ECHOES

Une guerre se prépare à Yomi.

Ike, un jeune homme né dans les entrailles de cette gigantesque ville sous-terraine et dernier abri de l’humanité, voit une technologie oubliée s’éveiller en lui.

En compagnie de Niko, personne aux facettes et genres multiples, il tente de fuir son destin vers les profondeur du passé, là où la ville se propage spontanément, hantée par les échos de ses architectes.

Le dieu qui rêvait depuis trois siècles se réveille. La fin du monde reprend son cours.

layer_01: ÉVEIL

La première chose à apparaître devant mes yeux fut une étendue infinie de blanc, suivie de larmes dégoulinant lentement le long de mon visage. Alors que ces derniers s’habituaient lentement à la lumière perçante, je distinguai sa provenance, un plafond de verre uniformément blanc dans une salle d’opération uniformément blanche. La seule exception était le bras automatique de qualité médicale, un outil haut-de-gamme utilisé dans les opérations biomécaniques importantes telles que l’intégration d’un nouveau membre ou organe. En essayant de bouger, je sentis les restreintes métalliques contre mes chevilles et mes poignets. Non, sentir n’était pas le terme exact : j’étais capable de conceptualiser les chaînes touchant mon corps, imaginer la froideur de la table d’opération contre la peau nue de mon dos, mais tout cela semblait si lointain. Quelqu’un dans ma situation devrait probablement se sentir en danger, s’alarmer physiquement, peut-être même crier, mais je me sentais étonnamment… à l’aise. Comme si mon esprit n’avait désormais plus d’attaches à mon corps et se contentait de flotter paisiblement au-dessus de ce dernier. Impossible d’invoquer autre chose que de faibles échos : une énième dispute avec Papa, un réveil en pleine nuit, des bruits provenant de la porte d’entrée, puis le néant. J’essayai tant bien que mal de connecter ces pensées désincarnées et d’y donner sens. Comment diable…

Avant que je ne puisse d’avantage me torturer à essayer de comprendre par quel tour de sort j’avais bien pu atterrir dans cette situation improbable, des bruits se firent entendre derrière l’un des murs :

–Il semble que le sujet soit réveillé. Souhaitez-vous vraiment–

Sujet ? Je suis un sujet maintenant ? Je pouvais lentement sentir ma conscience s’écraser sur les rives de mon corps. Mon ego se réactivant lentement.

–Je ne pourrais répéter suffisamment à quel point il est important pour nous que vous implantiez la puce de contrôle avant qu’il ne devienne un problème. Vous n’étiez pas là quand il s’est activé spontanément la première fois, donc vous n’avez absolument aucune idée du joyeux bordel que cela signifierait. Il représente un investissement bien trop important pour qu’il nous échappe des mains, c’est compris ?

Activation spontanée ? Pourquoi cet enfoiré condescendant parle de moi comme d’une machine de luxe qu’il vient juste d’acheter pour une belle somme ? Je prenais lentement conscience de mon propre corps, la colère gonflant en moi.

–Monsieur, sauf votre respect, je comprends votre position, mais essayez à votre tour de comprendre la mienne… Ayez conscience qu’implémenter une puce de contrôle chez un sujet adulte est une procédure incroyablement dangereuse avec un taux de succès hasardeux. Le sujet a subi une injection d’anti-nanomachines colossale et devrait être encore endormi, pourtant–

–Pas d’excuses. Débrouillez-vous pour y arriver. L’ennemi est à nos portes et j’ai besoin d’un soldat fonctionnel avant la fin de la semaine. Est-ce. Bien. Clair.

–Clair comme de l’eau de roche, Monsieur.

Ah, ils commencent à me faire doucement chier, à parler comme si je pouvais pas les entendre.

–Hé, têtes de nœuds. De quoi est-ce que vous parlez, exactement ? Qui est-ce que vous êtes ? Pas que ce petit moment méditation transcendantale saveur antiseptique me déplaise mais–

Avant que je ne puisse finir ma phrase, le subordonné se mit à parler d’un ton affolé.

–C-comment fait-il pour nous entendre derrière une vitre isolée ? Mon dieu, ses augmentations commencent-elles déjà à s’éveiller… ?

–Commencez la procédure. Immédiatement.

J’entendis quelqu’un tapoter furieusement sur un terminal de contrôle. Le bras mécanique me surplombant s’anima lentement.

–Bande de lâches ! Si vous m’entendez, répondez-moi !

Pas de réponse. Une seringue sortit de l’une des protubérances de la machine et se rapprocha rapidement de mon bras.

