CRISS CUSSON

QUELQUE CHOSE, NOIR

Jean-Fabien
SHOOTANDTALK

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Des mots crus, un mur fâché. Des majuscules hurlantes scarifiées sur une grande surface bâchée. Comme écrites à la pointe du cutter. Du bout des nerfs, des bribes de phrases me griffent le regard comme autant de pensées coupantes. En français, en anglais, en colère. Ça sent les muscles bandés, les mâchoires serrées. L’exorcisme, la révolte, le rejet. Les murs saignent dans cette pièce vide avec, comme unique sacrifice à l’idée de confort, un canapé rose bonbon venu du fond d’hypothétiques happy days … Je suis chez Lynch, chez Fincher, chez Nic Pizzolatto.
Non, je suis chez Criss Cusson.
Avant de me rendre du côté de la place Carnot, à Montreuil, dans cet appartement modeste et fonctionnel qui lui sert d’atelier , j’avais commencé par l’écouter en présence d’Alain Maneval. Écouter un peintre avant de le voir, une découverte à l’aveugle ou seule la parole compte. Criss Cusson porte ses paradoxes comme on porte un flambeau ou une croix. Sa voix est aussi douce, mesurée et apaisante que sa peinture peut paraître éruptive, sanguine, combattante. Maneval, qui possède plusieurs œuvres de Criss Cusson s’est rendu chez l’artiste pour y enregistrer l’une de ses émissions cultes et dérouler la playlist de son invité en toute intimité.

J’écoute alors Cusson parler - peu mais bien. De Bashung, du rock et de ses grands prêcheurs mais aussi de littérature et de son obsession particulière pour Céline. “Céline c’est la Saint-Barthélemy des mots, c’est les bombardements de Dresde en 45, au phosphore. Céline m’a beaucoup influencé, c’est quelqu’un qui parle du style. Avant, on écrivait d’une certaine façon. Lorsqu’il est arrivé, il a tout dynamité. C’est à mon sens le plus grand des écrivains. Quand tu es capable de faire ça au niveau artistique, c’est sans égal. Mac Orlan et Cendrars figurent également parmi mes écrivains favoris. Ce sont des mecs qui ont fait cette putain de guerre de 14-18 et qui mêlent la vie à leur écriture. J’aime quand les artistes sont dans la vie réelle.*

Maneval annonce le titre suivant. C’est Opium, un chant militaire, un hymne para. “C’est un très beau chant, un morceau des années 30 que l’on connaît surtout par Dutronc. Je préfère cette version car c’est un morceau des soldats de l’infanterie de Marine, pendant la guerre d’Indochine. C’est un peu difficile au départ car c’est chanté a cappella mais tout à coup, tu es emmené par ces voix… Tu es emmené ailleurs. C’est un morceau qui parle de la nostalgie des fumeurs d’opium. Et que voient-ils lorsqu’ils fument de l’opium ? Eh bien ils se rappellent le beau visage de leur aimée. Je suis un éternel romantique…* L’image se brouille. Militariste Criss Cusson ? Ses toiles sont pleines de ces références. Des visages de pilotes de chasse de la seconde guerre mondiale se perdent dans les brouillards nacrés de certaines de ses œuvres, des typographies impriment parfois les arrières plans du mot MI-LI-TA-RY.

LE COLONEL WALTER E.KURTZ

Pourtant non, Criss Cusson n’est pas un nostalgique ni un idéologue. Les raisons de cette iconographie sont à chercher ailleurs. J’hésite longtemps à lui demander, j’hésite à comprendre pourquoi. Je remarque, posé au sol, un ouvrage d’André Figueras de 1973 : le Scandale de la Résistance. La grande pièce est directement dardée de lumière crue. Criss me fait face. C’est le colonel Walter E. Kurtz, comme en écho à l’homme qui se tient face à moi. Normal. La première fois que j’ai vu Criss c’était en photo et il portait une ceinture de pinceaux comme on porte une ceinture d’explosifs, à la taille. Sa douceur, sa disponibilité contrastent fortement avec les codes, les symboles et peut être les valeurs que véhiculent son art…

