Rencontre avec Nina et Anderson de Guiti News

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13 min readNov 25, 2022

Nina est cofondatrice de Guiti News, un projet de média indépendant en ligne par une rédaction de binômes de journalistes constitués d’un français et d’un confrère réfugié. Accompagnée d’Anderson, journaliste réfugié au sein de la rédaction, elle nous raconte la genèse de son projet et ses particularités.

Pouvez-vous vous présenter ?

Nina : Je suis journaliste. J’ai un parcours classique en lettres et en littérature et je me suis tournée vers le journalisme avec une dimension, je dirais presque sociale et l’envie de monter des récits qui à mon sens manquaient trop souvent. Pour moi toutes les questions justement sociales et sociétales étaient sous-représentées. J’avais envie à mon échelle de changer un peu les choses.

Anderson : Je suis Anderson de Michel, journaliste Haitien et réfugié politique en France. J’ai deux formations, je dirais, en journalisme. Une première formation à l’IFJ, l’institut francophone de journalisme. C’est une école située à la capitale. Et ensuite j’ai fait ma deuxième formation à l’école de la radio, c’est toujours une école à la capitale d’Haïti. Ce qui m’a vraiment poussé dans le journalisme c’est l’envie d’être utile, d’apporter quelque chose au changement social d’Haïti surtout. C’est quelque chose qui m’a beaucoup intrigué de me demander : “comment puis-je être utile à la société haïtienne en faisant un métier qui me passionne ?”.

Est-ce que vous pouvez me parler de la genèse du projet Guiti News ?

Nina : Ça remonte à l’été 2018. C’est né de la rencontre entre des journalistes réfugiés ou en exil dans l’hexagone et des confrères français. Ça a d’abord été une rencontre humaine très riche et puis très vite s’est dessinée l’envie de forger un projet commun pour parler de migration autrement. Nous étions établis chacun dans différentes rédactions ici à Paris et nous regrettions que le récit médiatique soit quelquefois justement un peu biaisé, particulièrement depuis l’année 2015 avec ce qui a été communément appelé la crise migratoire. En gros, il y avait différentes choses qui nous dérangeaient. La première chose, c’était depuis 2015 particulièrement la prévalence d’un récit militariste et sécuritaire sur la question. Un récit qui vient effacer les parcours individuels. On a aussi assisté à un manque d’humanisation des personnes. Il y a une deuxième chose qui pose des questions, et qui est liée à la première, c’est la confiscation de la parole des personnes concernées. Par exemple, on avait fait un petit sondage sur Guiti et on s’est rendu compte qu’entre 2015 et 2019, le mot “réfugiés” apparaissait 35 000 fois dans les titres de presse française. Pourtant seulement dans 10 % des cas les personnes concernées étaient réellement citées. Et la troisième chose, c’est aussi disons quelque chose de très sémantique. C’est un combat journalistique. C’est vraiment primordial d’utiliser la bonne terminologie et bien souvent, là également, il y avait une indifférenciation dans les termes. C’est-à-dire que les mots “réfugiés”, “migrants” et “déplacés’’ étaient utilisés indifféremment alors qu’ils recouvrent des réalités différentes. Donc ça c’est la volonté initiale de Guiti. C’est contre cela qu’on s’est constitués, pour proposer un récit qui soit de un, plus humain et de deux, également plus rationnel. Puisque évidemment, le sujet est soumis à un nombre de fake news en permanence. Et la deuxième envie, et là ça rejoint un projet qui est beaucoup plus social, c’est que quand les journalistes en exil arrivent sur le territoire, bien souvent à l’image des autres nouveaux arrivants, ils sont soumis à un déclassement social professionnel. Alors même qu’ils ont quitté leur pays d’origine par la pratique de leur métier, une fois qu’ils arrivent en France, il est très compliqué pour eux de continuer à le faire dans de bonnes conditions et j’entends aussi de bonnes conditions financières.

Anderson, tu confirmes ce que dit Nina ? Le fait que quand on arrive en tant que journaliste d’un autre pays, qu’on fait face à plus de défis quand on arrive en France ?

