Rencontre avec Louis Martin, cofondateur du Refugee Food Festival

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11 min readNov 24, 2022

Louis est cofondateur du Refugee food festival. Un projet qui vise à faire évoluer les regards portés sur les personnes réfugiées, faciliter leur insertion professionnelle dans la restauration, œuvrer pour une alimentation juste, durable et diversifiée, pour tous. De ses premiers voyages culinaires à travers le monde à la constitution d’un festival mondial, retour sur son parcours !

Est-ce que tu peux partager ton parcours ?

J’ai un parcours un peu hybride. Avant de monter le Refugee Food Festival, j’ai eu plusieurs casquettes. J’ai fait une école de management, j’ai travaillé dans des grands groupes et puis à un moment donné dans ma vie, j’ai décidé de monter un projet culinaire à travers la cuisine. Moi ce qui m’intéressait dans la cuisine, c’est pas les compétences dures du métier de cuisinier, mais c’est davantage ce que la cuisine peut raconter, parce que la cuisine c’est l’une des rares choses complètement universelles. Ça veut dire que c’est un élément qu’on retrouve dans toutes les cultures, partout dans le monde. C’est un élément qui raconte beaucoup de choses sur notre identité, sur qui on est. Parce que ce qu’on retrouve dans nos assiettes, c’est le fruit de notre histoire. C’est quelque chose qui se transmet de génération en génération. Mais c’est aussi quelque chose qui a cette capacité à rapprocher les cultures et à connecter les individus entre eux. Donc ce qui m’intéressait, c’était d’utiliser la cuisine comme un moyen pour découvrir l’autre et le monde. Du coup j’ai monté un projet éditorial où je suis allé parcourir le monde en allant systématiquement cuisiner et manger chez tous les gens que je rencontrais dans les 18 pays que j’ai traversés. J’en ai fait un livre de recettes et une série documentaire qui a été diffusée par le groupe Canal. On s’intéressait au quotidien des gens. On rentrait chez eux autour d’un repas, pour mieux comprendre comment ils vivent, qui ils sont, l’histoire de leurs plats, l’histoire de leurs ingrédients, qu’est-ce que la recette raconte sur leur village ou sur leur famille, pour pouvoir aller à la rencontre de ces individus et faire des portraits partout dans le monde. C’est une expérience que j’ai co-monté avec Marine Mandrila qui est cofondatrice du festival. A notre retour, on s’est rendus compte que la cuisine avait cette capacité d’ouvrir des portes et de briser des barrières culturelles partout dans le monde, dans tous les pays dans lesquels on a été. On a été accueillis à bras ouverts.

Vous êtes allés dans quels continents ?

On a fait pas mal de continents. On a été beaucoup en Asie du Sud-Est, en Asie du Nord, en Amérique latine, en Amérique du Nord, sur la côte ouest africaine, au Moyen-Orient, en Europe… On a parcouru pas mal de pays et différentes cultures. Et à chaque fois, dès qu’on allait sur les marchés pour dire aux gens qu’on voulait aller partager un repas avec eux, spontanément, il nous recevait chez eux et spontanément on apprenait à mieux se connaître et ça crée du lien. Quand on est rentrés, on a été très très affectés. C’était au moment de ce que les médias ont appelé “la crise migratoire” en 2015. L’été 2015. Et on a été affectés par tous les messages misérabilistes qui étaient véhiculés sur l’arrivée des personnes réfugiées en France et en Europe. Et on s’est dit “bah tiens il y a un truc à faire autour de la bouffe”. Et ce qu’on a utilisé comme média pour aller faire découvrir les autres pays du monde aux gens qui voulaient bien nous suivre au travers de notre livre de recettes ou au travers de notre série documentaire, on va l’utiliser pour inverser le prisme et prendre le contre-pied de tous les discours misérabilistes et anxiogènes qui sont véhiculés sur l’arrivée des personnes réfugiées en France en mettant en avant leur patrimoine culinaire et en valorisant les talents et savoir-faire de cuisiniers réfugiés. Parce qu’on sait que la cuisine syrienne, la cuisine iranienne, la cuisine géorgienne sont des patrimoines culinaires qui parfois sont méconnus ou gagneraient à être plus connus. En fait, ce sont des grandes cuisines régionales, des cuisines qui ont énormément de choses à raconter et qui racontent de ces pays-là que ce ne sont pas uniquement des pays qu’on peut analyser au travers du prisme de la guerre ou de la géopolitique. Ce sont des pays qui ont une histoire qui est millénaire.

