Les écrivains sont-ils des surhommes ?

Nicolas Toussaint
Scribe
Published in
5 min readSep 15, 2017
Et la lumière fut ! — Patrick Fore

Les premières lueurs de l’aube s’engouffrent dans l’étroite lucarne de la mansarde du sixième étage. Chassant l’obscurité, elles découvrent une femme harassée par la fatigue, le dos lancinant et les paupières pesantes en plein combat avec ses démons intérieurs. Bienveillantes et attristées par ce terne spectacle, les messagères d’Hélios déposent sur son front les germes de l’inspiration créatrice. Grace à cette manne céleste, l’élue, transformée, se met à écrire frénétiquement avec une unique mission : terminer son livre le plus rapidement possible. Les dieux, rieurs, pourraient lui ôter ce qu’ils se sont amusés à lui donner.

Être inspiré ou ne pas l’être

Cette manière bien caricaturale de percevoir un écrivain trouvant subitement l’inspiration provoquera quelques sourires forcés, pourtant, elle n’en demeure pas moins bien ancrée dans notre imaginaire collectif. Écrire un roman, une nouvelle ou un recueil de poèmes ne serait dû qu’à l’inspiration distribuée aléatoirement par une espèce de force mystique supérieure.

Le monde se partagerait alors en deux catégories, les talentueux prolifiques bénis dès la naissance et les autres, contraints de les admirer. Depuis des millénaires, de nombreux écrivains ont contribué à renforcer cette perception erronée de l’accès à l’inspiration, y trouvant probablement quelques intérêts difficilement avouables. En Grèce antique, dans la tradition d’Orphée, les aèdes la recevaient directement des résidents de l’Olympe avec pour noble dessein de conter leurs exploits aux mortels ; Friedrich Hölderlin, envoûté par ce pan de l’histoire, se prônait lui aussi messager du divin, envoyé sur terre pour en magnifier la beauté ; plus récemment, Jack Kerouac se vantait d’avoir écrit Sur la route en moins de trois semaines — sans rappeler qu’il passa des années à retravailler son premier jet.

Étroitement liées dans les esprits, inspiration créatrice et fécondité littéraire participent à créer une vision bien fantasmée de l’écrivain : illuminé, poussé dans ses derniers retranchements, ne dormant n’y ne mangeant plus jusqu’à l’accomplissement de sa “vocation”.

Le syndrome de la page blanche

La représentation usuelle que l’on se fait de l’inspiration s’associe également pleinement avec celle du syndrome de la page blanche. Cette dernière insinuerait sournoisement que sans l’aide de cette force mystérieuse qu’est l’inspiration, l’écrivain est condamné à lutter en vain, la page à rester blanche.

La peur, l’angoisse et la frustration qu’un écrivain ressent au début de l’écriture de son ouvrage, sentiment d’être concassé par l’ampleur de la tâche qui lui reste à parcourir, existent bel et bien. Le problème reste la vision fabulée de ce syndrome dans la culture populaire. Se battre avec sa première phrase en devient une image fréquente, presque inconsciemment incorporée. Nous avons tous en tête une scène de film où l’on y voit un écrivain s’écharpant devant son carnet jaune, sa machine à écrire ou son ordinateur. Jack Torrance dans Shining, Barton Fink dans… Barton Fink, Eddie Mora dans Limitless… Les exemples sont légion. Irait-on loin si l’on insinuait que le scénariste hollywoodien type est un romancier refoulé ?

Prenons l’exemple de Limitless, dans l’incapacité d’écrire la moindre ligne, Eddie, écrivain névrosé, met la main sur une substance pharmaceutique puissante lui permettant de développer ses capacités cérébrales et d’enfin dépasser la peur d’écrire. Bien sûr, ce n’est que de la fiction, mais quel est le message renvoyé ? Comme les aèdes grecs recevant l’inspiration des mains des dieux, ici, le héros la reçoit d’une pilule miraculeuse. Encore et toujours, l’inspiration se suffirait d’elle-même, ne serait que l’affaire d’une poignée.

Le but n’est pas de minimiser la force de l’inspiration dans le processus de création, simplement de rappeler qu’elle seule n’a jamais fait une œuvre et que d’autres ingrédients sont nécessaires aux prouesses littéraires.

La routine des artistes

On ne peut pas attendre que l’inspiration vienne. Il faut courir après avec une massue — Jack London

Comme l’avançait le génial Jack London, si nous attendons éternellement que l’inspiration nous transperce de ses éclairs, il est probable que nous attendions encore longtemps. Le travail, l’abnégation et la force de caractère combinés à une routine méticuleuse permettent à l’écrivain de faire face aux doutes, de développer ses aptitudes afin de démultiplier ses chances de la saisir en plein vol. Une fois saisie il faut la faire fructifier, la nourrir de labeur, de recherches précises, de plans concis. Écrire un livre demande un travail d’orfèvre avec ciseler, fignoler et polir comme maîtres mots.

Mais laissons de côté les étapes nécessaires à l’écriture d’un livre. Aujourd’hui, j’aimerais mettre en lumière une spécificité que l’on omet souvent dans le débat public car peu séduisante : la force de la routine dans la création artistique.

Les hommes passent, les idées restent dit-on mais une idée inspirée n’a jamais fait une oeuvre. Seule coordonnée à des actions celle-ci peut s’exprimer entièrement, dépasser les âges, survivre à son propre créateur et influencer des millions de personnes. Étudier les routines quotidiennes des génies littéraires sont des sources infinies de motivation, elles nous permettent de saisir qu’ils n’étaient pas des êtres doués de pouvoirs surnaturels mais bien des humains avec un cerveau, deux bras, deux jambes, des envies et des tourments. Cette pensée, une fois insérée dans notre subconscient, nous donne la force de nous surpasser afin d’un jour réussir à toucher ces firmaments. Il n’y a pour ainsi dire plus aucune limite.

En fouillant un peu sur le net, j’ai mis la main sur un étonnant graphique réalisé par Podio résumant les routines des quelques-uns des génies de notre temps. Ici pas seulement question d’écrivains mais aussi de musiciens, peintres et scientifiques.

Routine quotidienne des artistes — Podio

Les routines prennent chacune une forme distincte, personnelle, se mariant avec les personnalités des artistes. Et bien que différentes, elles ont toutes en commun les longues tranches horaires dédiées à la maîtrise de l’art, qu’elles soient diurnes ou nocturnes. On ne devient pas un artiste accompli en l’affaire d’une seconde. L’inspiration ne tombe pas du ciel mais s’acquière pas à pas, à force de travail acharné.

Le génie est affaire de patience éternelle disait un certain Michel-Ange.

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