Rencontre avec Abdulkader Fattouh, membre de la communauté SINGA

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8 min readNov 24, 2022

Avant la guerre civile syrienne, sa famille tenait une société de distribution de parfums, à Alep. Après un passage par la Turquie et l’Allemagne, Abdulkader a rejoint la France pour apprendre la composition et la création dans l’industrie de la parfumerie….

Cette entreprise était installée où, et qu’est ce qu’elle faisait ?

Elle a été créée à Alep. C’est une entreprise de parfum et cosmétiques. Au début on a commencé par vendre des huiles essentielles, de l’ eau de parfum et de l’ eau de toilette. Et puis avec la deuxième génération (mes oncles, mon père etc), on a commencé à vendre aussi d’autres produits de cosmétiques et ce développement a continué avec la troisième génération dont je fais partie. Jusqu’au jour où la guerre a éclaté en Syrie et l’entreprise a été arrêtée.

Et après tout le monde s’est dispatché partout. Pour comprendre la situation, mes oncles, mon père et mes tantes sont 12, donc c’est une très grande famille. Chacun a commencé de son côté. J’ai un oncle qui est en Turquie qui a continué de son côté, mon oncle qui est au Liban qui a continué de son côté, mon père avec mes deux frères en Syrie ont aussi commencé de son côté. Je suis désolé, je parle des hommes et pas des femmes. C’est pas parce que je suis macho, mais la tradition… ma sœur par exemple est pharmacienne, elle travaille mais elle est pharmacienne et ma mère ne travaille pas, enfin je pense qu’elle travaille plus que mon père mais à la maison.

Est-ce que vous vous rappelez de votre arrivée en France ?

Je suis arrivé à Lyon en août 2015. Le jour de l’arrivée je ne connaissais personne. J’avais des amis qui sont partis avec moi de la Turquie. Eux sont restés en Allemagne. Moi j’avais mon objectif ici en France, mon rêve d’être parfumeur. Donc j’ai continué tout seul en France. J’étais sur la route et j’ai dit à mon père “ok, j’ai décidé, je vais en France”. Et il m’a dit “mais tu vas où ?”. Je ne sais pas, je connais personne mais on verra. Et du coup ils ont fait leur communication dans ma famille. Ils connaissaient quelqu’un qui était en France à Angers. Et cette personne connaissait des gens. Moi j’ai dit que j’allais à Lyon.

Pourquoi ? Je ne sais pas trop mais surtout parce que Paris c’est très grand, on peut facilement se perdre là dedans et au niveau administratif ça va prendre beaucoup plus de temps. C’est ce qu’on m’a dit. Alors que Lyon c’est une grande ville, on peut trouver des opportunités, on peut s’en sortir. Il y a des associations… C’est bien pour démarrer. Et du coup, après tous ces contacts, il y a des gens que je ne connais pas personnellement mais qui connaissent les autres, des Syriens, qui sont venus me chercher à la gare Part-Dieu. Et après quand je suis arrivé, je ne parlais même pas français. Heureusement je parle anglais. Je me demandais “qu’est ce que je fous la”.

Je suis sorti de la gare, c’était une grande place et je pense que je suis arrivé en début d’après midi car les gens n’étaient pas disponibles avant le soir. J’avais je pense 4 heures devant moi. Il fallait que j’attende quelque chose, que je perde du temps. Et du coup je vais marcher et je vois un grand truc. Je me dis ca peut être intéressant d’entrer. C’était un centre commercial. Je suis entré dedans et j’étais perdu. C’était immense.

Est-ce qu’à ce moment-là, vous vous dites “j’ai déjà une compétence dans la parfumerie”, est-ce que vous vous dites “je vais continuer et devenir parfumeur” ?

C’est pas dès le début, c’est même avant. J’ai décidé de venir en France pour cet objectif parce que je veux absolument être parfumeur. J’ai ce projet qui m’a sauvé dans le sens ou cet espoir d’être parfumeur m’a donné le courage et la motivation pour surmonter des difficultés, des situations où on peut être vraiment désespérés.

