Rencontre avec Fatima Al Faqeer, fondatrice de Pétra Nomad

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11 min readNov 24, 2022

Elle a été la première femme guide touristique en Jordanie. Aujourd’hui en France, elle partage sa passion du rituel du thé à la bédouine, dans son salon associatif de Lyon.

Est-ce que vous pouvez nous expliquer où on est ?

On est à Pétra Nomad. C’est un salon de thé jordanien. Ici on peut manger jordanien, on peut aussi boire un thé jordanien. Pour moi c’est comme une mini escale en Jordanie.

Quand est née cette idée ?

Ça a commencé il y a 3 ans avec SINGA. C’est une longue histoire parce qu’avant d’arriver en France, en Jordanie, j’étais guide touristique. Je suis venue ici pour apprendre le français, j’étais amoureuse de cette langue. J’ai rencontré quelqu’un, c’est pour ça que je suis revenue. Ça fait maintenant 13 ans que je suis à Lyon. Je ne me sentais pas prête à commencer mon business ou à travailler. C’était un peu dur de faire ça. Jusqu’à ce que je rencontre SINGA. Ils m’ont encouragé à commencer mon projet. Mon idée c’était de créer une marque de thé pour aussi partager ma culture bédouine. En fait partager quelque chose avec les gens. C’est comme ça que j’ai commencé mon projet. J’ai fait un salon de thé pour amener les gens à prendre le thé, partager plus de choses comme la culture etc. J’ai commencé petit à petit avec SINGA, j’ai commencé à créer un peu de mélanges et tester. Les gens commencent à connaître ma marque de thé. Et j’ai une clientèle qui vient de temps en temps pour acheter le même thé. Et on le vend aussi à Villeurbanne dans un endroit pour les artisans. Ça avance doucement mais sûrement.

Que représente la culture du thé chez les bédouins de Jordanie ?

En fait, le thé chez nous, c’est la convivialité. On boit du thé toute la journée. En Jordanie, au moyen orient en général, on ne boit que du thé noir, on ne boit pas de thé vert. Et c’est toujours accompagné par des plantes. On boit tout le temps avec des plantes : sauge, cannelle, menthe… Dès qu’on va chez quelqu’un, au bout de 5 minutes il va dire “allez on fait un thé”. Et si on reste par exemple 5 minutes et qu’il ne nous propose pas de thé, ça veut dire qu’il n’est pas content de notre présence ! Oui, c’est une convivialité, on parle, on discute… Il y a aussi le café. C’est une autre histoire aussi le café chez nous. Normalement on le prépare sans sucre. On l’appelle le café bédouin. Il y a vraiment une coutume chez nous autour du café. Plus que le thé. Par exemple, si tu vas chez une famille bédouine… En général ça se fait pour les demandes en mariage, si quelqu’un veut se marier avec une fille, il va chez son père. Dans notre culture il faut donner du café aux invités et s’il pose la tasse par terre ça veut dire qu’il vient avec une demande. S’il le boit tout de suite, c’est bon. Il faut boire tout de suite. Si je fais un certain geste, ça veut dire “non je n’en veux plus” et si je fais un autre geste, ça veut dire “j’en veux encore”. J’aime bien cette coutume chez nous et j’aime bien raconter ça aux gens.

Est-ce que chaque thé à ses propres vertus ?

Chez nous on utilise beaucoup les plantes comme la sauge quand on a mal au ventre. Il y a beaucoup de recettes comme ça, de grand-mère. On utilise beaucoup les plantes et c’est pour ça que j’utilise aussi beaucoup les plantes dans mes mélanges.

Est-ce que les gens sont curieux ? Les lyonnais ou les français qui passent ici, est-ce qu’ils posent des questions sur vos thés ou sur votre propre parcours ?