–Hey, hey, hey, bas les pattes, saloperie d’ouvre-boîtes !

Je me préparai à la sensation désagréable de piqûre, fermant les yeux. Quelques secondes s’écoulèrent, et rien ne se passa. Quand je me résolus à ouvrir les yeux, une fine plaque d’un bleu argenté recouvrait la surface de mon bras là où l’aiguille brisée de la seringue avait tenté de pénétrer ma peau. J’étais désormais capable de me concentrer sur le souffle affolé du scientifique tapant plus frénétiquement que jamais sur son terminal. Avant que je ne puisse analyser la situation, des dalles blanches coulissèrent des murs pour dévoiler ce qui s’apparentait à des valves. En un instant, un nuage enveloppa la pièce. Ma conscience s’effaça lentement à mesure que le gaz emplissait mes poumons.

Il ne comprend pas ce qu’il est. Laser médical, chair, douleur. Une discussion animée entre un fils et son père. Colère, frustration, initialisation du protocole Watchdog en cours. Sang, circuits imprimés, chair. Un mouvement infini au milieu de décors géométriques indescriptibles. Insertion de la puce de contrôle, respiration haletante, alerte sonore. Un enfant recouvert de sang, hurlant le nom de sa sœur. Colère, frustration, le temps est non-existant. Les formes se confondent aux émotions, l’intégralité de l’existence s’écroule vers la fin du monde. Une lame tranchante sortant d’un bras. Une fine gerbe de sang éclaboussant un mur. Les images s’effacent en périphérie, tout converge vers un triangle de pure lumière. Divinité, Khastra, Mort. La vision d’un jeune homme dans un long couloir blanc. Il… Je… suis… moi ?

Je repris conscience au son de l’alarme retentissant violemment dans le complexe médical. J’étais à genoux, mon torse recouvert de sang, une sorte d’arme tranchante à la place de mon bras gauche. Avant que je n’aie le temps de paniquer, la lame bleu argenté reprit lentement la forme initiale de mon bras, comme une sorte de métal malléable ou de liquide non-newtonien. Je tournai la tête : derrière moi, un scientifique au crâne dégarni écroulé sur la table d’opération, sa blouse imbibée de sang, un trou béant au niveau de sa poitrine. Était-ce vraiment mon œuvre… ? Ce n’était pas le premier individu à qui j’eusse ôté la vie ; la vie quotidienne dans la Favela était tout sauf plaisante. Mais une telle violence, à mains nues, contre un homme apparemment sans défenses…

–Hey ! Qu’est-ce que vous faites ici ?! C’est une zo–, commença un homme en blouse blanche avant de pousser un cri de surprise.

Pas le temps de réfléchir, je devais trouver un moyen de fuir.

–Toi. Où est la sortie ? Pas de conneries ou je te transforme en salade composée comme ton collègue, dis-je en essayant de me convaincre moi-même de ce que j’étais en train de faire.

–J-je ne suis qu’un assistant, pas la peine de me menacer… s-suivez-moi, il faut vous trouver une tenue plus discrète, bégaya le jeune homme sous son masque médical en voyant le cadavre du cinquantenaire.

Je ne lui faisais bien évidemment pas confiance, mais j’étais en territoire inconnu et hostile, seul et nu comme une statue grecque. Il semblait malheureusement être mon seul espoir pour m’échapper de cette situation. Je me mis à le suivre depuis une distance raisonnable, assez près de lui pour pouvoir le prendre en otage avant qu’il ne s’échappe, suffisamment loin pour pouvoir observer ses moindres mouvements. Je suivis son pas pressé pendant ce qui semblait être une éternité. Tous les couloirs de ce labyrinthe se ressemblaient à s’y méprendre, murs blanc brillant reflétant l’éclat rouge des lumières d’alarme. Les seuls traits distinctifs étaient les traits de couleur sur les murs, visiblement différents selon les zones du complexe, les différentes portes et les flèches d’indication. Avec l’aide de mon compagnon, nous fûmes capables d’éviter de nombreuses patrouilles grâce à une bifurcation de dernière minute ou un sprint quand la caméra regardait dans la mauvaise direction. Les gardes étaient bien trop lourdement armées pour de simples agents de sécurité : fusils à accélération de masse de qualité militaire, combinaisons de combat autorégulées, casque à réalité augmentée… A vrai dire, c’était un miracle que nous soyons capables de leur échapper.