Chez Maneval, tu as programmé Opium, un choix pour le moins inattendu. Tu évoques volontiers la voyoucratie, l’armée, les paras, la camaraderie, l’honneur, la virilité…
Oui pour moi ce sont des valeurs constituantes d’un homme, surtout à une époque où les hommes deviennent femmes et les femmes se virilisent. Mais oui, c’est quoi être un homme ? C’est ne jamais trahir. Pour moi c’est important que ce soit marqué quelque part ( il me montre son tatoo ) : c’est ici, “ne jamais trahir”, en loi 4. “Savoir se taire, ne jamais trahir, prendre soin de son âme et de ma peinture”. Ou encore la loi 3 : “jamais d’escale jamais de contact avec l’ordinaire. C’est extrait de “Volontaire”, le morceau de Bashung et Gainsbourg.

CE QU’AURAIT FAIT JEAN GABIN À MA PLACE

Souvent, quand j’ai des questions, face à des scènes de la vie quotidienne, je me demande ce qu’aurait fait Jean Gabin à ma place. Pour moi c’est une sorte de parangon, un symbole de l’homme “homme”. Une virilité qui n’empêche pas le côté féminin qu’il a aussi par ailleurs. Pour moi c’est un homme de l’honneur. Quand Gabin est aux Etats Unis, qu’il est avec Marlène -la plus Belle femme du monde à l’époque et qu’il descend la deuxième ou la troisième avenue avec elle en décapotable, il se pose en fait la question de rester là bas, alors qu’une carrière américaine lui est promise… Mais il préfère s’engager discrètement, pendant que tous les autres bouffent à la Kommandantur. Quand on demandait à Fernandel pourquoi il allait à la Kommandandur, il répondait “parce qu’on y mange bien.” Tous ces gens, comme Tino Rossi, en ont plus ou moins croqué. C’est le champagne, c’est la viande aussi et puis je pense qu’il n’y avaient pas que des salauds ou des monstres parmi les allemands. Enfin… Les allemands avec lesquels ils faisaient affaire. Donc ce mec s’engage discrètement comme conducteur de char alors qu’il peut rester tranquille à New York. Il préfère participer à la libération de Royan et à la campagne d’Allemagne. C’est aussi un type qui, après la guerre, a fait une nouvelle carrière malgré des années de vaches maigres. Gabin était un acteur qu’on pouvait avoir pour pas cher. Il avait refondé une famille et, par élégance, il n’a plus jamais reparlé de Marlène. Je trouve cela admirable. Pour moi, c’est ça, la définition d’être un homme. Je me pose donc souvent cette question : mais que ferait Jean Gabin s’il était dans cette situation à ta place. Être un homme c’est tenir sa parole, ne pas être un snake, être droit. L’amitié est aussi une valeur fondatrice. C’est une façon de transcender le temps, de revenir à un temps long, comme s’il n’existait pas.”