Anderson : Oui bien sûr. Déjà il y a le problème de la langue, le problème aussi de la culture… Actuellement je suis résident à la maison des journalistes. C’est une structure qui accueille des journalistes exilés par rapport à leur métier de journaliste. Des journalistes qui ont déjà subi des pressions chez eux et qui ont trouvé refuge en France. La maison des journalistes les accompagne dans les démarches administratives. Et j’ai eu l’occasion de discuter avec l’un des responsables sur la question du déclassement professionnel des journalistes exilés. Le responsable m’a dit qu’il y a environ 1 % des résidents de la maison des journalistes qui ont pu vraiment se réinsérer dans leur profession de journaliste.

Le fait de changer le regard, c’est aussi le fait d’informer différemment le public français. Quelles sont vos solutions sur le terrain pour changer ce regard sur les migrations en France ?

Nina : Il passe par deux volets. D’un point de vue éditorial, nous croyons vraiment que cette complémentarité des points de vue, des regards, elle vient enrichir le récit parce que quand on est avec des journalistes qui sont issus d’autres horizons, on n’a pas forcément les mêmes idées d’angle, on a pas la même approche du sujet, on ne va pas le construire de la même façon. Donc même nous, en tant que journalistes, on est amenés à écrire, à réaliser des choses qu’on aurait peut-être pas réalisé tout seul. C’est la première chose. Donc déjà au niveau de l’équipe, il se passe cette chose-là. Et l’information, c’est un bien public pour lequel il faut se battre. Il y a beaucoup de défiance envers les médias, même une certaine véhémence qui aujourd’hui est assumée et qui est assez terrifiante. Et c’est aussi lié à notre deuxième activité qui est l’activité d’éducation aux médias. Toujours en tandem, les journalistes interviennent dans les écoles depuis la fin du collège jusqu’à l’université justement pour mobiliser, sensibiliser, autour de la liberté d’informer, mais également pour proposer un autre regard sur la migration. C’est très important pour les jeunes. Ce sont les électeurs de demain, les citoyens de demain, donc c’est très important de faire ce travail de pédagogie, de bien aussi faire comprendre tous les rouages de la fabrique de l’information. Et simplement en ayant ces conversations, on remarque que les clichés, les idées reçues, tombent assez rapidement.

En termes de contenu, qu’est-ce que vous proposez sur ce média en ligne et comment est-ce que vous l’écrivez ? Vous parlez de double écriture, de double regard. Comment ça se passe dans la rédaction de Guiti News ?

Anderson : Déjà on écrit plus souvent sur des sujets concernant la migration. On écrit également sur d’autres sujets d’actualité. Moi j’écris souvent sur la situation de la presse en Haïti et il y a des articles qui ont été écrits en équipe. Il y a des journalistes français et des journalistes réfugiés qui se mettent ensemble pour travailler sur ces articles. Ça facilite aussi un travail beaucoup plus intéressant, beaucoup plus explicite également parce que quand tu as un journaliste français et un journaliste réfugié qui se mettent d’accord pour écrire sur la migration, on sent qu’il y a vraiment quelque chose qui se crée.

Nina : Le binôme, c’est une pratique assez singulière en tout cas dans la façon de faire du journalisme en France. De travailler en binôme, c’est un luxe de pouvoir le faire, bien souvent les médias ne peuvent pas forcément le faire. C’est aussi une gageure bien évidemment de travailler à deux mais on considère que ça vient justement enrichir l’information. Et simplement pour revenir sur ce que disait Anderson, nous croyons que la migration est un fil rouge pour raconter notre époque. C’est une fenêtre ouverte sur le monde. Quand on parle de migration, en réalité on parle de toutes les questions contemporaines. On vient parler de genre, d’économie, de politique, de santé, de sexualité, d’énormément de sujets. C’est vraiment un angle pour raconter notre époque et c’est un angle qui ne s’épuise pas. On pourrait écrire encore plus que ce qu’on fait actuellement. Il y a une myriade de sujets que nous avons produits. Il y a le binôme, il y a le double regard, mais on essaye justement de contrebalancer les formats. Par exemple, on produit des podcasts, comme des vidéos, comme des dessins de presse. Des articles aussi de déconstruction, puisqu’on veut toujours rationaliser le sujet. On propose aussi un peu de débusquer les fake news. Et puis après ça peut être des sujets immersifs, donc des reportages sur le terrain, comme des sujets d’enquête, des entretiens de chercheurs…

