Les services secrets turcs ont-ils frappé en plein Paris ?

Rebecca Denantes
Secrets d’info
Published in
7 min readAug 21, 2015
Portraits des trois militantes kurdes du PKK le 11 janvier 2013 sur la porte du Centre d’Information du Kurdistan à Paris. © IAN LANGSDON/epa/Corbis

Une enquête de Jacques Monin avec Matthieu Aron

Qui avait intérêt à assassiner trois militantes kurdes du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) en plein Paris en janvier 2013 ? Tout désigne un crime politique impliquant la Turquie. Ou plutôt ses services secrets aux ramifications multiples. Pourtant en ce début d’année 2013, le processus de paix entre le PKK et Ankara, est sur le point d’aboutir… Alors pourquoi vouloir dynamiter la trêve si durement acquise après trente ans de guerre meurtrière entre le gouvernement turc et ses Kurdes ?

Des militantes exemplaires

Le 10 janvier 2013, au petit matin, au Centre d’information du Kurdistan, rue Lafayette, une découverte macabre réveille ce quartier tranquille du 10ème arrondissement parisien : les corps de trois femmes, trois militantes kurdes. Le meurtrier a profité de la nuit pour s’introduire dans le bâtiment où elles s’étaient réunies la veille dans la soirée.
Parmi les victimes, une icône, une légende pour le peuple kurde : Sakine Cansiz, 55 ans, militante de la première heure et une des fondatrices du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en 1978, avec Abdullah Öcalan. Elle a passé plus de vingt ans dans les geôles turques, a été torturée et sans doute mutilée. Devenue haut cadre du PKK en Europe, c’était elle qui était visée. Les deux autres victimes sont vite présentées comme des “dommages collatéraux” : Fidan Dogan, 31 ans, qui assurait les relations publiques avec les milieux politiques français. François Hollande, alors encore chef du parti socialiste, l’avait rencontrée. Et Leyla Saylemez, 24 ans, venue d’Allemagne pour rencontrer ses consœurs.

Portrait de Sakine Cansiz dans le Centre d’information du Kurdistan, à Paris, le 10 janvier 2013. © IAN LANGSDON/epa/Corbis

L’enquête prend vite une tournure étrange : quelques jours après le triple assassinat, un homme se présente à la police et propose son aide. Son nom : Omer Güney, 32 ans, agent d’entretien à l’aéroport de Roissy. Il affirme être militant de la cause kurde, et le chauffeur bénévole de Sakine Cansiz. Mais rapidement il apparaît suspect car la police a mis en évidence des indices accablants :
D’abord, les caméras de surveillance. Elles montrent Omer Güney qui pénètre dans le local de l’association avec Sakine Cansiz, juste avant les meurtres, puis en ressort seul un peu plus tard. Ensuite, on retrouve dans son sac des résidus de poudre de tir. Enfin des prélèvements faits sur lui révèlent des traces de l’ADN des victimes.
Malgré ces charges, Ömer Güney nie tout en bloc. Mais il est tout de même mis en examen et placé en détention provisoire.
Les enquêteurs sont aussi troublés par d’autres éléments : la préfecture de police reçoit un mail qui désigne Güney comme le coupable. Et toutes les informations concernant le suspect se révèlent exactes. Les soupçons de la police se précisent lorsque Güney, placé en arrestation, ne peut donner d’autre adresse de proches à prévenir que celle du consulat turc à Paris. Etonnante demande de la part d’un militant kurde !

Le commanditaire : les services secrets turcs ?

Un an après le triple assassinat et l’arrestation de Güney, les révélations se multiplient en Turquie : D’abord sur la « toile » : une bande audio est diffusée sur YouTube. Un homme s’y présente comme proche du suspect qu’il désigne comme l’assassin des trois Kurdes à Paris. Mais la suite de ses propos est explosive :

(…)Omer aurait reçu l’instruction de les tuer de la part du MIT.
Son objectif principal était Sakine Cansiz. Il a été obligé de tuer les autres parce qu’elles se trouvaient là au moment des faits.
C’est le MIT qui a payé ses billets d’avion pour ses allers-retours en Turquie. C’est lui qui a donné de l’argent à Omer pour qu’il achète l’arme qu’il a utilisée.
Il a lui-même enregistré une conversation qu’il a eue avec les agents du MIT. Il m’a donné cet enregistrement pour que je le diffuse s’il lui arrivait quelque chose.

S’ensuit un dialogue entre deux hommes : Güney - selon les enquêteurs - et un homme présenté comme un agent des services secrets turcs (MIT). Le premier explique au second comment il compte s’y prendre pour liquider un autre activiste kurde à Paris en 2013, un certain Nedim, lequel quittera finalement Paris avant d’être ciblé. Si Güney était identifié comme étant la voix de la bande- son alors il serait bien un tueur à la solde des services secrets turcs….