Tu as pu voyager et voir comment les personnes t’ont ouvert la porte pour partager un repas. Est-ce que tu penses qu’aujourd’hui en France c’est facile pour quelqu’un qui vient de l’étranger de pouvoir découvrir la gastronomie française en partageant de la même manière cette expérience culinaire ?

Honnêtement, je pense que oui. Je pense que beaucoup de pays ont quand même une vraie culture de la table. Dans tous les pays du monde, dès qu’on parle de cuisine, on trouve toujours des passionnés de cuisine qui ont envie de transmettre. La cuisine, c’est un média qui est presque magique. Même quand on était au Japon, qui a la particularité d’être un pays avec une culture peut-être un peu plus pudique où on fait une vraie distinction entre la sphère privée et la sphère publique, quand on y a été et qu’on disait aux gens qui connaissent un peu le Japon qu’on avait pour projet d’aller cuisiner et manger chez des gens qu’on rencontrerait au Japon, ils nous disaient “mais attendez les gars vous êtes complètement fous”. Au Japon, à Tokyo, on ne reçoit pas chez soi. Les Japonais quand ils voient leurs familles, quand ils voient leurs amis, ils vont au restaurant parce que la cellule familiale c’est réservé à la famille proche, à la sphère privée. Et en fait on s’est mis à aller discuter avec des Japonais sur notre projet, et le fait qu’on soit français aide peut-être, parce qu’il y a une admiration pour la cuisine française au Japon, et qu’on ait envie de documenter et découvrir la vraie cuisine populaire quotidienne familiale qu’on mange à la maison au Japon, qui est différente de celle qu’on trouve au restaurant… Je ne dis pas que ça a été facile, mais on a trouvé des personnes pour nous ouvrir la porte. Je pense qu’en France on a cette culture gastronomique, cette culture culinaire, cette culture de la table qui fait que si demain on va se promener sur un marché pour discuter avec les gens de la manière la plus simple possible pour leur demander comment ils cuisinent tel ou tel ingrédient, quel est la le plat national, et qu’on prend le temps de discuter un peu cuisine et qu’on montre une vraie curiosité, spontanément comme ça a été le cas dans tous les pays dans lesquels on a été, on trouve forcément des personnes qui nous ouvrent leur porte.

Suite à ça, comment ça s’est passé ? Le Refugee Food Festival, c’est quelque chose qui est arrivé tout de suite ?

En fait, on s’est tout de suite dit qu’il y avait un truc à faire autour de la cuisine. Qu’il y avait un potentiel, un vrai terrain pour reconnecter les sociétés d’accueil avec les personnes réfugiées, et que ça pouvait se faire autour de la table. Et qu’il y avait une dichotomie, une aberration sur la manière dont on traitait médiatiquement l’arrivée des personnes réfugiées en France et qu’il fallait aborder la question différemment. Non pas les traiter comme une masse compacte mais s’intéresser aux individus, aux personnalités. Et on s’est dit que les personnalités de cuisiniers seraient intéressantes par rapport à ça et qu’il fallait valoriser et mettre en lumière les talents des cuisiniers réfugiés qui quittaient leur pays et qui arrivaient en France avec des savoir-faire qu’on se doit de mettre à contribution. Sachant que la cuisine en plus, c’est l’un des rares biens qui est totalement immatériel. Contrairement aux hommes, ça traverse hyper facilement les frontières quoi. Quand on regarde toutes les plus grandes diasporas du monde, la première chose qu’elles font quand elles arrivent dans leur diaspora d’accueil, c’est leur cuisine. Quand tu penses à la diaspora chinoise, à la diaspora italienne, à la diaspora libanaise, en fait, ils ont conquis les 4 coins du monde à coup de pâtes, de taboulé de houmous etc… Donc on a voulu faire quelque chose autour de la cuisine et on a eu cette idée assez simple de se dire “bah tiens, et si on créait des collaborations entre les cuisiniers réfugiés et des restaurants parisiens qui, le temps d’un ou deux services, co-créeraient des menus franco-syriens, franco-géorgiens, franco-iraniens, pour valoriser les compétences, les savoir-faire, les patrimoines culturels, les produits, les patrimoines culinaires et aborder la question de l’arrivée des personnes réfugiées sous un prisme plus positif, rassembleur, fédérateur autour de la table ?”.

