Très Chère Madame Simone Veil,

Catherine Leduc
Scribe
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5 min readJul 2, 2017

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Je n’ai jamais pensé à vous écrire, et à vrai dire, je sais bien que vous ne lirez jamais cette lettre. Tant que vous étiez bien vivante, je ne pensais pas tellement à vous, mais maintenant que vous êtes morte, j’ai comme un gros pincement au cœur.

Quand je regarde toutes les photos de vous qui circulent depuis votre décès, je suis frappée qu’on tienne autant à se souvenir de vous à l’époque de votre splendeur féminine, tellement digne et tellement belle, et surtout tellement jeune.

Votre vie s’est arrêtée le 30 juin 2017, à quelques jours près vous auriez passé le cap des 90 ans. J’espère que vous étiez entourée et apaisée pour passer de vie à trépas et rejoindre un “quelque part”, dans les limbes des souvenirs de tous ceux qui vous survivent. Ce jour-là, j’étais moi-aussi entourée de mes proches parce que c’était mon anniversaire. Je suis née le 30 juin 1970, je suis une femme de 47 ans, et je vous survis. Autant vous dire tout de suite que j’y ai vu un signe. Un signe de quoi? Franchement, je ne sais pas trop. Une idée de transmission, certainement.

J’ai trois enfants et je n’ai jamais eu recours à l’avortement. Ma mère a eu trois enfants elle-aussi, et je ne crois pas qu’elle ait eu un jour recours à l’avortement. Elle est de cette génération qui a découvert la contraception après 30 ans et qui s’est empressée de m’en parler dès mes 15 ans. Ma grand-mère maternelle, elle, a eu six enfants, six filles, et je sais qu’elle aurait aimé ne pas tomber enceinte tous les deux ans. Je ne pense pas que, pour autant, elle aurait eu recours à l’avortement si elle avait pu. Par conviction religieuse, peut-être. Parce qu’elle avait une situation familiale “décente”, sûrement. Elle était par contre fermement convaincue que le droit à l’avortement était aussi important que le droit de vote pour les femmes. Elle est décédée à l’âge de 92 ans, et à la veille de sa mort, elle voulait encore me parler de sa vie de jeune mère entièrement accaparée par ses enfants. A l’époque, il y a dix ans déjà, j’avais du mal à comprendre pourquoi elle tenait tant à me parler de sa jeunesse. Il y avait dans ses paroles à la fois de la joie et de l’amertume. Elle se réjouissait pour moi d’être née dans une époque plus favorable aux femmes que la sienne, et, tout aussitôt, voulait me prévenir que ma vie de jeune mère n’allait pas être aussi romantiquement fleurie que l’on prétendait. Comme j’ai 47 ans depuis 2 jours, je comprends bien ce qu’elle voulait dire.

En regardant votre portrait de femme nonagénaire, je suis frappée par votre beauté, par la détermination de votre sourire, par la douceur vibrante de votre regard. Je saisis, en vous regardant, tout ce que vous avez transmis à ma grand-mère, à ma mère, à mes tantes et mes cousines, à ma petite sœur si chère et à sa petite fille, et à moi, bien sûr. Pour elles et moi, vous n’êtes pas une icône ni même un modèle à suivre, nous savons que nos vies ne sont pas comme la vôtre. La loi que vous avez réussi à faire voter en 1974 ne nous a pas touchées directement, mais par votre action, nos “problèmes de femmes” devenaient enfin le problème de tout le monde. Vous nous avez montré qu’ils ne sont pas des “petits problèmes” qu’il convient de garder dans le secret de la chambre. Vous les avez portés au grand jour dans la grande Chambre de l’Assemblée Nationale. En faisant cela, vous avez semé des graines de courage et d’espoir dans nos têtes de grand-mères, de mères et de filles. Plus que cela, vous avez aussi semé des graines de remise en question et d’espoir dans la tête de grand-pères, de pères et de garçons.

Comme rien n’est gagné d’avance, les graines semées doivent être arrosées régulièrement. Au 30 juin 2017, je me dis qu’il va falloir les arroser abondamment pour qu’elles ne se dessèchent pas. Vous êtes partie à 89 ans en ayant fait plus que votre part, et ceux qui vous survivent ont bien raison d’honorer votre mémoire.

Beaucoup parlent de vous comme d’une femme d’exception, à raison bien sûr, tant votre histoire et vos actions forcent le respect et l’admiration. Moi, je n’ai pas envie de me souvenir de vous de cette manière, je n’ai pas eu les yeux embuées d’émotion à l’annonce de votre disparition à cause de tout cela. Non, vous me semblez beaucoup plus familière qu’exceptionnelle. Je veux dire que votre image, ce que vous représentez, m’est aussi familière que les photos de mon arrière-grand-mère Amélie, celle que je n’ai pas connue et dont on me racontait l’histoire. Je feuilletais les albums de famille, et je voyais apparaître, toujours avec la même surprise, une petite fille en couettes et robe à col rond boutonnée jusqu’en haut, qui se tenait bien droite, les deux pieds écartés plantés droit dans ses bottines, prête à faire les 400 coups. Le nom écrit juste en dessous, Amélie, 12 ans, me faisait m’esclaffer “C’était elle, ta mère!” Quelques pages plus loin, c’était une dame d’âge, ronde et rigolarde, avec un poireau au dessus du sourcil, qui fumait la pipe de son mari. J’avais l’illusion qu’il s’agissait de deux personnes différentes jusqu’à ce que je reconnaisse les mêmes traits du visage, les mêmes expressions. Je souriais en pensant qu’il s’était passé, entre ces deux photos, toute une vie pour tanner sa peau, la flétrir et la creuser, sans qu’elle perde la moindre miette de sa vitalité.

En regardant vos deux portraits mis côte à côte, je retrouve la même surprise. Vous avez gardé tout au long de votre vie le même sourire déterminé, le même regard vibrant, profond et doux, remarquablement franc et direct. Cela ravive la force que je veux essayer de garder, toujours, précieusement, amoureusement. Comme mon arrière-grand-mère et ma grand-mère, comme ma mère et ses sœurs, et comme vous. Pas une force pour combattre ou détruire. Plutôt une force pour accueillir, pour faire grandir, pour ouvrir plus de liberté de parler et d’agir, surtout quand les conventions établies nous poussent à nous ratatiner.

Très chère Madame Simone Veil, je ne peux pas vous promettre que je saurais transmettre ce qui vous animait aussi bien que vous, je n’ose même pas en avoir la prétention. Mais, je veux bien essayer.

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Catherine Leduc
Scribe
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Passionnée idéaliste en quête de sens et d’énergies. J’aime les renards et les petits princes #utopieréaliste (et j’adore mon métier d’orthophoniste!)