Philosophie (du) quotidien

Joëlle Tremblay
Scribe
6 min readSep 10, 2017

--

Prélude

Je tiens à mettre en garde tous ceux qui pourraient voir la philo comme une source de réponse ferme et absolue à leurs questionnements existentiels. Je n’ai rien d’un gourou et je n’en veux rien. Le propre de la philosophie, c’est de questionner, c’est se mettre en marche, c’est sortir de soi en allant voir ce qu’est le monde. Questionner s’arrête avec une réponse probable. Pour un temps. Philosopher, c’est remettre le tout en marche par une nouvelle question. Dans cette série, je vous propose donc de nous remettre en marche par et en fonction de notre quotidien.

L’aube

Ce moment du jour si négligé et pour cause. Si nous avions à prendre conscience tous les jours de la grandeur et de la beauté du jour, de chaque jour, la vie serait bien ardue. Nous aurions de la difficulté à saisir pourquoi nous négligeons notre vie, pourquoi nous détruisons la nature, pourquoi tant de violence et tant de haine. Ce serait le jour important des spécialistes de la santé, nous aurions afin contracté le mal du siècle, sortant du même coup d’un nihilisme profond. Nietzsche serait heureux, la force vitale reprendrait ses droits, ne pouvant plus prétexter ceci et son contraire pour ne pas faire, pour ne pas se dépasser, pour ne pas oser. Enfin!, dirait-il, enfin l’intelligence reprend sa place se faisant tasser par le corps. Enfin, nous voyons clair dans ce qu’il nous est possible de faire en délaissant la zombitude de notre existence passée. Enfin, la lumière se fait sur notre état et nous nous engageons envers nous-mêmes et sans repères dans ce monde ici-bas. Dieu est mort après tout.

Mais l’état actuel des choses est bien différent. Le rythme avec lequel nous agissons et nous répondons au réel devrait nous rendre à l’évidence que nous ne réfléchissons guère. Questionner arrête le flux, c’est un obstacle que nous pouvons contourner sans trop de dommages, sans trop de risques. Nous sommes passés maîtres dans ce refus de réflexion. Nous agissons en pensant rapidement, nourris par (je vais dire un gros mot) des préjugés et des opinions. Parfois, cela s’avère juste. Souvent, c’est dramatique, mais ça se cache bien. Un petit coup de gestion du changement et nous sommes de retour sur les rails pour un trimestre ou deux, si nous sommes chanceux. La suranalyse de la situation de la politique internationale nous réconforte en trouvant, soi-disant, une cause à un événement tragique ou à la candidature du grotesque à la présidence américaine. Du côté perso, la méditation pleine conscience, le kombucha et les bienfaits insoupçonnés du kale répondent sans trop d’efforts au questionnement incessant du monde. Et pourtant, tous les penseurs l’ont dit et toutes les époques aussi:

Il

n’y a pas

de recettes

miracles

pour donner

un sens

à notre existence.

Nous prenons conscience de cette réalité tout d’abord dans notre chair. Ça fait mal. Au sens fort du terme. C’est par la suite, quand le corps est meurtri et le rythme ralenti de force par le manque d’élan vital, que le questionnement est rendu possible. Cet éveil à notre expérience commune doit être une prise avec soi.

La compréhension du réel est étymologiquement une prise, une prise avec soi. C’est l’oeuvre du corps, de la main. En tant que jeté-là sans repères dans l’existence, la mise en lumière de notre réalité est d’abord souffrance. Ne pas vouloir souffrir, c’est passer à côté de l’humanité en soi. Poser une question, c’est écouter un désir, le désir de com-prendre.

Poser une question, c’est écouter la douleur issue de notre ignorance. Ne pas poser de questions, c’est croire que nous connaissons. C’est nous sentir pleins alors que nous sommes vides.

À crier que l’existence humaine a un sens, c’est ne pas vouloir regarder la vie en face. Elle n’en a pas de facto, il nous faut lui en donner un.

L’aube à soi est souvent douloureuse comme les matins d’insomnie.

Midi

S’éveiller à soi, c’est aussi prendre acte du réel. L’éclairage change sur le monde, portant à notre regard son absurdité. Si l’éveil à soi est souffrant, l’éveil au réel et à l’absurde ne nous laisse aucun repos possible.