Et donc très vite en 2016 on a monté une première édition du Refugee Food Festival où pendant une semaine, 10 restaurants se sont prêtés au jeu, et ont créé des menus qui étaient pour certains je pense, le fruit de collaborations qu’on n’avait jamais vu. Il y a un chef emblématique avec lequel on travaille beaucoup, il s’appelle Stéphane Jego qui est le chef de L’Ami Jean dans le 7e arrondissement, qui fait une cuisine basque qui a été amené dans le cadre du projet à collaborer avec une cuisinière de Côte d’Ivoire. Je pense qu’il y a assez peu de moments où on a la cuisine de la Côte d’Ivoire qui rencontre la cuisine basque avec une vraie fusion en termes d’ingrédients. Et du coup il y a vraiment des créations originales qui sortent à chaque fois des cuisines des restaurants. Ça a hyper bien marché. Tous les restaurants ont affiché complet en à peine quelques heures. Ca a été reçu extrêmement positivement de la part des restaurateurs qui en fait ce sont rendu compte qu’ils apprennent au moins autant de choses que ce qu’ils faisaient découvrir à la personne qu’ils recevaient dans le sens où ça les faisait sortir aussi de leur zone de confort, ils découvraient des ingrédients et découvraient des nouvelles manières d’appréhender l’organisation d’une cuisine. Parce qu’on travaille pas pareil dans une cuisine en France et en Syrie : on apprend des nouvelles techniques de cuisson, des nouveaux ustensiles en cuisine… Et je me souviendrai toujours d’une rencontre entre Mohammad Elkhaldy, un chef syrien, et Bertrand Grebaut qui est l’un des plus grands chefs parisiens. Son restaurant est dans le classement du World 50 best. Mohamad arrive face à cet immense chef qu’est Bertrand Grebaut. Mohammad est aussi un très grand chef en Syrie mais qui n’a pas la réputation mondiale que peut avoir Bertrand Grébaut. Il arrive avec sa valise à épices et il lui fait découvrir toutes les épices qu’on peut trouver en Syrie. Et là on a vraiment eu l’impression que Bertrand retournait en enfance. Il y avait tout un univers complètement inconnu. Et il s’est vraiment mis en position de : “ok, en fait là maintenant, je vais apprendre plein de trucs”. Ils ont intégré ensemble des épices syriennes aux préparations de Bertrand dans son restaurant, qui s’appelle Le Clamato, et il y a des plats fantastiques. Cette collaboration-là, c’était deux gamins qui se sont amusés pendant toute une soirée à faire découvrir leurs créations à une salle qui a été conquise. Donc il y a des moments magiques qui naissent de ces collaborations à la fois pour les cuisiniers invités, mais aussi pour les cuisiniers qui reçoivent.