Mais avec cet espoir, je me suis toujours dit quand je me sentais désespéré, “ok là c’est une situation difficile mais ça ne va pas durer longtemps, après je vais être parfumeur, je vais réussir ce que je voulais faire”. Dès le début j’avais cette idée, et j’y croyais. Et j’y suis pas encore mais j’y crois toujours.

Vous avez l’impression d’avancer ?

Oui j’ai l’impression d’avancer c’est sûr. Peut-être doucement mais sûrement. Mais il faut savoir que c’est un milieu très fermé. Il y a très peu de places pour beaucoup de gens qui souhaitent être parfumeurs. Je commence à avoir un bon réseau, que ce soit dans l’entreprise où je travaille ou dans d’autres entreprises. Je pense que j’ai bien avancé.

Vous venez d’en parler, de l’extérieur on a l’impression que c’est un milieu que l’on apparente à l’industrie du luxe, fermé, presque bourgeois. On a besoin de quoi ? De relations, est-ce que c’est uniquement sur le talent ? Est-ce qu’il faut forcer des portes ? Comment on rentre et comment on fait son trou comme on dit en français ?

Je pense que le réseau c’est très important. Il y a très peu de places. Comme tout milieu où il y a très peu de place, il y a beaucoup de gens qui veulent les avoir. Donc le réseau aide forcément.

Mais après surement il y a aussi des compétences et des personnalités, des caractères, comme la persévérance, la créativité… Il faut faire preuve de persévérance je pense surtout. Parce que le travail d’un parfumeur, mentalement c’est difficile. C’est stressant. Il faut comprendre et accepter de perdre 10 fois pour gagner une fois, et rebondir tout le temps. C’est important d’avoir cette sensibilité aux odeurs. Donc il faut avoir un profil, c’est pas n’importe quelle personne qui peut faire ça.

Est-ce que vous mettez une partie de votre parcours dans votre travail ?

Carrément. Je pense qu’il faut être soi-même. Chacun reçoit une inspiration différente. Et tout dépend de son parcours, de son vécu, de ses références olfactives. Chaque parcours joue dans la personnalité, dans la carrière d’un parfumeur.

Qu’est-ce que vous mettez dans vos parfums que les autres n’ont pas ?

Je pense que ça ne sera pas au niveau des ingrédients mais je pense que j’ai des références qui sont différentes des références des autres. Il n’y a pas beaucoup de parfumeurs syriens dans le monde de la parfumerie. Alors que c’est une culture ou le parfum est très important.

Si on parle de la culture musulmane dans la parfumerie, le parfum a une importance. Il y a même un proverbe, ou une parole du prophète qui dit que le métier de parfumeur, c’est l’un des métiers les plus aimés par Dieu. Par exemple pour Laid, la fête, je me rappelle bien une semaine avant Laid, on ne ferme pas le magasin, on est ouvert 24h sur 24 et tout le monde achète un parfum. Que se soit un pauvre, que se soit un riche, il faut un parfum pour la fête.

Pour offrir ?

Non pour soi-même. C’est très important, c’est une tradition. Pour la fête, il faut se parfumer, il faut bien s’habiller. Et le parfum est, je pense, même plus important que d’acheter des vêtements ou autre.

Est-ce que le parfum a la même fonction sociale en Syrie ? Est-ce qu’une femme ou un homme met un parfum pour les mêmes moments, pour les mêmes activités sociales ? C’est universel vous pensez ?

Je pense que c’est universel. On met du parfum pour faire plaisir avant tout. Pour sentir bon. Pour par exemple des occasions comme des fêtes de mariage. Des fois c’est pour s’identifier. Ça peut être que j’ai l’habitude de porter un parfum, je me sens bien quand je le mets et je m’identifie avec ce parfum.

