Depuis plusieurs mois maintenant, j’ai en tête deux sujets d’article dont je n’arrive pas à trouver la forme. Des sujets qui me questionnent autant dans la vie de tous les jours que dans une réflexion plus personnelle.
Le premier étant la peur, la peur qui m’empêche de vivre complètement ma vie parfois. Le second : l’appropriation du corps féminin par l’autre, l’autre tout d’abord masculin mais aussi dans un deuxième tant féminin.
Pas plus tard qu’il y a quelques jours, ces deux sujets se sont confrontés, ils ne sont devenus qu’un. Et aujourd’hui, c’est en colère que je suis, je suis même folle de rage… Afin de pourvoir m’exprimer plus librement, je vais d’abord remettre en contexte la situation à laquelle j’ai dû faire face.
Je pratique le stop, depuis quelques années déjà. J’annonce souvent fièrement que j’ai à mon compte un peu plus de 10 000 km parcourus et ce, dans plusieurs pays. En bref, j’ai l’habitude et j’apprécie cette façon de me déplacer.
Ce jour-là, j’attendais donc sur le bord de la route, juste avant le péage de Riom, direction Saint Etienne. Ayant déjà utilisé ce spot, je savais qu’il était compliqué pour les camions de se garer de façon à ce que je puisse communiquer avec le chauffeur. J’avais donc fait une pancarte pour qu’ils ne s’arrêtent pas inutilement.
Le temps d’attente fut relativement court, 10 min à peine et un camion s’arrêtait. Je n’ai pas réfléchi longtemps, il avait vu ma pancarte, m’indiquait rapidement que oui, il allait bien là-bas, j’ai sauté à bord. Un trajet en camion se refuse difficilement !
À peine installée, j’ai compris qu’il ne savait pas où il allait. Inquiète, j’ai voulu redescendre mais déjà il partait sur la route. Mon cœur s’est alors accéléré. Il ne parlait pas français, baragouinait l’anglais et avait une apparence que peu avenante (détail sur lequel j’essaie de ne jamais m’arrêter, l’habit ne faisant pas le moine). La cabine empestait le sale accumulé.
Le péage passé, un double embranchement: Lyon (donc Saint Etienne) et Paris. Évidemment, il a pris la direction de Paris et mon ventre a fini de se serrer. J’ai essayé de lui dire qu’il n’avait pas pris la bonne route et dans sa bouche, une seule parole : “no worries, no problems”.
Il m’a alors expliqué qu’il devait d’abord récupérer des papiers pour sa cargaison auprès d’un de ses collègues, sur une aire d’autoroute un peu plus loin, avant de faire demi-tour. Kilomètre après kilomètre, petit à petit, je perdais pied. J’ai expliqué mon malaise, mon incompréhension et toujours ces mots : “no worries, no problems”.
J’ai tenté alors de me rassurer, d’entamer des conversations qui ne semblaient pas si naturelles. Sa compagnie n’était pas insupportable, il était poli, gentil, je crois même avoir réussi à rire, tenté de détendre l’atmosphère tout en gardant une certaine distance dans mes propos. Quelques compliments sur la photo de son fils, parler de sa femme, de sa famille, en savoir un peu plus, élucider le mystère de son trajet inconnu même apparemment de lui.
Une quarantaine de kilomètres se sont écoulés, j’étais plus détendue. Il s’est arrêté sur une aire d’autoroute fréquentée, m’a proposé un café et m’a dit qu’il allait appeler son patron afin de connaître sa destination, afin de me rassurer. La peur m’avait presque quitté et j’ai décidé de passer outre les histoires morbides que l’on raconte si souvent sur le stop. Je lui ai demandé si je pouvais lui faire confiance, il ne me retenait pas à bord, j’ai donc décidé de continuer la route avec lui.
À cet instant précis, j’aurais pu choisir de partir mais je n’ai pas voulu être dictée par ma peur. J’ai blâmé mon instinct qui se trouve être rarement bon, ai mis de côté les aprioris, les généralités. Je pouvais lui faire confiance. Nous avons discuté du trajet, il allait sûrement se rendre à Turin, il ferait un détour par Saint Etienne, ce n’était presque rien. “No worries, no problems”. Il a appelé son collègue qui se trouvait être sur une autre aire d’autoroute un peu plus loin et puis nous avons repris la route.
La peur était là, au fond de mon ventre et je l’écrasais avec fierté, non, tout allait bien se passer. Il a alors commencé à me complimenter physiquement et je l’ai arrêté. Je ne me sentais déjà pas à l’aise, il n’était donc pas approprié de sa part de tenir de tels propos.
