise. Il m’a posé les questions habituelles, mais la dernière était sur l’âge que j’avais. Quand je lui ai dit que j’avais 43 ans, il m’a dit que je faisais bien plus jeune. Tandis qu’on parlait, ses yeux se sont posés sur mes jambes et mes leggins. Voilà ce que je ressasse, tandis que je suis allongée. J’essaie de me convaincre qu’il ne viendra pas me chercher dans l’obscurité de la piste. Dans ce froid. Un chien aboie non loin de moi. Je vais pisser une deuxième fois. J’essaie de me détendre pour dormir. Mes inquiétudes au sujet de l’homme s’évaporent tandis que j’entends tout à coup des voix extrêmement bizarres et effrayantes à l’extérieur de ma tente. Ca ressemble à un groupe de fantômes ou de vampires. Mais ce sont des coyotes.
[…]
C’est un nouveau jour. La Terre continue de tourner. Les oiseaux chantent et la peur est passée. Je savais qu’elle passerait. J’essaie de m’en convaincre à chaque fois que mon esprit gamberge. La peur est ma compagne depuis le début. On a souvent un dialogue assez intense, elle et moi, et c’est très bien comme ça. Ma peur de cette nuit m’a montré que je me suis trop relâchée sur la piste. Elle est apparue parce que je ne me suis pas sentie capable d’agir et de me protéger, puisque j’avais enterré toutes mes armes et protections au fond de mon sac à dos. En plus j’avais laissé un paquet de jambon ouvert dans mon petit sac à victuailles. Je savais que ce n’était pas bien, mais je m’en fichais parce que j’avais pris mes aises sur la piste. J’ai baissé ma garde. Les voix des coyotes la nuit dernière étaient comme des fantômes qui volaient autour de ma tente pour se moquer de moi. Petite idiote. Il m’ont donné un troisième et dernier avertissement avant de disparaître pour le reste de la nuit. Journal de Mel Vogel, entrées de la nuit du 4 mars et du matin du 5 mars 2018.
Tandis que Mel s’apprête à entamer sa deuxième année sur la Great Trail et qu’elle s’achemine de plus en plus vers l’ouest, je revis avec elle une partie de mes propres voyages, une partie de ma propre vie sur la route. Je me demande quel sera son prochain repas, sa prochaine révélation, ou le prochain trail angel, ou “bon samaritain du randonneur”, qu’elle rencontrera. Je repenserai à tous les repas, toutes les révélations, et tous les visages qui ont défilé pour moi aussi au fil de ma route.
Avant de vous laisser à la lecture du journal de Melanie Vogel, je vais vous raconter une courte histoire, que m’a raconté une femme retraitée qui faisait la route à vélo et en auberges, tandis que moi je faisais la route en voiture et sous tente. Son histoire se déroule en Colombie britannique, une province qui m’est chère et familière, et qui constitue l’étape finale de la grande aventure de Melanie Vogel. La route, c’est une grande chaîne d’histoires, qui passent de voyageuses en voyageurs, et qui contient un petit bout de notre humanité.
La dame, avant de repartir, nous raconte une histoire qui lui est arrivée quand elle était plus jeune et arpentait en stop la Colombie britannique. Un jour, un pêcheur à la retraite vint à sa rencontre et lui demanda : “Accepteriez-vous de louer une voiture pour moi ?” Il lui expliqua alors qu’il n’avait pas les papiers nécessaires pour le faire lui-même. Toute sa vie, il avait profité de la générosité des gens en se faisant prendre en stop. A présent, il était en train de mourir d’un cancer. Alors, il voulait faire le tour de la province et prendre autant d’auto-stoppeurs que possible !
La dame accepta, et à eux deux, ils conduisirent leur voiture à la rescousse de celles et ceux qui font la route à pied. Tant et si bien qu’à la fin, ayant gardé contact, ils se retrouvèrent tous à faire la fête, une grande fête jusqu’au matin, dans un grand châlet loué pour l’occasion par le pêcheur. En tout, ils étaient 70.
J’écrirai un email à la dame pour lui demander des détails, et d’autres histoires. Son histoire nous a rappelé, ou m’a rappelé en tous cas, qu’il existe un monde où se retrouvent des gens, où se déroulent des histoires, qui ne pourraient pas exister dans l’inertie de l’autre monde, celui des villes et des villages. C’est un monde en mouvement perpétuel, qui fait la nique aux codes sociaux, aux probabilités et à la vraisemblance. Ce monde tourne autour d’une entité, presque une divinité, qui s’appelle la route. Journal de Carrie Speaking, entrée du 19 août 2017.
Cet article a été publié sur “Carrie Speaking” dans le cadre de la série Wonder Women Wednesdays (3WD).
EPISODE 1: LA CHASSE AUX TRESORS DE SHARON HALEVI
C.I.D
alias CARRIE SPEAKING,
Autrice de voyage, blogueuse.
Visitez mon blog @ http://carriespeaking.com