Quand je fais le brunch, j’aime bien faire le tour et parler avec les gens, j’aime bien ça aussi. Et leur demander, “est-ce que vous connaissez la Jordanie” ? Il y a beaucoup de clients qui sont déjà allés là-bas. Et du coup je parle avec eux pour savoir comment était leur expérience et partager des choses. Ou je dis aux gens, “si un jour vous voulez partir en Jordanie, n’hésitez pas à venir me voir, je peux vous conseiller”.

Si un jour je veux y aller, qu’est-ce que vous me conseillez ?

Oh il y a beaucoup de choses. Petra déjà, c’est dans le sud de la Jordanie. On peut commencer par Jerash par exemple, c’était une ville Romaine, il y a beaucoup de choses à voir. Il y a aussi Irbid ou Umm Qais, c’est dans le nord. Amman aussi, la capitale. Il y a le théâtre Romain, il y a le souk ou on peut acheter des choses traditionnelles. Après il y a Madaba, la ville des églises. La mer morte, Petra, Wadi rum, Aqaba…

Est-ce que cet endroit est aussi un moyen de garder un lien avec votre culture ?

Oui c’est sûr. Si on n’a pas de principes dans la vie, ou de racines, on n’est rien. Comme une maison sans fondations. Il y a des gens qui apprécient qu’on partage quelque chose de soi. On peut s’intégrer et les gens, je pense, nous acceptent plus avec nos racines. En respectant leur culture mais en gardant aussi notre culture. Au contraire, c’est beau les mélanges. En fait c’est une richesse aussi.

Entre le moment où vous avez eu l’idée de cet endroit et le moment où il a ouvert, je suppose qu’on ne s’improvise pas commerçante ou vendeuse de thé, est-ce que vous pouvez nous expliquer toutes les étapes, et les difficultés que vous avez rencontré ?

C’est un autre monde de commencer à faire une marque. Je commençais à regarder les marques de thé juste en France ou dans les magasins et je me disais “mais non ce n’est pas comme ça”. Moi je croyais que j’avais l’idée de faire une marque de thé et qu’il suffisait de mettre le thé avec la sauge et c’était fini. J’ai contacté beaucoup de gens en angleterre et en australie, en amérique, et je leur disais que je venais de commencer dans le thé. Je leur demandais si elles pouvaient me donner des conseils. Et j’ai parlé avec beaucoup de gens, lu des livres sur le thé, et j’ai regardé beaucoup de vidéos sur le thé. J’ai compris que j’avais quelque chose de différent des autres. Je ne peux pas faire un thé qui ressemble à une autre marque de thé. Et je trouvais que l’originalité c’était de garder cette différence. Ça a pris un an. Et après j’ai appris quand même pas mal de choses sur comment faire connaître sa marque, comment faire des visuels, des logos etc. Je n’avais jamais connu ça du coup j’ai aussi appris sur les logiciels. Sur Youtube, j’ai appris toute seule. Je trouve que c’est bien. Ça m’a permis de me développer au lieu de ne rien faire ou de faire des choses qui ne me plaisent pas dans la vie. Je suis contente. Ce n’était pas facile mais je suis contente du résultat.

Est-ce que ça a été fluide, facile, ou est-ce qu’il y a des moments où on se dit “est-ce que je vais y arriver” ?

Non, il y avait des moments de doute. En fait si j’avais été tout le temps toute seule, j’aurais arrêté depuis longtemps. Mais le fait d’être accompagnée par SINGA… Je voyais tout le temps par exemple les filles qui m’accompagnaient et qui me disaient “non tu vas y arriver, il est beau ton projet”. Ça m’a encouragé et c’est pour ça que j’ai continué.

Est-ce que vous avez l’impression d’être devenue plus forte avec cette expérience ?

Oui. Quand je regarde en arrière, je me dis “wow quand meme, je croyais que j’etais la femme la plus forte en Jordanie parce que j’etais la première fille qui osait faire guide touristique dans la région”. Car c’est un métier réservé aux hommes. Mais en fait ça change, c’est différent. Et je suis contente de faire ça aussi en France.