Les raisons de mettre un parfum il y en a beaucoup. Mais je pense que de manière générale c’est universel pour les fêtes et pour le plaisir avant tout. Au niveau religieux par exemple, en Syrie en tout cas, pour aller à la mosquée le vendredi c’est important de porter un parfum. Et je pense aussi à la messe, je sais qu’en France il y a aussi l’encens, donc cet aspect religieux je pense qu’il existe aussi en France.

Votre compétence, votre talent, est inné ou il est culturel aussi ?

Ce n’est pas en France que j’ai eu cette passion mais je pense que je l’ai eue parce que depuis tout petit j’étais imprégné par ce métier, par les parfums dans l’usine et le magasin… C’était mon univers. Pour moi c’était pas un métier ou un travail parce que j’étais tout petit donc j’étais pas en mode travail, j’étais en mode “j’y vais avec les grands pour voir, pour m’amuser, pour aller dans l’usine”. Et je sentais tout ce qu’il y avait de parfum, de concentré. Je me suis posé plein de questions quand j’étais là-bas et donc cet intérêt a commencé par là. Mais oui depuis tout petit.

Et pour le métier de parfumeur, c’était ma curiosité. Parce qu’en Syrie, l’entreprise familiale c’était une marque où on achète nos concentrés parfumés de l’europe, de la France surtout et on fait nos produits parfumés à partir de ce concentré parfumé. Donc on ne crée pas le parfum. Et moi j’avais cette question “ok on achète le concentré, le concentré ça sent plus fort, mais comment on fait le concentré ?”. Et j’étais jamais satisfait de la réponse. La réponse c’était toujours “on ne sait pas trop, c’est un savoir-faire français. Personne ici n’a fait ça”. C’était toujours des réponses pour fuir la réponse. Et donc j’avais cette curiosité de savoir comment on fait le parfum.

Et quand je passais le bac, je me demandais ce que j’allais faire comme métier et la réponse était déjà dans ma tête. Qu’est ce que j’aime ? C’est le parfum. Et j’ai regardé sur internet, j’ai vu que c’était un savoir faire qu’on ne pouvait apprendre qu’en france. A l’époque il y avait une école c’est l’ISIPCA. Donc je me suis dit ok je vais faire de la chimie pour partir après faire mon master en France. Et c’est ce qu’il s’est passé.

Quel est votre rêve de parfumeur ?

Mon rêve est toujours d’être parfumeur, d’inspirer les gens par le parfum, de raconter des histoires par le parfum, de faire des mémoires olfactives chez les gens par mes parfums.

Est-ce que de sortir un parfum original avec le nom de la famille ca serait un rêve ou il n’en est pas question ?

Je pense que mon objectif ce n’est pas forcément de travailler pour le nom familial, de reprendre ce qu’on avait. Pour moi c’est une partie très importante de moi, de ma vie. C’est là ou j’ai eu cet intérêt, cette passion. Mais après tout ce qu’il s’est passé, je pense que mes priorités ont changé.

Ce que je cherche maintenant c’est de m’exprimer en parfum, d’inspirer les gens par le parfum, de créer des souvenirs par le parfum. Un jour, j’ai ressenti quelque chose d’incroyable quand à un moment donné j’avais fait un Ted Talk. Je parlais de mon parcours, de mon rêve. Et après cette conférence, j’ai eu des retours de gens que je connais pas du tout qui m’ont envoyé des messages par Facebook, Youtube etc et on m’a dit des mots très touchants, on m’a remercié. Alors que je ne les connais pas, ils ne me connaissent pas.. Parce qu’ils étaient inspirés par cette conférence, par le parfum, par ce que j’ai raconté. Ça m’a donné envie de continuer à inspirer les gens. De garder l’espoir et d’aller jusqu’au bout de mes rêves.

Article retranscrit à partir de l’interview de Joachim Barbier réalisée dans le cadre du podcast Migra-sons le 10 janvier 2022. Un podcast imaginé par So good Radio et accompagné par SINGA. A redécouvrir dans leur intégralité ici.

Pour en savoir plus sur SINGA et nous soutenir > https://www.helloasso.com/associations/singa-global

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