Du coup, ça me permet d’amener la transition sur les cuisiniers invités. Pour eux ça a été dès la première édition, une expérience pour certains déterminante. Parce qu’il faut savoir que le secteur de la restauration, c’est un secteur, je parle avant l’épidémie du covid-19 mais qui avait beaucoup de besoins de recrutement. On estime qu’il y a 100 000 à 150 000 postes vacants dans le secteur de la restauration en France. Et du coup, il y a des cuisiniers qui ont eu des propositions d’embauche concrètes après leur participation au festival au sein des restaurants. C’était une première expérience pour beaucoup dans des restaurants professionnels à Paris et ça a été un véritable tremplin. Il y a eu un vrai engouement aussi médiatique autour du projet. Le festival a été couvert par des journalistes des 4 coins du monde. Le New York Times est venu, Al Jazeera est venu, le Guardian est venu au sein des restaurants… Et du coup ça a une résonance à l’international qu’on avait pas forcément anticipé, qu’on avait un peu organisé parce qu’on voulait documenter ce qu’il se passait au sein des restaurants. C’était important pour nous de mobiliser la presse pour justement qu’elle donne à voir une autre vision de l’arrivée des personnes réfugiées en France. Mais on ne pensait pas que ça sortirait des frontières parisiennes. Et après le festival on a été contactés par des dizaines de citoyens. On a reçu des mails des 4 coins du monde de personnes qui nous disaient : “on a entendu parler de votre initiative, on l’a découverte dans tel ou tel article, on trouve ça génial, venez organiser un Refugee Food Festival chez moi ! ”.

Aujourd’hui, vous en êtes à combien d’éditions ? Ce sont uniquement des éditions en France ?

Ça s’est essaimé à l’international. Donc de Paris, on est passés à une dizaine de villes françaises qui participent chaque année. En Europe Bruxelles, Athènes, Amsterdam, Genève, Copenhague, et Londres ont participé. Aux États-Unis, New York et San Francisco ont organisé un festival. Et en Afrique du Sud, Cape Town. Donc chaque année, il y a une quinzaine de villes qui participent. Ça a lieu tous les ans au mois de juin. Ça s’étale entre le 10 juin et le 30 juin de manière à se synchroniser entre toutes les villes. Il y a maintenant entre 100 et 150 restaurants qui participent chaque année. Il y a une quarantaine de nationalités qui sont représentées à chaque fois et ça va vraiment du restaurant triplement étoilé jusqu’à la cantine de quartier. C’est-à-dire que Michel Troisgros à Roanne a accueilli des chefs du festival, Gérald Passédat à Marseille aussi… C’est des moments qui sont magiques, riches de sens pour les chefs qui reçoivent mais aussi qui sont des vrais tremplin pour les cuisiniers qui y participent.

Du festival, on a aussi développé d’autres activités. Des activités de sensibilisation à l’accueil et à l’intégration des personnes réfugiées et des activités d’intégration des personnes réfugiées dans le secteur de la restauration. On a monté notamment sur la partie intégration, un programme de formation qu’on organise avec le FAFIH qui est l’organisme paritaire qui gère la formation professionnelle en France avec le soutien du ministère du Travail. On forme 300 personnes réfugiées au métier de commis et aide cuisinier, pour les insérer dans le secteur de la restauration. Et on a monté aussi un projet d’accélération pour les cuisiniers réfugiés qui sont entrepreneurs et qui ne cherchent pas du travail de manière classique dans un restaurant. Parce que dans leur pays d’origine, ces entrepreneurs étaient à la tête d’un ou plusieurs restaurants ou avaient plusieurs business dans l’alimentation et du coup veulent monter leur propre affaire. Donc on a un lieu à Ground Control qui s’appelle La résidence, qui est un restaurant tremplin où on offre des résidences à des chefs réfugiés qui veulent monter leur propre restaurant. On met à leur disposition une cuisine professionnelle. Ils peuvent tester leurs recettes, se faire un réseau de fournisseurs, se familiariser avec tout ce que ça implique de gérer un restaurant en France… Et ils ont à leur disposition une brigade de cuisiniers réfugiés qui sont eux-mêmes en insertion.

Article retranscrit à partir de l’interview d’Edilène Gauthé réalisée dans le cadre du podcast Elikia le 21 avril 2021. Un podcast imaginé par SINGA. À redécouvrir dans son intégralité ici.

Pour en savoir plus sur SINGA et nous soutenir > https://www.helloasso.com/associations/singa-global

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