Qu’est ce qui vous amuse en France, qu’est ce qui vous fait sourire et qu’est ce qui vous énerve ?

D’abord je vais t’expliquer la vraie histoire. Quand j’étais en Jordanie, j’étais guide touristique en anglais. Et j’ai toujours aimé parler français. J’ai essayé de parler le français en Jordanie, mais j’avais des amis français qui travaillaient en Jordanie et qui m’ont dit que pour apprendre le français, il fallait vraiment aller en France. Et du coup je me suis dit que c’était impossible que moi, bédouine… On a des cultures et des traditions où la fille ne peut pas sortir toute seule déjà. Mais je me suis dit qu’il y avait peut-être un espoir car mon père est quand même assez ouvert d’esprit mais mes frères pas du tout. Il m’a laissée être guide touristique et c’est déjà beaucoup. J’ai franchi la red line comme on dit donc il y avait un espoir qu’il me laisse partir. Mais vraiment tout le monde, même mes collègues me disait “mais arrête de rêver”. Le fait que j’ai envie d’aller en france pour apprendre le francais c’est comme si toi tu disais “j’ai envie d’aller sur la lune”. C’est vraiment impossible à réaliser. Et après, j’ai un ami français qui m’a aidée à venir. J’ai eu une bourse. Et du coup mon père m’a dit d’accord. Je n’en croyais pas mes yeux. C’était mon rêve. Je me rappelle la première fois où je suis arrivée à Paris, c’était horrible. Je viens d’un village… Et là, wow, je suis à Paris. Je n’arrivais pas à réaliser tout ça. Et je suis contente, c’est une belle expérience. J’adore la langue française, la culture aussi. Je dis toujours que c’est une langue très élégante, très classe. C’est pour ça que j’adore cette langue. J’adore aussi la langue arabe.

Il y a beaucoup de choses que j’aime et que je n’aime pas ici. J’aime que même lorsqu’on est étranger et quelques fois on est dans une situation irrégulière, on a quand même un minimum de droits. Quand je vois que dans certains pays, ailleurs, on peut être etranger dans notre propre pays, on n’a pas de droit, même le minimum. Ça j’apprécie beaucoup ici. On est vraiment traités comme des êtres humains. Même en Jordanie, un étranger n’est pas traité pareil qu’un Jordanien. Il y a un écrivain Palestinien Mahmoud Darwich qui a dit : “il y aura toujours des gens qui méritent la vie sur la terre”. Même s’il y a des gens méchants, il y aura toujours des gens bien.

Et vous c’est quel voyage que vous nous proposez ?

Le thé vient d’Inde, c’est le pays où ils plantent le plus de thé. De Chine, du Sri Lanka… Après il y a des grades pour les thés. Par exemple, les thés en sachet, je ne vais pas dire de marque, c’est vraiment, on l’appelle “tea dust” : la poussière de thé. Tout ce qu’il reste, on le met dans ce sachet. En Angleterre je sais qu’il y a des mélanges. Ils ont English Breakfast, ce sont des mélanges de je ne sais pas combien de thés noir. Earl Grey aussi, c’est un anglais qui a mis des huiles essentielles sur du thé, il a mis de la bergamote et du coup on l’a appelé Earl Grey parce que je crois que le monsieur s’appelait Earl Grey. Moi, c’est la sauge. Parce qu’en Jordanie on boit beaucoup de thé à la sauge. Et j’essaye de mélanger la sauge avec d’autres choses. Et j’amène aussi la sauge de là- bas. Parce que j’ai essayé de mélanger deux sauges d’ici mais ça n’a pas marché. Je voulais vraiment quelque chose de spécial. Du coup, peut-être un voyage vers le désert.

Pourquoi la sauge a un goût différent ?