Au détour d’un virage, le jeune homme, qui s’appelait apparemment Niko, s’arrêta devant une porte. La plaque métallique à côté de la porte coulissante désignait le vestiaire. Niko utilisa sa carte d’accréditation pour ouvrir la porte et y rentra.

–Ici. Lave-toi avant de t’habiller.

Le jeune homme désigna les douches puis enleva sa blouse et son masque, dévoilant une chevelure blonde et un visage aux traits fins.

–Pourquoi tu te désapes en me demandant d’aller sous la douche ? Manquerait plus que tu te mettes à me parler de savonnette et je commencerai sérieusement à m’inquiéter…

Niko soupira.

–Si tu as le temps de faire de l’humour dans ce genre de situations, peut-être que je devrais te laisser te débrouiller tout seul… si un garde rentre ici, je pourrai lui faire croire que j’étais en train de prendre une douche pour te couvrir, voilà pourquoi.

–C’est ma façon de survivre au stress. Dans tous les cas, tourne les yeux pendant que je me douche…

Le jeune scientifique marmonna quelque chose à propos du fait que j’étais déjà nu depuis le début et qu’il fallait que j’arrête de me jeter des fleurs, mais le bruit de l’eau couvrit malheureusement ses réticences.

Quelques minutes plus tard, je fus parfaitement capable d’entendre le son de plusieurs bottes frapper contre le sol malgré le bruit de la douche. J’arrêtai l’eau instinctivement pour me tapir au fond des douches et écouter attentivement. Je restai immobile pendant près de quinze secondes, écoutant les pas se rapprocher de notre position. Niko s’apprêta à parler pour se couper net dans sa lancée. Il sembla lui aussi entendre la patrouille arriver, et fit mine de vaquer à ses occupations. Mon cœur était désormais sur le point d’imploser. Mon compagnon de fortune n’avait absolument aucune raison de m’aider, et même s’il m’avait l’air d’une personne tout à fait sympathique, je savais pertinemment qu’il était facile de jouer un rôle. S’il me dénonçait, qu’allais-je faire ? Me faire capturer ? Hors de question. Dans ce cas, devrais-je à nouveau invoquer ces mystérieuses capacités qui semblaient s’être réveillées en moi ? Je fixai mon bras gauche, imaginant une forme similaire à la lame que j’avais vu plus tôt. Rien. Avant que je ne puisse essayer d’avantage, la porte s’ouvrit, et une voix austère se fit entendre :

–Niko. Que fais-tu ici ?

–Ah, commandant. Vous voyez, c’est la fin de mon service, et j’étais en train de prendre une douche…

La voix l’interrompit.

–Une douche ? En pleine alerte ? Peu importe, est-ce que tu as croisé un individu irrégulier ? Nu, relativement grand, athlétique, cheveux noirs jusqu’aux épaules, divers tatouages, une cicatrice sur la joue ?

Mon corps était raide comme un pic.

–Non, commandant, j’écoutais de la musique sous la douche, je n’ai entendu l’alerte qu’en sortant pour m’habiller.

–…As-tu conscience que la musique est interdite dans l’enceinte du complexe ? Comme tu peux le constater, j’ai d’autres chats à fouetter, mais sois assuré que ton comportement finira par être transmis à la direction si je t’y reprends. Sacrée image à donner pour sa première semaine…

–Vous ne m’y reprendrez plus. Pardon.

Le commandant des gardes soupira, puis s’adressa à ses hommes.

–Il ne peut pas être allé bien loin. Nous tenterons de le prendre en tenaille avec les autres escouades. En avant.

J’attendis plusieurs dizaines de secondes après que la porte ne se referme pour enfin laisser ma tension retomber.

–Tu peux sortir.

Je m’exécutai en silence.

–Attache tes cheveux, enfile cette casquette et habille-toi en civil. Le complexe est bâti sous l’hôpital public du premier district.

J’enfilai un t-shirt blanc et m’attachai les cheveux en chignon.

–Deux hommes sortant de l’hôpital en blouse auraient l’air suspects, et la sécurité de la partie publique doit être moindre si le commandant est descendu en personne pour te traquer. Ils vont probablement s’enfoncer encore plus profondément dans le complexe et attendre que tu fasses une erreur.

–On ne risque pas de se frotter à de la résistance en passant vers la sortie ?

–Non. L’entrée des employés est plutôt cachée, tu ne la trouverais jamais sans aide intérieure, aucune raison qu’elle soit fortifiée. Ils semblent toujours croire que tu opères seul, mais ils finiront par comprendre que quelque chose cloche en visionnant les caméras de sécurité sur leurs casques. Raison de plus de se dépêcher d’arriver à la surface.

