L’heure de la mort

Réflexions oniriques sur la fin de toutes choses

Anne-Laure Frite
Scribe

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“A l’âge de 31 ans, je réalisais que ma mort, jusque là immatérielle, iréelle, impossible, surviendrait un jour. Pas un jour, comme l’horizon du “plus tard”, mais un jour, comme “le jour de la semaine”. Du genre lundi, mardi ou dimanche.

Les gens meurent donc en plein milieu de la semaine, ou pire, pendant les vacances scolaires de la zone B. Il y en a même qui décédent entre midi et deux.

L’heure, c’est important.

Quand on constate le décès, on dit à quelle heure. Jamais un chirurgien ne dit, les mains gantées tenues vers le haut et pleines de sang : “Martine, décédée un soir de forte pluie à Mont-Saint-Aignan d’une pancréatite aigüe, avant d’avoir pu finir le dernier chapitre de sa nouvelle érotique qui se passe à Moscou en 1833”. Non, le chirurgien dit “Martine DuChnock, décédée à 13h18”.

Prononcer la mort n’est pas l’expliquer, la regretter ou la maudire non. Prononcer, c’est dire à quelle heure “la mort” est survenue. Comme le Paris-Montargis de 15h57. Peut-être qu’on devrait ranger les gens comme on range les trains, par horaire de départ. Ou d’arrivée. Ce serait plus simple.

Si on constate la mort, c’est que face à elle on ne peut rien faire d’autre. Un jour, elle se pointe, et puis c’est tout. Ca dépend la mort de quoi, ou de qui. Parce qu’une idée qui meurt, une personnalité qui se dillue, se perd ou s’amenuise à petit feu, c’est une agonie, et les agonies n’ont pas d’heure mais des longueurs. Elles ne surviennent pas à 09h40, elle durent des heures, des mois, des années. Personne ne prononce jamais l’agonie. Ce serait comme annoncer un train qui sera en retard, sans jamais savoir de combien. “Attention, le 14h18 en provenance de Lille entrera en gare… un de ces jours”. Oui mais alors voyez que c’est pire qu’un train dont on sait qu’il n’arrivera pas, un train perdu, annulé ou qui a renoncé pour retourner à son point de départ voyant que le ciel était gris et qu’il allait pleuvoir. Un train qui agonise, c’est terrible car on ne sait pas. Alors que la mort, elle, donne l’avantage de savoir où on en est. Mieux vaut un train retardé de 14 minutes qu’un train indécis.

On devrait prononcer le décès de tout ce qui meurt, la tâche est infinie mais pas si inutile que ça.

Si Martine est morte à 13h18, à quelle heure ai-je “constaté” le décès de mon rêve de devenir jockey, pilote ou bien grande anthropologue célèbre ? Sur le calendrier, pouvons-nous faire une croix le jour où un amour naît, et le jour où il meurt aussi ? La croix sur Fred, Jonathan ou bien Chiquette, la chienne beige et dodue de ma tante ? La croix sur la mort du plan A, du job 28bis, de l’appartement aux jolis volets bleus, du pays que j’aimais bien, de la langue que je suis déjà en train d’oublier, de la région, du rêve 118 alinéa 4.

C’est épatant mais ma mort aura lieu comme toute les autres. Si décisive qu’elle sera pour moi, forcément, elle restera incapable d’échapper au temps asservi de notre époque où il est toujours une certaine heure, un certain jour, ce temps haché, débité, rendu lisse comme un tronc passé dans l’ébrancheuse sans la moindre délicatesse. Je décéderai inévitablement dans la banalité d’un mardi ou d’un lundi matin, entre deux repas ou bien pendant. Peut-être serais-je en train de me dire “J’irais bien manger un truc”. Quand sera la dernière fois que je regarderais l’heure en me disant, tiens, il est 16h23 ?

Face à l’éventualité que la présentatrice météo énonce un jour le temps qu’il fera quand je serais morte, que ce sera la Saint quelque chose et que le soleil se couchera à 19h24, je commençais à vivre, amusée de mon insignifiance.

Géographe, exploratrice d’écritures, Anne-Laure est la fondatrice de retourenfrance.fr et l’auteur du Guide du retour en France. Elle anime une communauté d’entraide pour les personnes revenues de l’étranger sur les média sociaux.

Lui écrire : annelaure(at)retourenfrance.fr

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Anne-Laure Frite
Scribe

Passionnée par les Internets, je tente régulièrement de devenir chercheuse universitaire ou écrivain célèbre sans jamais y parvenir.