Lorsqu’il évoque la voyoucratie, les vieux de la vieille, les grands bandits de Montreuil et d’ailleurs, Criss prolonge la logique de sa pensée : “Je marche plutôt aux rencontres. J’ai fait la connaissance d’une famille de boxeurs, proche de la famille Belmondo, par le plus grand des hasards. Ce sont des mecs qui ont soixante piges, des gars que j’appelle mes tontons. Des gars comme Fifi les roulettes, les voyous des Halles. Fifi, c’est le fils d’un mec qui travaillait chez Renault et habitait aux Halles. Il allait à l’école rue Dussoubs. Son père rentrait de l’usine, il en avait plein la tête. Il tapait un peu sa mère bignole quand il avait bu un coup de trop dans le quartier St Eustache. Donc plutôt que de lui ressembler, Fifi s’est mis à traîner dans le quartier. Il a vu des mecs bien saboulés, des belles gonzesses. Et au lieu d’aller à l’école il s’est mis à faire du vol à l’arrache. Du vol d’auto-radios. Une fois, il est entré dans un bar de la rue Saint-Sauveur, avec un lecteur sous le bras. Fifi rentre donc dans le bouclard en disant “hé j’ai un auto-radio à vous proposer” Un mec lui dit alors “ ouais fais voir ce que t’as gamin…” Fifi, qui doit avoir quinze piges, lui sort le truc, un matos genre Blaupunkt, bref une grande marque de l’époque.“ Putain oui, il est beau, combien tu le vends ?” Fifi lui dit une somme, admettons 300 balles et l’autre lui répond “ok je te l’achète”. Le mec le paye, Fifi est content, il lui laisse le truc et au moment de partir, le mec le rappelle et lui dit : “écoute la prochaine fois que tu touches à ma caisse, je te défonce la gueule parce que tu vois, cet auto-radio, c’est le mien. Maintenant, si tu veux travailler tu viens me voir”. Fifi a commencé comme ça. C’était pas un braqueur, juste un petit mec qui rentrait partout en se faufilant par les soupiraux. À l’époque je travaillais de nuit, à La Poste de la rue du Louvre. Je traînais un peu dans le coin et j’ai cherché les bars à Épiphanies… Puis, un jour, je suis tombé dans un endroit que j’aimais bien avec un mec derrière le comptoir qui bouquinait des Rivages. On s’est mis a parler de Jim Thompson, de James Ellroy…

GOÛTE PLUTÔT CE VIN

Le mec a fini par me dire d’arrêter de boire de la bière : “goûte plutôt ce vin”. Moi qui n’en buvais pas j’ai tout de suite apprécié car ce n’était pas l’idée que je me faisais du vin à l’époque. Et tu sais comment vivent ces endroits, il y a souvent de vraies personnes qui les fréquentent. Voilà de quelle façon j’ai fait la rencontre de Fifi Les Roulettes, un des habitués des lieux. Boris, le patron, a eu l’idée de me dire de lui causer car nous étions chacun dans notre coin. On a commencé à échanger un peu. Fifi s’est mis à faire chanter les mots, à dérouler l’argot et on fini par s’entendre. Tu sais bien, ce sont souvent eux qui réinventent la langue. Par le plus grand des hasards, Fifi connaît aussi les mecs de Montreuil. Il connaît Tintin, il connait Hamar, mes tontons.” Criss parle aussi de ses terres en Mayenne, des zones marécageuses, de ce bayou français. Elles inspirent son œuvre.

Mais c’est à Rennes qu’il part faire les Beaux Arts. Nous sommes à la fin des années 80,Rennes est la capitale du rock, la ville des Transmusicales, de Marquis de Sade. La jeunesse bretonne y fait ses gammes: de la rue de la soif jusqu’au bout de la nuit. Les clichés ont la vie dure : “j’ai tout de même bien tisé quand j’étais à Rennes. À l’époque, dans les vernissages, on nous mettait des petites meufs qui avait nos âges : 17 piges. Et c’était la maison Ricard qui payait pour nous alcooliser. C’était Pastis et Whisky à gogo. J’ai fini dans les caniveaux, je me suis retrouvé interdit de galeries. Mais je ne me suis jamais piqué, je n’ai jamais sniffé, jamais été vers l’héro et il y en avait un petit peu alentours. D’ailleurs les potes qui ont fait ça ont tous mangé. L’alcool était mon produit, et c’est un produit de convivialité, puisque l’on parlait d’amitié. C’est un produit désinhibant et d’amitié.” Les références rock de Criss Cusson sont peu nombreuses dans la pièce et dans son discours mais elles apparaissent, constantes, comme autant de points cardinaux. Je fixe d’ailleurs mon attention dans un coin de l’appartement où la pochette 33 tours de Miami du Gun Club se signale comme une apparition.
Oui j’adore. J’ai bu un coup à côté de Jeffrey Lee Pierce à l’époque de Rock’n Solex. Le Gun Club y avait joué et il était passé au Cactus dans l’après midi. Il était affublé de son éternel imper noir et de son chapeau et se tenait là, à côté de moi, au comptoir. Je ne lui ai pas parlé, je n’aurai pas su quoi trouver à lui dire.” À cette époque Criss et moi étions déjà voisins puisque j’étais nantais et que l’une de nos grandes fiertés, face à Rennes, s’appelait “Les Allumées”. Imaginé par Jean Blaise à la demande du député-maire Jean-Marc Ayrault qui souhaitait voir les nantais se réapproprier leur ville et redynamiser le circuit économique local, le Festival avait annoncé sa mort dès sa naissance : 6 villes, 6 ans, 6 nuits. Ainsi, à chaque nouvelle édition, les nantais savaient que la fin était proche et ils en profitaient, d’autant plus que “leurs” Allumées prenaient vie entre 18h00 et 6h00 du matin.