J’ai pensé à mon physique, j’ai pensé “je devrais me raser la tête, perdre une part de mes stéréotypes de genre. Il m’a demandé pourquoi j’avais peur, je lui ai expliqué ma condition d’infériorité physique. “No worries, no problems”.
Je lui ai dit que c’était étrange pour moi cette situation, me diriger à l’opposé de là où je souhaitais aller… “No worries, no problems”. On s’est serré la main : “Friends ?!… Friends !”.
La pluie s’est mise à tomber. Puis la deuxième aire d’autoroute est arrivée. Il s’est arrêté. A coupé le contact. S’est assis sur la banquette arrière. Plus près de moi. Une femme est passée puis plus personne, des camions vides, des toilettes publics et la pluie. C’était nous et la pluie. Lui, moi et son collègue qui allait bientôt arriver. Il a continué ses remarques, m’a répété que j’étais belle, que j’avais de beaux yeux, je l’ai à nouveau arrêté. J’ai essayé alors de le convaincre insidieusement qu’il ne me ferait rien de mal, un père de famille pense toujours à ses enfants et agit de la façon dont il souhaiterait que les autres agissent avec eux, un père de famille… c’est un mec bien.
Il m’a alors répondu qu’avec lui j’étais en sécurité puis il a directement enchainé : “Do you want to have sex with me?”. Mon monde s’est écroulé. J’ai réagi rapidement, lui ai dit que ce n’était plus possible, qu’il ne pouvait pas dire ça, que maintenant j’allais m’en aller. Il a rapidement essayé de me convaincre de rester. “No worries, no problems”.
À croire qu’il n’avait rien dit, que la situation était normale. Il ne s’est plus rien passé. Je suis sortie du camion, j’ai marché sous la pluie, libérée mais en insécurité la plus totale. J’ai appelé un ami, j’ai tourné en rond : m’enfermer dans les toilettes, partir dans les champs, traverser l’autoroute pour aller sur l’aire opposée…
Tout s’est rapidement mélangé dans mon esprit. Puis l’instinct de survie, fuir, m’éloigner. J’ai grimpé un grillage, ai traversé un champ boueux, la pluie rissolait sur mon visage, la nuit tombait, j’ai rejoint les habitations les plus proches. Il ne s’est plus rien passé.
Il ne m’a pas touché, agressé, insulté, rabaissé, frappé, violé, Il m’a même complimenté, rassuré, proposé un café… Et pourtant j’ai eu peur. J’ai fait des erreurs, j’aurai dû fuir avant mais le sujet n’est pas là. À cet instant de ma vie, j’ai souhaité dégrader mon corps afin qu’il ne me fasse plus défaut. J’ai senti que mon apparence ne m’appartenait plus, elle était une vitrine, mon corps : une possibilité, une ouverture à l’autre que je ne pouvais pas contrôler.
Ce jour-là, avant de partir, j’ai failli changer mes habitudes, j’avais envie de me mettre en robe et je ne l’ai pas fait car en stop je ne me le permets pas. Je n’envisage pas le stop comme un risque en tant que tel, 10 000 kilomètres d’aventures et de rencontres extraordinaires, ça rassure.
Cependant, je suis quelques règles et l’une d’elle est clairement dictée par la société, je contrains mon apparence : jamais de short, ni de robe, toujours un pantalon, pas de décolleté. À partir du moment où j’accepte de suivre cette règle, déjà mon aspect vestimentaire ne m’appartient plus qu’à moitié.
Et pourtant, ce jour-là, j’ai opté pour mon pantalon habituel et cette règle n’a pas suffi. Ainsi, de par l’appropriation de mon corps par cet étranger, la peur est apparue. Le lien fut immédiat, j’étais prisonnières de la cabine de son camion mais aussi de son regard sur moi. Je n’étais plus une être humaine mais un corps objet, sexualisé à mes dépends. Je ne pouvais rien faire pour changer cette situation.
C’est de ce constat que ma rage est née. De par les codes sociétaux qui ne veulent pas changer, le regard d’autrui sur moi restera trop souvent un jugement sexuel, car le corps féminin est sexuel. À cause de la société, à cause de ce qu’elle a fait des humains, j’ai peur.
Peut-être me direz-vous, que je généralise, que tous les hommes n’agissent pas ainsi et que je ne peux pas faire un raccourci en blâmant la société en tant que telle. Je ne généralise pas, je suis consciente que tous les hommes ne sont pas les mêmes cependant je sais que l’environnement dans lequel ils ont évolué a toujours déprécié la femme et rendu son aspect physique sexuel et disponible.