Oui. Peut-être que c’est parce que ce n’est pas la même terre. C’est bon mais ce n’est pas le gout que moi je voulais. Je voulais vraiment un thé à la sauge de là- bas donc j’amène la sauge de Jordanie.

Comment est-ce que vous imaginez votre projet dans 5 ans ?

J’imagine (ou je rêve, je ne sais pas… on mixe les deux ?) que ma marque sera très connue en France déjà, et en Europe.

Pour revenir à tout le chemin que vous avez fait… Est-ce que faire sa marque, ouvrir son commerce, par rapport à l’administration, à différentes choses, est-ce que vous avez trouvé ça facile ou est-ce que c’est compliqué ?

Alors comme j’ai été accompagnée, non. Après j’ai découvert qu’il suffisait de payer des impôts et c’est tout ! Tout va bien après. Moi ça ne me dérange pas pour l’instant.

Est-ce que le covid a eu un impact sur votre activité ?

Oui. Quand on a commencé, j’étais toute seule. Je faisais à manger. Je faisais le brunch donc je faisais à manger et le service. Mais au début j’ai invité des gens que je connaissais, des amis. Je les prenais comme cobayes. Et il y avait des gens, je ne sais pas si c’est un magazine ou… je crois que c’est plutôt un site internet. Ça s’appelle Le Bonbon. Ils vont tester tous les nouveaux restaurants à Lyon, Paris, Marseille… Et ils disent si c’est bon ou pas. Apparemment ils sont venus ici, sans se présenter. Et d’un coup j’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de gens qui m’appellaient. Et je me suis dit : “mais je viens de commencer pourquoi les clients m’appellent ?”. Je me trouvais un peu en panique. Je cherchais quelqu’un qui m’aide. Et le premier weekend j’ai demandé : “on vient de commencer comment vous nous avez connu ?”. Et ils m’ont dit que c’était Le Bonbon. Donc j’ai regardé, c’était le premier article, il était très bien. Et ensuite ils ont fait beaucoup d’articles. Et ça m’a plu, je me suis dit “wow il faut que je les remercie”. Donc je les ai invités mais ils ont dit non.

A quoi ça ressemble un brunch à la jordanienne ?

En fait c’est comme un brunch libanais, israelien et palestinien, c’est pareil. Au moyen-orient, on ne mange pas la même chose. Pas les plats principaux mais le matin on mange à peu près pareil. Le houmous on en trouve en Syrie, au Liban, le falafel pareil, on en mange aussi le matin… La viande qu’on appelle “arayes”, c’est de la viande hachée, comme celle qu’on trouve dans la pizza, avec le thym avec l’huile : zaatar. Qu’est ce que je fais aussi ? Des gâteaux jordaniens ! Ça s’appelle Qatayef. Ça ressemble un peu à des mini crêpes farcies avec des noix, des amandes et de la noix de coco… Peut être que j’ai oublié des choses mais en général c’est ça le petit déjeuner au moyen-orient.

Pour revenir à cet endroit, est-ce que dans vos rêves ou vos prévisions vous vous voyez employer d’autres femmes qui viendraient vous aider, amener aussi leurs recettes ou simplement leur joie de vivre ?

Quand j’ai commencé ma marque de thé, le but était de faire travailler les femmes, les coopératives en Jordanie. Pour l’instant je n’ai pas encore fait ça, mais depuis le début c’était vraiment l’idée. Mais j’attends que ça se développe plus et peut-être que ça va arriver. Pour l’instant c’est un salon de thé associatif. Il y a des femmes qui viennent quelques fois et qui font à manger. On fait aussi des soirées femmes.

Article retranscrit à partir de l’interview de Joachim Barbier réalisée dans le cadre du podcast Migra-sons le 20 décembre 2021. Un podcast imaginé par So good Radio et accompagné par SINGA. A redécouvrir dans leur intégralité ici.

Pour en savoir plus sur SINGA et nous soutenir > https://www.helloasso.com/associations/singa-global

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