LA CRÉATION, C’EST DÉTRUIRE

À l’évocation de l’édition cairote des Allumées, les yeux de mon camarade s’illuminent soudain d’un éclat particulier. “ C’est marrant parce qu’en ce moment je fréquente une danseuse derviche qui a écrit, choregraphié et mis en scène “Derviche mon Amour”. Et c’est là bas, à Nantes en 1994, que j’ai vu pour la première fois les danseurs derviches de La Tanoura. Cette soirée fut magnifique. Je me souviens aussi de l’affiche…
Cette idée d’annoncer la fin d’un festival est superbe, je trouve, car il faut savoir détruire pour rester vivant.
Moi je détruis par le feu : tu vois tout ça derrière
(Criss pointe du doigt une série de toiles grands formats alignées faces au mur) c’est destiné à être détruit. Par le feu ou par les pluies de la Mayenne, en tout cas je détruis. Je trouve cela très sain, c’est générateur de nouvelles énergies, c’est générateur de création. J’ai tellement vu de grands ateliers, avec des croutes, tournées contre le mur. Comme des Morpions qui s’accrochent à toi, comme des crabes qui t’empêchent de bouger. Je pense vraiment que la création c’est détruire. Je le vois comme une renaissance, quelque chose lié au Phénix. Je suis très solaire. Bruler, le feu, détruire, pour récréer.

De façon générale Criss Cusson n’est pas tendre à l’égard du monde de l’art. “Je suis peintre, pas plasticien. J’essaie de jouer le jeu de la peinture, c’est une prise de risque totale. Je ne suis pas dans un système. Je pars souvent de collages que je mets ensuite sur des écrans de sérigraphie… Puis c’est tout un mixte : avec l’eau qui repousse l’huile et l’intervention de la sérigraphie de façon un peu empirique.” *

C’est vrai, la peinture de Criss Cusson ressemble à une guerre de territoire, à une opposition de forces contrariées qui ne veulent pas céder sur le moindre centimètre carré de surface colonisable. Ses toiles sont organiques, vivantes, terribles, expansives. “Je travaille sur deux thématiques, présentes dans ma peinture depuis toujours. Le noir pourrait venir de cette critique de notre monde moderne, de cette société libérale libertaire, athée spirituellement. Elle révère le grand dieu de l’argent et de la consommation. Chacune de mes toiles porte une critique de cette société là, de ce monde là. C’est aussi pour cela que j’ai travaillé autour de Blade Runner. Il ne s’agit pas d’une illustration du film, ça ne m’intéresse pas. Même si, au niveau des ambiances, de pluie notamment, il y a beaucoup de couleurs, de lumières verdâtres qui me parlent.