De même que les femmes sont contraintes à des stéréotypes qui leur collent à la peau, à des comportements dits soi-disant innés au point qu’elles les assimilent comme leurs, l’homme est rabaissé à son instinct sexuel, il est un animal errant et constamment obligé de contrôler ses pulsions.
Comment le respect du corps de l’autre peut-il exister, s’il est exhibé, soldé, libre d’accès. Le corps de la femme sexualisé est partout, du plus simple détail : mannequins en vitrines au seins qui pointes, aux extrêmes : magazines pornos mis en avant dans les kiosques comme n’importe quel quotidien quelconque.
De par cette vulgarisation de la sexualité intime des femmes, mon corps ne m’appartient plus. Par peur je me contrains car l’homme est un loup pour mon corps, il peut s’il le souhaite prendre le dessus et puisque la société ne valorise pas le respect de l’autre, elle me rend disponible à n’importe qui.
Je ne supporte plus d’être dictée par ma peur, je voudrais reprendre possession de mon corps et ce jour-là, rien ne fut possible. J’ai tenté d’effacer mes craintes et je me suis vue mise en danger car mon physique m’a imposé le rôle de victime.
Dois-je en plus de ça préciser que je n’étais pas maquillée, emmitouflée dans une épaisse écharpe, une veste de pluie pour manteau, des chaussures abimées ? Dois-je préciser que j’ai tenté de maitriser mon comportement, ne pas paraitre ni vulgaire, ni ouverte ? Qu’aurais-je dû faire de plus ? Et pourquoi dans cette situation, c’est envers moi-même que je tourne les derniers fardeaux de la culpabilité ? Pourquoi je me sens obligée de me justifier ? Pourquoi ai-je ressenti de la honte ?
Et cette idée insupportable : “On t’avait prévenu, faire du stop quand tu es une fille seule c’est dangereux.”
Le stop peut malheureusement être risqué pour les hommes comme pour les femmes, cependant les dangers n’existent pas dans les mêmes critères. Un homme qui tend son pouce peut craindre la personne malsaine, déglinguée, fondamentalement perverse mais avec le chauffeur que j’ai rencontré il n’aurait eu aucun problème.
La femme peut craindre n’importe qui car aux yeux de notre société, notre humanité peut disparaitre en un instant derrière notre aspect physique. Je blâme la société pour ma peur car elles empêchent aux hommes comme aux femmes d’être ce que nous sommes intrinsèquement et détruit ainsi une part de notre humanité.
La société a pris mon corps. Je n’ai pas été touché, agressé, insulté, rabaissé, frappé, violé, il m’a même complimenté, rassuré, proposé un café… Et pourtant j’ai eu peur. À vouloir aller de l’avant, j’ai chuté car l’environnement dans lequel j’évolue est hypocrite et ne me veut pas fondamentalement du bien en tant que femme cisgenre.
C’est pourquoi je suis incroyablement en colère. Je sais qu’il me sera impossible de parler de cette histoire à certaines personnes car pour certains, JE me suis mise en danger, JE suis le point de départ, la cause de ce qu’il m’est arrivé, faire du stop seulE, quelle idée… Car dans notre société, la femme doit suivre des règles. Car plus que son humanité c’est son corps que l’on relève. Car à cause du patriarcat, j’ai eu peur et honte de moi.
Je ne pourrai jamais en parler à ma mère à qui je dis d’habitude toujours tout car il faudra alors que j’arrête le stop. Je ne pourrai jamais publier cet article sur mon blog car je n’assume pas encore.
Face à cette histoire, c’est moi et moi seule que j’essaie de changer, c’est aussi contre moi que je ressens la colère de ne pas avoir écouté ma peur, d’avoir osé faire confiance. Lui, il ne lui arrivera rien, il ne se remettra sûrement même pas en question, on ne lui fera aucune remarque.
Rien de tout ça ne fait sens, la honte, les tords devraient être sur lui et pourtant on m’a reproché de lui avoir fait confiance, de ne pas avoir suivi mon instinct… mais dans quelle humanité vivons-nous ? Et quelle humanité complètement torturée quand je dois alors souligner que cette remarque venait en plus d’une femme qui a déjà été agressée.
Je me sens envahie par l’insécurité, l’incompréhension, l’impossibilité de crier ma fureur. Et pourtant, malgré tout, c’est dans cette société, au sein de cette humanité que je vais continuer de faire du stop. C’est face à ce paradoxe, que je vais tenter de reprendre possession de mon corps, de combattre mes peurs, de ne pas succomber.
La prochaine fois je mettrai même une robe…