Rester vivant

Valentin Vieira da Silva
Scribe
Published in
6 min readJan 5, 2019

“Si tu veux être heureux, sois libre.

Si tu veux être libre, sois courageux.”

Je suis tombé plusieurs fois sur cette phrase de l’auteur Grec Thucydide ces derniers temps.

Elle est extraite de son ouvrage majeur La Guerre du Péloponnèse.

Je l’ai entendu.

Je l’ai même lu.

C’est marrant.

Elle résonne en moi et touche une corde sensible.

Elle me dit un truc comme : fais quelque chose de plus Grand que toi.

Ou bien sa variante : Il faut que tu te dépasses, que tu te surpasses.

Qu’est ce qu’il y a dans cette invitation à la grandeur, dans cette obligation à croître plus que ce que je suis, plus que ce que nous sommes ?

Lorsque, plus jeune, on partait avec mon père dans les Calanques à Marseille le matin (assez tôt : il devait être sept heures, sept heure et demi), je me souviens, je prenais avec moi des barres de céréales chocolatées bon marché et ma gourde en plastique qui sentait le plastique et faisait que l’eau aussi sentait, et goûtait, le plastique.

Maman dormait encore lorsqu’on refermait délicatement la porte derrière nous.

Plus tard, on arrivait à l’entrée des Calanques (généralement Sugiton ou Morgiou, mais cela pouvait être celles d’En-Vau aussi), face à la pierre et à l’herbe sèche, à cette odeur si particulière de la mer le matin caressant le thym et la mousse oubliée au creux de la roche.

Puis la marche commençait.

On marchait, on marchait des heures durant.

On marchait sans pause — parfois sous les pins, parfois en plein soleil.

Mon père disait cagnard.

Il disait ça comme ça :

C’est dur, non, en plein cagnard ?

On continue, hein ?

Ce n’était pas vraiment des questions ou bien pas des questions qui m’étaient destinées.

On continuait toujours.

Mais c’est vrai que j’ai toujours dit oui.

Et j’avais raison.

Parce que j’adorais quand, des heures plus tard (ou ce qui me semblait avoir duré des heures), après avoir parfois consacré un moment à escalader un mur rocheux pour le plaisir, la mer était à nos pieds, fraîche et translucide, et qu’après s’être déshabillé en quatrième vitesse, on plongeait tête la première (on oubliait souvent de se mouiller la nuque au préalable) dans l’eau à la recherche de la paix, du silence et de la profondeur.

Ce dont je me souviens et qui me donne encore des frissons aujourd’hui :

L’eau était toujours glacée à ce moment là.

J’en reviens à ce que je disais, à ma question.

Et je vais tenter une réponse, une approche en tout cas d’une réponse possible :

Rentrer dans le Grand, en fait, c’est peut-être rentrer dans l’inconnu et dans un inconnu que nous apprivoisons, dans un inconnu que nous désirons, un peu comme les jeux des préliminaires permettent de découvrir et d’explorer le corps de son (ou de ses) partenaire(s) et de partir réellement à sa rencontre, d’être prêt à se mesurer à lui, à entrer réellement dans ce qui nous est à jamais inconnaissable et pourtant si proche.

Voilà peut-être ce que c’est que l’intimité réelle et non faussée : celle qui nous fait prendre le risque de l’autre, de l’aventure, d’une pensée qui ne pense pas comme nous, d’un corps qui ne se meut pas comme nous, d’un monde qui n’est pas comme nous le voudrions et qui cependant nous habite et que nous habitons.

Un monde qui nous anime, nous aspire — et que nous aspirons en retour.

Se sentir exposé à la beauté du monde demande cela : aller jusqu’à la rive, jusqu’à la pointe, et plonger là où les roches deviennent friables et la falaise parfois vertigineuse.

Ce qui permet de grandir c’est peut-être cela, ce jeu éternel du :

C’est impossible de toute façon,

je n’y arriverai pas.

C’est difficile.

Je ne sais pas.

Je, je… Oui !

J’y suis. J’y suis.

J’y suis arrivé.