IL Y A UNE ALCHIMIE, UN SECRET

J’ai surtout travaillé sur cette improvisation de Rutger Hauer : “J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire. De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons C briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans l’oubli, comme les larmes dans la pluie… Il est temps de mourir.”
je ne sais pas si c’est prophétique, we’ll see.”

Les peintures de Criss Cusson sont tour à tour des chariots de feu et des étoiles noires. Il me faudra un peu de temps, à les observer seul, sous la lumière crue de l’ampoule nue du plafonnier pour m’apercevoir de l’emprise qu’elles peuvent exercer. Ses monochromes n’en sont jamais véritablement, selon qu’ils absorbent ou reflètent la lumière. Criss Cusson peint principalement de grands formats et ils se lisent comme des cartes, à échelle micro ou macro. Le voyage n’est jamais le même. Je vois la main de l’artiste griffer la toile dans un geste nerveux et rapide . Le passage des larges brosses en témoigne. Le reste tient du mystère car rien ne se révèle totalement, jamais.
Il y a une alchimie, un secret. Je ne suis pas là pour ajouter de la couleur mais pour en enlever. L’idée de la toile vierge n’existe pas. La page blanche, la toile vierge… Au contraire, il y a trop de couleurs et être peintre c’est peut être retirer tout ce superflu… Je vois trop de peintures qui sont mortes. C’est vrai, j’aime très peu de choses car, à mes yeux, la peinture doit être vivante.

UN TEMPS INADAPTÉ

C’est un processus lié à la lumière. La peinture doit vivre sans arrêt, bouger. Avec des choses qui disparaissent et qui réapparaissent en fonction de l’heure de la journée, de la saison, de l’éclairage. Certains propriétaires de mes œuvres m’appellent parfois, plusieurs années après, pour me dire “Criss tu avais caché un truc, je le découvre”. Alors vrai ou pas vrai, je me garde bien de le leur dire; s’ils l’ont vu c’est que ça y était. Donc oui, je joue avec ces histoires de superposition, de chimie.

C’est toujours difficile de dire d’où les choses peuvent venir. Je pense qu’elles viennent de très loin, de cette région que j’ai dû fuir. Les marécages, cette humidité. Il n’y a pas de lumière quand tu passes à Laval, ma ville d’origine. Ce sont des tons gris, de l’ardoise. Les gens ferment leurs volets à 17h00.
Dans le rapport au temps, la peinture est totalement inadaptée à notre époque car tout se joue sur un temps qui est très long. Regarde Matisse avec ses papiers déchirés : il est perclus de rhumatismes sur son lit et c’est là où il fait ses plus belles œuvres. Il est dans la quintessence.
Tout comme
Kirkeby qui est un peintre que j’adore. C’est pareil, il est gravement malade, il doit avoir 80 piges et sa peinture redevient enfantine. Il y a une espèce de compte à rebours dans la peinture qui permet de regagner ce geste désinhibé avec tout le savoir-faire acquis durant 40, 50 ou 60 ans. C’est un temps complètement inadapté : il y a du sacré.

CADAVRE EXQUIS

Le rapport au vêtement fait aussi partie de la culture rock, le DIY appartient à celle du punk. Extension logique du domaine de son art, Criss touche aussi à la fringue. C’est un travail à quatre mains, en association avec Freddy Cats, un autre artiste montreuillois. Tous deux partagent une connaissance approfondie des tourments du 20 ème siècle, un goût immodéré pour la culture rock et la notion de style. Ils partagent aussi le même fief du côté de la Croix de Chavaux : l’Amitié Rit. C’est d’ailleurs le vin naturel et la biodynamie qui a créé les conditions de leur rencontre. “On a discuté de vêtements, d’univers, de littérature, de cinéma. Mais tout en pudeur. Un jour Freddy a vu ce que je faisais sur mes vêtements. De mon côté, j’ai eu un coup de cœur pour l’un de ses Polaroids. je lui ai proposé un échange avec un petit format toile mais il a préféré que j’intervienne plutôt sur l’un de ses Schott. Un blouson qu’il avait déjà commencé à travailler de son côté. Je lui sérigraphie donc le truc. Freddy se rend alors dans une soirée à Montreuil et croise le boss de la marque qui lui demande qui lui a fait le blouson. Il lui dit qu’il aimerait bien bosser avec nous.
C’est comme ça que s’est amorcée notre collaboration. De là on s’est mis à avoir mille idées. Freddy amène des trucs que je n’ai pas : sa culture de graphiste PAO, de DA. Moi j’amène autre chose. On parle des influences dadaïstes ou futuristes, de moteurs. Je verrais bien un collage à partir de ça, avec les lettres de
Cadavre Exquis qui est devenu le nom de notre nouvelle marque, ou plutôt notre nom d’intervention.

