Avant d’atterrir ici, dans le Yukon, j’étais persuadée que je n’y passerai pas l’hiver. J’ai cru que je ne tiendrai pas face au froid, aux nuits qui n’en finissent pas. Quatre mois plus tard, à la mi-Janvier, il me semble maintenant presque impossible de repartir.
Parfois, on se laisse aller par des a priori… Je regardais les températures hivernales de Dawson, on me parlait du soleil qui là-bas dès décembre n’apparaissait plus derrière les montagnes. J’imaginais une nuit sans fin, prostrée dans le noir, loin des rayons du soleil pour me réchauffer le cœur.
Après trois ans de voyage loin du froid, j’avais déjà mal survécu à l’hiver français, à l’humidité glaciale qui s’infiltrait à travers les vêtements alors quand il m’a fallu me croire capable de supporter des températures avoisinant les moins quarante, au fond de moi, je me sentais défaillir.
En arrivant ici, à la mi-Septembre, je quittais des températures estivales pour me plonger dans l’automne. À l’époque 15 degrés me semblait déjà très frais, je me couvrais d’un long manteau d’hiver pour mes cigarettes matinales et me demandais comment je supporterai un hiver ici, moins 40 c’était 55 degrés de moins, c’était l’abysse, l’impossible survie !
Puis le temps est passé et j’ai poussé mon corps à l’acclimatation, j’ai tenté de croire que j’y arriverai et par amour d’ailleurs je m’en suis sentie capable. Petit à petit, j’ai pris mes marques ; marques invisibles, une confiance qui s’est nichée au fond de moi. Une nature si belle ne pouvait pas me vouloir de mal et l’hiver ne ferait que lui redonner toute sa splendeur, j’attendais alors la neige avec une impatience enfantine.
Le Yukon n’était pas une évidence pour moi, je n’aurai peut-être pas forcément choisi d’y aller ou plutôt d’y rester aussi longtemps si je n’avais pas vu l’importance du rêve de la personne que j’aimais. Entre le froid, les distances incroyables, la nécessité donc du permis et d’un véhicule, les prix exorbitants… autant de critères qui auraient pu me faire remettre à plus tard une telle destination.
C’est lui qui m’a emmené là-bas, c’est la confiance que j’avais en notre amour, l’aimer c’était me sentir capable d’affronter le froid, de briser mes habitudes de voyage pour partir vers un autre inconnu.
C’était les aurores boréales partagées tous les deux…
Je ne suis pas si difficile, il n’est pas nécessaire de me pousser vers l’ailleurs, de lui-même il m’attire. J’aime la différence, découvrir un autre monde, me sentir en dehors de ce que la vie aurait pu attendre de moi. Me proposer de partir, c’est me proposer de vivre et partir avec lui, c’était un rêve partagé.
Au mois d’Octobre, nous avons quitté Whitehorse pour Dawson une première fois. Un trajet rocambolesque avec notre van qui arpentait pour la première fois à nos côtés une si longue distance.
C’était beau de nous voir sur la route tous les trois, c’était l’aventure dans le creux de nos mains.
C’était aussi une deuxième chance, la possibilité de se construire enfin puisque l’édifice de notre relation avait inlassablement été remis à plus tard. J’avais le cœur serré mais les paysages enneigés me redonnaient espoir, la nature m’emportait avec elle et me permettait d’y croire.
Face à l’immensité ici, je retrouvais le sentiment d’être en pleine mer : Le bleu à perte de vue et un blanc éclatant, les vagues sont les remous des pins dans le vent.
Je ressentais à nouveau cette liberté, le mouvement m’emportait, je me relevais dans l’intimité de mon être. J’ai toujours ce besoin si intense en moi de sentir que ma vie n’est pas encrée en un lieu, qu’elle est multiple et me surprendra toujours alors quand on a pris la route, je me suis sentie revivre. Comme une bouffée d’oxygène, l’air glacé qui emplissait nos poumons et les températures qui chutaient plus on se rapprochait du Nord.
Début octobre, une journée de route et on se plongeait dans l’hiver.