Grandir de cette manière là, c’est se surprendre en fait.

C’est inviter dans son monde le caractère infiniment ouvert et sans borne de la vie et c’est s’ouvrir sois-même à cette ordre fait de rencontres improvisées et d’expériences impromptues.

Grandir ainsi c’est aussi, me semble-t-il, apprendre à se faire des cadeaux.

Des cadeaux parfois vraiment terribles et exigeants mais l’exigence, la fermeté, la résolution intérieure font partie intégrante de cela, de faire ce qui est Grand.

De faire ce qui nous fait sortir de notre cocon.

Et c’est amusant car cela n’a presque rien à voir avec le fait de faire quelque chose de spectaculaire ou de performant.

Ou même d’unique.

Cela a plutôt à voir avec le fait de faire ce que l’on a à faire dans notre conscience pour devenir peu à peu la personne que l’on souhaite être, la personne que l’on souhaite voir autour de nous, une personne digne d’amour.

C’est un peu comme se sculpter soi-même et découvrir, lentement, sa propre statue dans la pierre.

Connais toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux.

Existe-t-il une phrase qui sonne à la fois comme un (r)appel et comme une direction impérieuse qui est plus un lieu-commun que celle-ci?

Peut-être aussi est-elle à la confluence de tout ce qui fait ce que nous sommes, la qualité d’une Vie.

Elle souligne aussi, mystérieusement, notre habilité à donner figures à des limites toujours plus lointaines mais aussi plus habitées, plus amples.

Peut être que tout cela n’est que convention et appellation.

Après tout, plus Grand, plus illimité: qu’est-ce que c’est en fin de compte ?

Et plus haut, plus fort ?

Est-ce seulement important ?

Qu’est-ce qui l’est ?

C’est amusant car ce qui est important on le sait, on le sent, tous.

Ou pas.

Je n’en sais rien en fait.

Ce que je sais:

Il y a une grâce infinie à se découvrir et accomplir nos tâches quotidiennes, à travailler, à dormir, à ranger nos chaussettes, à faire la vaisselle, à aller faire ses courses.

Et à regarder les étoiles.

Car toutes, chaque soir, chaque nuit, même dans les plus grandes villes, même là où la lumière est la plus artificielle, nous rappellent une chose:

Nos yeux sont capable de voir l’infini.

Alors, peut-être, notre corps entier est-t-il capable de le vivre.

Peut-être sommes-nous ainsi capable d’inciter les étoiles à descendre dans nos mains, à nous montrer la voie et à nous permettre de nous souvenir de la lumière, là, parmi les sillons de nos paumes.

Alors, finalement (et c’est un finalement qui ne veut rien dire, c’est un finalement qui est plus une ouverture qu’un point final ou une finalité), faire quelque chose de plus Grand que soi qu’est-ce que cela signifie sinon que nous sommes capable d’impossible et que, bien plus important, si nous faisons cela, quelque chose de difficile, d’âpre, de long, quelque chose qui nous demande ruse et patience, sens du risque et peut être aussi ce qu’il faut de folie pour se plonger dans le chaos, peut-être oui, à la fin, c’est sûr:

il n’y a rien de plus Grand que nous et nous ne sommes pas Grand.

Nous sommes la Grandeur elle-même et il nous revient, à chacun et chacune d’entre nous, de se connaître et de toucher son propre impossible, son propre je ne sais pas, je ne peux pas, je n’en suis pas capable.

Et de se rendre compte, comme béni par cette conscience, que nous y arrivons, que nous y sommes.

En fait.

Et peut-être n’y a t-il rien d’autre qui compte vraiment.

La métamorphose.

Pour être.

Être, être, et c’est tout.

Simplement vivant,

et le rester.

La peinture est d’Ellen Thesleff.

Son titre est Paysage de Toscane — plants d’Oliviers.

J’en profite aussi pour vous souhaiter à toutes & à tous une belle et heureuse année.

Prenez bien soin de vous et continuez de vous faire confiance dans tout ce que vous découvrez et qui vous rend libre et léger.

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