L’ESPRIT FRANÇAIS

J’adore cette idée d’utiliser des phrases en broderies ou en sérigraphie. Bref dès que l’on se voit c’est boulimique. Ce que j’aime avec lui aussi c’est qu’il y a une forme d’efficacité dans les rapports. Tu lui envoies un message il n’y a pas de bonjour, un ok suffit souvent et dans le travail c’est important. Cette sobriété, putain, ça fait du bien.

Il y a une marque marseillaise qui s’appelle Fleur de Bagne. Elle bosse autour de la culture des bataillons d’Afrique et ne travaille qu’avec de la fabrication française, jusqu’aux boutons; avec de la belle matière. Je pense qu’il faut redécouvrir la production et l’esprit français. C’est pour cela que l’on a finalement opté pour le nom de Cadavre Exquis en lieu et place de Faker Fucker Flasher. Le Fucker nous desservait, c’était un petit peu trop connoté punk et ça a pu effrayer d’éventuels partenaires. Je trouve qu’il est important d’avoir un nom français, notamment si l’on veut travailler avec les bleus comme ceux du Laboureur. En même temps on s’amuse, il y a tellement de trésors dormants ici. Et puis à bien y regarder ces marques de bleus de travail, maintenant ce sont les bobos qui les portent. Moi je trouve ça beau esthétiquement et j’en connais la valeur de souffrances, de tristesses , d’histoires humaines entre fierté et dégoût… Je les ai portés à l’usine , quand je bossais dans le plastique ou la métallurgie, du temps de ma jeunesse.”

Alors que notre échange se poursuit, Criss enfile un magnifique bombers bleu pétrole de chez Schott. Le premier qu’il ait customisé. Une pièce unique. On y retrouve l’ADN de ses toiles, les typos sérigraphiées d’inspiration punk et militaire. Je décide alors de lui proposer un tour dehors, dans le quartier Carnot.

La nuit est tombée sur Montreuil. Nous marchons tranquillement dans les petites ruelles alentours, à la recherche d’un beau mur, d’un néon cru, d’un rideau de fer. Les petits pavillons sans histoire se succèdent dans le silence de la rue. Briques rouges, volets clos, petites cités sans charmes, lofts discrets aux surfaces insolentes mises en sécurité derrière des portes blindées. La ville se devine plus qu’elle ne se voit. Criss doit rejoindre “Le Démon des Anges”, ma série photographique dédiée à ce Montreuil nocturne alors je fais d’une pierre deux coups. On croise quelques skaters ados et deux ou trois greffiers en errance avant de revenir à notre point de départ. Il est temps de rejoindre le fameux Fifi les roulettes qui attend sans patience au comptoir qu’on vienne écouter ses mémoires de voyous.

Texte et photographies par Jean-Fabien
Matériels photos
Boitiers Fujifilm XPro2 et XT10
Objectifs Fujinon FX35 F1.4 et FX16–55 F2.8

*Propos extraits de l’émission d’Alain Maneval “l’Album de Minuit”, du 15 août 2015, sur France Inter.

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Jean-Fabien
SHOOTANDTALK

Photographe • Auteur • Journaliste • Enseignant