Un cours de philo sur Station Eleven. 1/9

Joëlle Tremblay
Scribe
Published in
5 min readFeb 5, 2018
Photo by Sven Scheuermeier

Prologue

C’était à l’été 2012, j’enseignais un cours d’éthique et je faisais lire à mes étudiants 1984 de Georges Orwell. Classique chez les classiques. Je sais. J’en ai retiré beaucoup de plaisir à enseigner les théories de Kant, Mill ou Arendt avec, comme fond narratif, le monde imaginé par Orwell. Je n’allais pas poursuivre l’aventure pour des raisons un peu réductrices: j’ai appris qu’un autre professeur, dans une autre discipline, le faisait lire. Plusieurs, pour être honnête.

Puis, l’an dernier, m’est revenue ce désir de fond narratif à mon cours d’éthique. Je ne voulais pas retourner dans les circuits balisés, je voulais un nouvel univers, fouler un autre sentier. Au début de l’année 2017, j’avais lu (dévoré serait le mot juste) Station Eleven d’Emily St. John Mandel, paru en 2016 en traduction française aux Éditions Alto. Étant réédité depuis peu en format poche, il m’en fallait pas plus pour me lancer dans la relecture de ce livre et l’écriture de ma session d’éthique. Comme je ne fais pas les choses à moitié, j’ai décidé d’écrire une série de billets de blogue pour en faire profiter le plus de gens possible.

Le genre littéraire de l’utopie a ceci de particulier qu’il peut être la critique de la société dans laquelle nous vivons en proposant un nouveau monde où il fait bon vivre ou, dans le cas de la dystopie la survie est rendue difficile. Ce genre de littérature est donc un miroir de notre société, de nos lubies, de nos phobies et de nos manies. 1984, pour prendre ce roman en exemple, est la peur de l’envahisseur et du communisme, typique de l’époque d’Orwell. Dans Station Eleven, ce sont nos peurs actuelles et collectives qui nous sont dépeintes dès la première partie: la perte de confiance en nos institutions, la peur de la contamination bactériologique, l’indifférence du (au?) quotidien et de la vie en générale parce que nous avons perdu le sens, la direction ou une voie à suivre.

D’entrée de jeu, je tiens à vous annoncer qu’il ne sera pas question d’une analyse littéraire de Station Eleven, mais bien d’une lecture aimante et curieuse. Pas question de traiter de la psychologie des personnages ou de faire le résumé de chaque partie. Ce que je vous propose, c’est une série de 9 billets (pour les 9 parties du livre) ayant pour trame de fond la lecture de Station Eleven mise en lien avec des notions de l’éthique et de la morale. A la suite de chaque billet suivra une liste de lectures (ou de balados ou de vidéos) complémentaires.

Alors, vous vous lancez avec nous?

Partie 1: Le théâtre

Photo by Hailey Kean

Décor. En quatrième de couverture, on peut lire que l’action de Station Eleven se déploie en 3 temps autour de la ville de Toronto et de la région des Grands Lacs. Celui du temps présent, soit à Toronto où se tient une représentation du Roi Lear de Shakeaspeare, représentation dans laquelle l’acteur personnifiant le roi Lear meurt sur scène. Celui du passé, où l’on suit Arthur Leander dans son ascension vers la gloire et où on apprend à connaître certains personnages qui reviendront à d’autres moments du livre. Et celui de l’an 20, soit le temps futur post-pandémie de grippe georgienne ayant décimée 99% de la population mondiale, dans lequel nous suivont La Symphonie, troupe et orchestre nomade qui voyage de village en village pour donner des représentations de théâtre et de pièce du répertoire de musique classique.

La première partie de Station Eleven peut nous sembler un peu plat puisqu’il y est question du temps présent, celui dans lequel la pandémie arrive sans crier gare. L’auteure y décrit ce que nous sommes et, bien honnêtement, c’est peut-être la partie la plus riche. Dès les premières lignes du livre, nous sommes conviés au plus vif de notre vie humaine, celle envers laquelle nous tentons de ne pas trop nous questionner parce que personne n’a de réponses de toute manière. A cette absence de prise en charge de nous-même, en nous laissant dériver à travers le flot de l’existence, il n’y a plus vraiment de repères au sujet du nécessaire pour une existence humaine. La vie étant absurde, nous sommes si libres et sans repères que nous nous retrouvons pris avec une existence de l’immédiat, du présent sans fin toujours renouvelé, du momentané voire de l’instantané, de la peur du passé et donc de l’absence de futur véritable.

Qui sommes-nous au fond dans cette société qui est la nôtre? Quelles sont nos habitudes qui nous maintiennent en vie mais ne nous permettent pas vraiment de vivre, d’exister, en tant qu’humain? Pourquoi avons-nous choisi de vivre des vies aussi annihilée d’émotions, de sentiments, d’audace et d’esprit rageur? Pourquoi obéississons-nous à ce point à ce pouvoir auquel nous ne croyons plus? Et quand arrivera le réel défi de la survie, qu’allons-nous faire?

Le théâtre, cette première partie de Station Eleven, nous démontre comme un coup de poing sur la gueule qu’on ne désire plus grand chose de nos jours. Peu de choses font sens. Faisant confiance à un nombre de plus en plus restreint de personnes, nous sommes seuls parmi la multitude. Se croyant aimé et croyant aimer en retour, nous faisons peu pour le démontrer. Indifférents, au fond, à notre propre existence, notre propre vie. Et puis, arrive une pandémie et nous courons vers nos amis chers, vers notre famille, que nous avions pourtant délaissés dans les derniers temps. Ce frère que nous avions laissé sans nouvelles depuis des mois. C’est chez lui que nous trouverons refuge par cette nuit où un comédien est mort sur scène, alors qu’une tempête de neige s’abat sur la ville et que la pandémie de la grippe georgienne se fraye un territoire dans l’habitat premier de l’humanité, son corps. Et le décimera presque en totalité. 99% de la population mondiale y passera. En quelques jours à peine.

******

Photo by Rendiansyah Nugroho

Textes à consulter ou pensées à écouter aller plus loin:

-> Sur la notion de perte de sens, de perte de repères, de nihilisme et d’absurdité de la vie, Nietzsche ou Camus. (A votre choix, ils sont tous gratuits sur le web pour les textes ou pour les balado)

-> Sur la notion de reconnaissance primordiale à toute vie humaine afin de survivre, consulter le chapitre IV de Lettre à un otage de St-Exupéry (plus précisément de la page 31 à la page 34) ou voici ma chronique sur le sujet.

-> Sur la nécessité de faire confiance, cette chronique en balado.

-> Sur la notion du désir, de l’élan et donc de la sortie de soi pour exister, pour vivre, je pourrais vous amener vers une multitude de penseurs, mais j’irai vers cette balado pour plus de profondeur et de douceur. (Je vous reviens au cours des futurs billets sur cette notion centrale de Station Eleven.)

--

--

Joëlle Tremblay
Scribe
Writer for

Philosophe, mais aussi professeure, chroniqueuse, conférencière et consultante en philosophie. Et parfois auteure.