Deuxième série de révélations : dans la presse turque, avec le quotidien d’opposition SOL qui publie une note rédigée, selon lui, par les services secrets. Il y est fait référence à un certain « légionnaire » qui espionne Sakine Cansiz. Cette note est signée par quatre responsables des services secrets turcs et ressemble à un ordre de mission pour perpétrer l’assassinat de Sakine Cansiz.

Pendant ce temps à Paris, l’enquête avance : les policiers ont découvert plusieurs numéros de téléphone turcs dans le mobile de Güney. La juge française, Jeanne Duyer, délivre une commission internationale pour que la justice turque révèle qui se cache derrière ces numéros. Mais la magistrate n’obtiendra jamais de réponse, c’est la presse turque qui révélera que ces numéros appartiennent à des responsables du MIT…..

Face à la pression qui se fait plus forte aussi bien à Ankara qu’à Paris, le MIT publie alors un démenti officiel : il n’a aucun lien avec les assassinats.

Le sommet de l’Etat impliqué ?

Rien n’est moins sûr.

D’abord parce que le MIT est constitué de plusieurs chapelles tiraillées entre des intérêts très divergents, et donc incontrôlables : Les Loups Gris, une mouvance ultra-nationaliste, ennemi mortel du PKK ; des proches de Fettulah Gülen, ex-allié islamiste d’Erdogan, devenu son premier rival ; la mouvance des militaires, plutôt laïque, poursuivi en justice par le gouvernement pour plusieurs scandales de corruption. Et enfin des éléments quasi mafieux. Selon Hamit Bozarslan, directeur de recherche à l’école des hautes études en sciences sociales de Paris, le MIT peut être comparé à un cartel.
Mais surtout à cause du contexte politique : lorsque les meurtres sont commis, un accord de paix est sur le point de se dessiner entre le gouvernement turc et le PKK. C’est en effet très exactement la veille, le 8 janvier 2013, que Selahattin Demirtas, co-président du Parti démocratique des peuples (HDP), le parti prokurde et vitrine légale du PKK, s’est adressé au Parlement turc dans le cadre des négociations de paix entre Ankara et le PKK.

Selahattin Demirtas devant le parlement turc le 8 janvier 2013. REUTERS/Umit Bektas

Cela conduirait à penser que le président Erdogan n’avait donc aucun intérêt à commanditer ces meurtres. Il est en effet probable que l’ordre visait à torpiller le processus de négociation qui venait de s’engager avec le PKK.

D’ailleurs le 9 mars 2014, le président turc admet ne plus contrôler l’appareil d’Etat : dans une interview publiée par le quotidien turc Sabah, il accuse ses opposants d’être les responsables des meurtres de Paris.

Comment rendre justice ?

manifestation de Kurdes à Paris un an après le triple assassinat © reuters 2014

Dès le 10 janvier 2013, lendemain de l’assassinat, le premier ministre Manuel Valls se rend sur les lieux du drame et déclare fermement que “toute la lumière sera faite sur cette affaire”. Pourtant beaucoup d’ombres demeurent sur l’inaction des services français hier et aujourd’hui.
Connues et repérées, ces militantes Kurdes étaient en effet surveillées par les services de renseignement français. Les familles de victimes ont donc demandé la déclassification des notes de la DGSE et de la DGSI relatives à l’affaire. La commission consultative sur le secret-défense a été saisie. Mais elle n’a autorisé la divulgation que de trente-six notes expurgées. Dans l’une d’elles, on trouve plusieurs fois le numéro d’Omer Güney : l’homme était donc bel et bien écouté par les services français avant les assassinats. Mais le premier ministre n’a pas demandé la déclassification des conversations mises sur écoute. Deux raisons probables à cela :
D’une part à l’heure où la France vient de demander la reconnaissance du génocide arménien à La Turquie, elle hésite à ouvrir un front diplomatique avec Ankara. Mais surtout, Paris a un besoin crucial de sa coopération dans le conflit syrien.

Mais il reste que la communauté kurde de France — près de 250 000 personnes — reste très marquée par cette affaire et nourrit une forte attente de justice.
Le lien de confiance s’est distendu entre les autorités françaises et la communauté kurde. La France — entend-on — n’a pas su assurer la sécurité des victimes et n’a pas fait preuve de compassion envers les familles. Depuis le 9 janvier 2013 la méfiance est de mise. Toute personne qui se présente dans un local associatif kurde est devenue suspecte. De même, ceux qui voudraient intégrer une organisation kurde doivent désormais donner des garanties.

L’instruction est désormais close. Le 13 août 2015, après deux ans de détention provisoire, le suspect, Omer Güney, est renvoyé devant les assises de Paris pour “assassinat en relation avec une entreprise terroriste”.
La date du procès n’est pas encore fixée.

Ecoutez cette enquête sur le site de France Inter

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