Quand je pensais à la neige, au poêle à bois qui nous attendaient, j’imaginais de longues heures à lire auprès du feu. Je m’imaginais aller couper du bois et venir me réchauffer dans ses bras.
Je nous voyais marcher, nos pas qui crissent s’enfonçant dans la neige, l’air qui se cristallise, les chiens courir autour de nous et nos mains qui se serrent à travers l’épaisseur des gants. Je me voyais écrire, je pensais qu’on aurait le temps mais le temps ne s’offre pas si on ne le saisit pas.
Les jours ont passé et on les a laissés passer.
Le quotidien s’impose, la fatigue, les défauts, les détails… tout paraissait alors plus gros, plus encombrant. On devient impatient, on se fuit et la présence de l’autre, toujours à nos côtés devient insupportable. Comme le froid qui une fois nous saisit ne nous laisse aucun répit. On ne se regarde plus, on se toise. On ne s’entend plus, on s’écoute d’une oreille distraite.
Les cœurs, à leur tour se refroidissent.
Puis, à nouveau, le départ pour Whitehorse. Dix jours comme des poussières de secondes envolées dans l’infini du temps, à tout jamais perdues. Regrets et fatalisme, le passé ne change pas, le présent s’oublie, le futur disparait. Les nouveaux lieux comme de nouvelles promesses déchues, l’amour remis à plus tard et le temps qui s’impose, nous efface puisqu’on le laisse faire.
Un mois et demi plus tard, après deux jours de route, nos premières nuits dans le Van malgré les moins 15 degrés dehors, nous voilà de retour à Dawson.
Maintenant, le froid fait petit à petit parti de la vie. On l’adopte, l’apprivoise, apprend à le comprendre, on saisit ses limites. Les températures chutent, les premiers moins trente, le quotidien qui change et mes doigts qui se crispent sur ma cigarette.
Malgré tout, tout s’empire, on s’abandonne, détruit par nos comportements ce qu’il reste de nous. On oublie de comprendre que tout comme le froid, l’amour ne pardonne pas toujours. On laisse derrière la rancœur l’humain, l’être sensible et s’enlise dans un tableau de reproches plutôt que de se rappeler ce qui nous a rapproché.
Le froid et les pleures s’infiltrent sous nos peaux, on atteint les moins quarante et ce point de non-retour. L’air glacial me saisit, je me bats, tente de m’activer mais si je ne peux retrouver un peu de chaleur alors le corps, l’esprit ne sont plus à la hauteur…
J’ai aimé ce froid, cette incontrôlable sensation qui, si on ne s’y prépare pas nous envahit si facilement. J’ai aimé entretenir la chaleur du poêle, chercher du bois, attiser la flamme. Si on ne s’y efforce pas le feu s’éteint, cela demande du temps, quelques instants à donner qui suffisent alors à être par la suite libre de profiter pleinement.
L’être face au froid doit savoir s’écouter, connaître ses propres limites.
Le corps n’est pas infaillible mais s’il est entendu, si on lui offre à temps la douceur d’un manteau alors il se rend disponible, prêt à marcher des heures si l’équilibre est trouvé.
Si le froid physique nous l’avons surmonté, si nous avons su nous préparer pour le combattre nos cœurs quant à eux ont gelé. Crispés, incapable de voir la beauté de ce que nous étions vraiment, ils se sont brisés.
J’ai laissé derrière moi les moins quarante, le poêle et mon rêve. Je suis repartie seule sur Whitehorse, l’absence du soleil à Dawson aura eu raison de nous.
Face à moi-même sous mes pulls et couvertures, je regrette mes doigts gelés sur ma cigarette. Je regrette de ne pas avoir su mettre à temps l’épaisseur de chaleur qui nous aurait réconfortés.
On ne choisit pas les degrés qui s’effondrent, le mercure qui jour après jour s’affaisse sous la barre des zéros, on ne maitrise pas l’amour de la personne aimée, je l’ai vu refroidir, je n’ai su le réchauffer…
Tu es si froid Yukon, tu ne pardonnes pas.
Pourtant tendre Yukon, je ne te quitterai pas…