Je sifflai d’admiration après son explication.

–Ça fait vraiment une semaine que tu travailles ici ?

Il esquissa un sourire narquois.

–Il se peut que j’aie une certaine affinité pour l’art du cambriolage depuis mon adolescence. Il se peut même que j’aie songé à voler du matériel ici.

–Par les dieux, on ne peut vraiment plus faire confiance à personne à notre époque.

Je pris une pause.

–À ce propos, merci.

Il se tourna vers la porte.

–Tu me remercieras quand on sera en sécurité. Allez, en avant.

Je suivis mon sauveteur tout en prenant soin d’esquiver les caméras de surveillance. Je commençais à m’y accoutumer. Jeter un coup d’œil discret, attendre le moment opportun et sprinter. Se fondre tant bien que mal dans un décor dépouillé. L’intégralité de mon esprit était concentrée sur une seule tâche : me rendre invisible. Observer, sprinter, s’accroupir, répéter. Niko s’arrêta et se mit à parler en se tournant dans ma direction :

–Nous sommes presque arrivés à l’ascens… hein ? Où est-ce qu’il est passé ? S’étonna Niko en regardant dans ma direction sans sembler me remarquer.

–… Je suis… là ?

Le jeune homme sursauta.

–T-tu étais invisible ?!

–Qu’est-ce que tu racontes ? Rétorquai-je en observant mon corps. Je suis plutôt visible, à mon humble opinion.

–Parce que tu l’es lentement devenu en parlant, mais je t’assure que tu ne l’étais pas quand je me suis retourné… ça ressemblait à s’y méprendre à un camouflage thermoptique.

–J’aurais beaucoup de questions à poser à tes employeurs, notamment pourquoi j’ai l’impression d’être devenu un ouvre-boîte high-tech en l’espace de trente minutes.

Il secoua la tête pour effacer l’air mystifié sur son visage et se remit en route.

–Tu trouveras quelqu’un à qui poser des questions quand on sera en sécurité.

J’acquiesçai en silence et me mis à le suivre. En l’espace d’un instant, nous nous trouvâmes devant une porte comme nous en avions vu des dizaines auparavant. Mon compagnon utilisa à nouveau son badge pour ouvrir cette dernière et s’avança pour rentrer dans l’ascenseur. L’ascenseur allait du rez-de-chaussée jusqu’au niveau -5, où nous semblions être. Il appuya sur le zéro.

–Écoute-moi bien, aie l’air naturel, et si quelqu’un te demande ce que tu fais avec moi, tu es un technicien d’entretien. La majorité des gardes de la partie publique ignorent ce qui se trame en bas et n’ont pas un salaire suffisamment engageant pour se souvenir de l’intégralité du personnel. Réponds que tu es nouveau et prie pour éviter de tomber sur un petit malin trop zélé.

L’ascenseur s’ouvrit sur un local de stockage à l’apparence innocente. Nous sortîmes pour arriver dans une longue rangée de bureaux individuels, et finalement dans le hall de l’hôpital. Alors que nous nous dirigions vers la sortie, un garde nous fit signe.

–Hey, toi, avec la casquette. Tu travailles ici depuis combien de temps ?

Mon cœur rata un battement, mais je répondis le plus calmement possible.

–Depuis… deux jours. Je suis agent d’entretien.

Le garde soupira.

–Ça explique, j’étais en arrêt depuis trois jours. Gastro-entérite que je leur ai dit, entre nous trois, c’est juste que j’avais la gueule de bois, ricana-t-il. Dans tous les cas, si tu es nouveau, tu ne dois pas encore le savoir, mais il est interdit que tu emportes ça chez toi.

Il désigna ma casquette d’un regard.

–Nouveau règlement, il y a eu trop de vol de matériel. L’administration a mis en place une politique de la tolérance zéro. Des pingres et des enculeurs de mouches si vous voulez mon avis, mais c’est moi qui me fais engueuler quand il se passe quelque chose.

–Oh… je peux aller la poser s’il faut…

–Bah, t’emmerdes pas avec ça. Penses-y la prochaine fois, c’est tout !

Nous saluâmes amicalement le garde, puis nous sortîmes enfin à l’air libre. Je pris une grande bouffée d’air et ressentis toute la tension d’une nuit se relâcher pour laisser place à la fatigue. Nous étions dans le district le plus bas de la Favela, et l’éclairage artificiel commençait doucement à simuler le lever du soleil.

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