Sans tomber dans une analyse tragique de l’histoire, force est de constater que nous vivons dans un monde où l’enjeu par excellence est le vivre ensemble, nous propulsant dans les dimensions de l’éthique et du politique. C’est là que nous voyons prendre naissance les atrocités dont la liste serait longue et hasardeuse. Comment et pourquoi continuer à vivre paisiblement dans ce bas monde si le quotidien nous ramène le nez dans cette merde? Est-ce seulement possible? Est-ce seulement souhaitable?

Pouvons-nous

à hauteur d’homme

faire en sorte

de changer les choses?

Pour illustrer cette prise du réel, Camus disait que la campagne est noire de soleil. Noire de soleil, comme à midi lorsqu’il n’y a pas d’ombre possible pour reprendre nos esprits. Toujours cette clarté si puissante qu’elle nous force à fermer les yeux à demi. Toujours cette chaleur qui fait fondre notre état d’être réduisant presque à néant toute action véritable.

Cet éclairage ne rend pas le monde meilleur, il nous le montre cru. Son éclat est insupportable. Il nous faut agir en réponse à ce choc du réel.

À la démesure avec laquelle l’absurdité s’incarne dans le monde, nous serions plus que tenter d’y répondre par notre propre démesure. À vrai dire, nous y excellons: aveuglement, déresponsabilisation, insouciance, injustice, atrocité, indignation quotidienne sur les RS.

Cela produit

plus

d’absurde.

Bien joué!

Répondre implique une mesure de nos actes. Un savoir. De l’expérience. Nous devons lui répondre dans la mesure du possible. Pour ne pas amplifier la situation ou sans le savoir la recréer.

Bref, ça demande de l’effort pour tout d’abord accepter et reconnaître et par la suite réformer. Car non, cela ne se fait pas seul! Le changement, celui qui organiquement prendra lieu et place, doit s’orchestrer ensemble.

Accepter l’absurde pour le refuser, c’est agir en tant qu’humain, en tant qu’être libre et intelligent.

C’est agir dans une mesure face à l’absurde.

Tout ne nous est pas possible,

il faut savoir le reconnaître pour créer

ce qui nous reste de monde.

Mais, vous avez raison, c’est l’heure du lunch, il fait chaud, mieux vaut faire nos petites affaires. Il y aura certainement kékun qui va s’en occuper anyway!

Crépuscule

Plus la lumière se fera sur le monde et sur notre quotidien, plus la quête de réponses sera insistante, exigeante et donc désolante. La levée du voile entraîne une exigence et nous voudrons que tous y parviennent.

Si nous souhaitons le meilleur pour nous, nous voulons le partager, le rendre accessible pour tous. Nous ne sommes pas devant un avoir que nous pouvons posséder. Nous avons le devoir de le partager et de rendre l’humain plus humain.

La lumière tombe alors sur le monde, les repères s’effritent, les actes sont moins distincts. Les bruits s’amenuisant, notre voix est étouffée par l’excès de silence de nos semblables en réponse au monde. Nous tentons de traduire la réalité en mots, mais peu les comprennent ou veulent nous écouter.

Que dire pour que nous soyons entendus? Que faire pour réveiller le désir?

Des couleurs? Du spectaculaire?

Nous nous habituons à tout, même à l’exceptionnel.

Le lumineux attire l’oeil, mais ne nous force pas à nous lever. Nous ne pouvons qu’entraîner l’autre à le faire par lui-même.

Le cultivateur ne peut faire pousser le fruit de sa culture de force. Même avec les soins les plus méticuleux, un savoir-faire et une pratique basée sur l’expérience, il y aura toujours une partie de sa récolte qui échappera à son travail. La graine ne germant pas. Il en va de même pour le «jardinier des hommes».

Nous n’arriverons jamais à rendre l’humain pleinement connaisseur et libre. La vérité n’étant pas atteignable, nous sommes voués à nous créer et à nous recréer constamment. Nous poussant toujours sur le chemin. Nous serons toujours ignorants et esclaves de whatever.

--

--

Joëlle Tremblay
Scribe
Writer for

Philosophe, mais aussi professeure, chroniqueuse, conférencière et consultante en philosophie. Et parfois auteure.