Partager la gêne féminine

Samuel B. Rozenbaum
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4 min readApr 20, 2019

LLes maisons alignées d’un quartier résidentiel. Un porche, un rockin’ chair, une porte. Des plans fixes et aérés qui s’enchainent lentement. Un living-room aux meubles disparates, une table en bois, un napperon blanc. Sur le napperon blanc, un vase coloré des mêmes teintes jaunes que les fleurs en dedans, et dans le coin, un téléviseur imposant qui trahit les années quatre-vingt-dix. Des murs mauves, quelques photos encadrées. Deux filles, deux parents, cinq sourires. Les quatre des photos et celui que l’on ne peut retenir de les regarder. Quelques notes de musique, discrètes, rondes, douces. Le son d’une guitare nylon et cette voix qui s’en vient, tendre, calme, polie.

La salle de lavage. À côté d’une machine à laver et d’une sécheuse indispensable à chaque maison de chaque région du Québec, on découvre une adolescente de dos, le regard droit et figé sur l’ordinateur jauni. De chaque côté du mastodonte cathodique, deux petites enceintes au même charme délavé. C’est de là que provient le son. Apparaît enfin le visage de la jeune fille, sérieux pour son âge ou pour l’occasion. On ne sait pas encore. Elle a quinze ans et l’air solennel des jours où l’on prend conscience d’avoir pris conscience d’une vérité immuable, d’un changement fondamental que l’on doit intégrer. Elle vient de découvrir cette chanson par hasard, sur internet.

Elle qui ne goûtait jusque là qu’aux vinyles anglophones de ses parents. Voilà ce que c’est que de grandir dans un village où il n’y a pas de disquaire, voilà ce que c’est que de grandir à une époque où internet débute timidement sa percée dans les foyers. Même si c’est encore lent et filaire, c’est là, c’est possible. Le réalisateur veut-il nous parler du changement d’ère technologique à l’aube des années deux mille ? ou évoquer la métamorphose intime qui s’opère à cet instant en son personnage ? Soucieux de nous faire comprendre l’enjeu qui se déroule sous nos yeux, il terminerait cette scène d’exposition muette par un plan serré sur l’écran d’ordinateur. Un lecteur audio, probablement Winamp, vieux cousin d’iTunes, et au-dessus des formes colorées qui ondulent, le titre de la chanson : Une sorcière comme les autres.

Stéphanie a grandi. Elle a quitté sa Gaspésie natale pour aller étudier à Drummondville. À dix-huit ans, elle se rend seule au Centre Culturel pour assister à un concert d’Anne Sylvestre, créatrice et interprète de la sorcière.

Elle rentre chez elle à pied, en larmes, bouleversée. La notion du temps est devenue plus relative que jamais. Une fois arrivée, elle demeure incapable de parler à ses colocataires. La gorge nouée, elle commence à comprendre. Il y a trois ans, elle a découvert un modèle féminin à suivre. Pour une fois, il n’est plus question d’hommes et uniquement d’hommes. Pour une fois, il n’est plus question que de Brel, Brassens ou Ferré lorsqu’il s’agit des grands auteurs francophones. Pour une fois il y a une femme et désormais, la gêne féminine peut se partager.

❝ S’il vous plaît, faites-vous léger, moi je ne peux plus bouger.❞

Son inconfort à trouver une place dans un monde artistiquement trop masculin n’est plus un poids que Stéphanie doit porter seule. Un double coup de poing dans la face, face à cette femme qui lui parle de ce que c’est que d’être une femme.

❝ Vous m’avez aimée servante, m’avez voulue ignorante, forte vous me combattiez, faible vous me méprisiez.❞

C’est ici et hier à la fois.

Deux mille dix-huit. Stéphanie est assise face à moi. Les yeux brillants et le sourire serein, elle me confie sa joie de se confier sur cette histoire, de parler des clefs que cette chanson lui a offertes au long cours de ces sept minutes interminables mais trop courtes. Cette chanson qui l’a poussée à s’affirmer, cette chanson qui l’aide encore aujourd’hui à accepter les insécurités qu’elle avait déjà à dix-huit ans. Un peu comme si partager ses poids nous permettait de nous défaire d’une part de la charge. Comprendre ne résout pas tout, me dit-elle, mais ça allège. C’est déjà ça.

Écoutez Une sorcière comme les autres de Anne Sylvestre.Entrevue réalisée à Grande Vallée, à l'été 2018.
Pour en savoir + :
Stéphanie Boulay, Anne Sylvestre, Petite Vallée
Texte & photos :
Samuel R.

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Samuel B. Rozenbaum
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Si ma croissance est terminée, pourquoi mon front continue-t-il de grandir ? ● Explorateur de mots, de notes, et d'images.