FRED NAVARRO

UN LONG DIMANCHE DE FIANÇAILLES

Jean-Fabien
SHOOTANDTALK

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Tout est parti de l‘idée d‘un portrait. D‘une simple photographie.
Sujet : Fred Navarro. Porteur du sida depuis plus de vingt sept ans.
Militant à Act UP. Veuf.

C‘est Arnaud Roca, directeur artistique de la revue XnotDead, qui m‘a poussé à aller plus loin dans la rencontre. Pourquoi ne pas photographier Fred chez lui ? Dans son environnement, parmi ses meubles, ses souvenirs et son présent. Dans son quotidien, dans ce qui fait sa vie.
De le considérer comme un modèle et non comme un sujet. Au moment de proposer à Frédéric Navarro d‘aller plus avant dans notre rencontre photographique, j‘apprenais la disparition de Christian, son compagnon. Au bout de dix-huit années de vie commune. Des suites du sida. En deuil de son Grand Amour, il accepta néanmoins cette confrontation. Poser dans son intimité, au milieu des affaires de son homme. Toujours présent, là, tout autour. Et pourtant, désormais, terriblement absent.

Fred m‘attend à la terrasse d‘un petit bar de quartier. Un îlot de convivialité écrasé, encerclé par le béton armé des hautes tours du 13e arrondissement. Ce dimanche d‘automne rayonne d‘un soleil froid monté sur un fond bleu azur. Et ce putain de vent de siffler son requiem dans le goulot d‘étranglement du boulevard à moitié vide en cette fin de matinée.
À l‘intérieur du bistrot, les rires tonitruants et les tournées de 51 dénotent radicalement avec le silence de la rue.

Des marchands couperosés trinquent à la santé de tous et aux kilos de cèpes fraîchement cueillis, posés dans des cageots en bois au pied du zinc. Ici, tout le monde connaissait Christian et Fred. Tous savent sa maladie. C‘est d‘ailleurs la première chose qu‘il fait, “Fred sans haine”, lorsqu‘il se rend dans un lieu de vie. Il se présente et sa maladie avec lui. Ça évite les interrogations quant à son physique, son poids, ses joues creusées. Ça brise toute tentative d‘ostracisme. Ça rassure presque… Après avoir fait le plein de champignons et tapé la discut‘ avec un gros monsieur bourru et jovial, nous décidons finalement de nous rendre chez lui. J‘ai beau connaître Frédéric depuis plusieurs années, j’avance la gorge nouée.

Son nid d‘Amour n‘en est plus un, et nous sommes tous les deux en manque de repères. Sans très bien savoir comment articuler notre échange. Car, finalement, nous ne sommes pas seuls… Le petit ascenseur d‘un immeuble de logements sociaux de la Ville de Paris nous dépose au troisième étage, sur un palier sans charme. Derrière la porte, Christian nous attend. Derrière la porte, des signes de lui, des signes de vie. Là, partout alentour.

Dans la cuisine crade où s‘entassent les cadavres de bouteilles et les cartons pleins de médecine, Frédéric prépare un thé noir. Je sors le Nikon, bien sûr, mais comment shooter sans violer…
Comment faire pour que mes images écoutent autant qu‘elles montrent à voir…

L‘appartement, un modeste trois-pièces, n‘est finalement ni triste ni gai. Fred éparpille un puzzle d’objets dans l’espace, chacun sera porteur d‘un épisode, témoin d‘un moment heureux. Comme ce sombrero accroché au mur et dont Christian ne voulait surtout pas. Act Up est partout dans le salon. Sous forme de cartes de visites, de fond d‘écran, de badges d‘accréditation. Militant et malade à plein temps, Fred vit totalement son engagement. Contre le sida, mais aussi contre le mal logement et les discriminations de toutes natures. Quel que soit son état de santé, au fil des mois volés à la maladie, il conteste l‘ordre établi, la fatalité, le mauvais sort réservé aux plus faibles d‘entre nous. Assis au fond d‘un fauteuil fatigué, il parle, m‘explique, s‘emporte, désigne, dénonce.
Puis, il fait silence un moment, presque avalé par les gros coussins en velours usé.

J‘écoute, je le relance pour mieux comprendre, le doigt posé à mi-course sur le déclencheur du boîtier. Lorsqu‘un détail me pique les yeux, je quitte la scène de la conversation sans en perdre le fil et je shoote. Bientôt Fred empoigne un lourd protège-document bleu, fait claquer les élastiques pour en libérer le contenu. Immergé dans un océan de souvenirs, il me propose de partir avec lui en pèlerinage. Là, maintenant.
Sans m‘attendre, il s’envole pour Lisbonne.
Dans ses mains, 150 feuilles de papier A4, 150 copies de 150 photos.
De 150 lieux symboliques et d‘autant de moments partagés là-bas, avec Lui, avec Christian.

Fred et Christian se sont mariés symboliquement au Portugal. Ils y ont vécu des années. Il s‘y sont aimés. À Lisbonne. Au milieu des sourires, dans un dédale de ruelles, à l‘abri des collines et au son du fado. Alors, lorsque Christian l‘a laissé seul, Fred a décidé que le temps était venu de retourner jusqu‘à cette petite église, restaurée après le grand incendie dont elle porte encore les stigmates. Pour se désunir et entamer le deuil. Il a posé un petit portrait de Lui comme une pierre blanche de leur Amour, à chacun des endroits qui leur avait donné vie. Et de prendre une photo de la scène comme pour mieux la laisser derrière eux. À jamais.

Page après page, heure après heure, je foulais les pavés. À chaque copie, une scène de vie, un instant éternel, un cliché pris. Au fur et à mesure que le paquet de feuilles rejoignait l‘automne des sentiments, je comprenais que ce dimanche ne serait jamais comme les autres et que ce shooting n‘en serait pas un. Je partageais avec Fred ses sourires, je l‘observais s‘absenter soudain de la pièce, parti sans moi pour un instant encore, dans son revival amoureux. Nous aurons passé une longue après-midi ensemble. Avec Christian. Dans un temps mélangé, équivoque, suspendu, presque serein.

J‘ai pris mes clichés, des détails, des portraits. Ce travail photographique réalisé avec son concours, Fred l’aura associé à son processus de deuil.
Je vous livre ici ce portrait.
Prenez-le… C‘est la Vie.

Ce travail a donné lieu à plusieurs expositions.
L’une d’entre-elles s’est tenue dans le cadre des Rencontres de Castelfranc.

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Jean-Fabien
SHOOTANDTALK

Photographe • Auteur • Journaliste • Enseignant