Je vais peut-être revenir un peu sur toi Anderson, sur ton parcours de journaliste. Tu disais que tu étais journaliste à Haïti avant ça. Pourquoi est-ce que tu es parti d’Haïti ? Qu’est-ce que tu as ressenti quand tu es arrivé en France en tant que journaliste ?

Anderson : Je l’ai dit tout au début, je suis journaliste réfugié. Ça veut dire que par rapport à mon métier de journaliste, j’ai été persécuté, j’ai été forcé de quitter mon pays après deux tentatives d’assassinat. Donc le parcours a été un peu difficile parce que j’étais obligé de rentrer rapidement en République Dominicaine et ensuite de la République Dominicaine à Panama, où j’ai passé environ 4 jours. De Panama à l’Espagne, j’ai fait une sorte d’escale et après de la Pologne à la France. Donc ça a été un peu compliqué. Je suis arrivé en France le 24 juin 2019. Je savais que ça n’allait pas être facile parce que vraiment, abandonner tout ce qu’on avait, sa famille et ses activités, ses habitudes… Je savais que ça allait être difficile de me rétablir moralement par rapport à tout ça. Ça n’a pas été facile pour se reconstruire mais je savais que j’allais avoir plus de liberté pour pouvoir m’exprimer. Pouvoir vraiment partager des informations sur la situation politique d’Haïti. Parce que c’est justement ce qui m’a poussé à l’exil. C’est le fait de traiter des sujets assez sensibles, ce qui a fait de moi une cible. Les politiques n’admettent pas qu’un journaliste doit diffuser les informations qu’ils leur conseillent. Même des hommes d’affaires, qui sont des gens assez violents en Haïti et qui font violence sur cette liberté-là. Aujourd’hui en France, j’ai cette possibilité, j’ai ce privilège que d’autres confrères n’ont pas. Je dis privilège parce qu’il y a plusieurs autres journalistes haïtiens qui n’ont pas cette chance-là, de pouvoir vraiment partager des informations, de pouvoir s’exprimer librement et le faire correctement. Moi j’ai l’occasion d’écrire, de dénoncer, et je suis très actif par rapport à ça, donc c’est un privilège pour moi de pouvoir le faire.

Vous parliez de la Maison des journalistes réfugiés. Qu’est-ce que ça vous a apporté ? Du réseau ? Une nouvelle famille ? Qu’est-ce que c’est la Maison des journalistes réfugiés ?

Anderson : C’est une association qui a été créée en 2003. Ça m’a tout apporté. Au début, j’étais dans la rue. Je n’avais pas d’endroit pour dormir. Ça a été très compliqué comme quotidien. La maison des journalistes m’a donné un toit. Ça me permet d’avoir un réseau également. De pouvoir exprimer avec d’autres confrères journalistes. Parce qu’il y a 14 chambres à la maison des journalistes. Des journalistes qui viennent de plusieurs pays….

Quels sont les points de rencontre en France pour permettre aux journalistes exilés et aux journalistes locaux de se rencontrer ? Comment avec Guiti News vous recrutez ces nouveaux journalistes ?

Nina : Justement, c’est une question importante parce qu’il y en a très peu. Anderson parlait de la MDJ, la Maison des journalistes, qui est un endroit crucial pour permettre aux journalistes nouvellement arrivés de souffler simplement et de retrouver de la dignité. Tout à l’heure, on parlait de déclassement. Aujourd’hui les journalistes qui sont en exil nous contactent directement. Ça a été le cas d’Anderson dès la fin de l’année 2020. Et ce qu’on a remarqué aussi c’est que même dans des espaces comme les CADA par exemple, les centres d’accueil, en fait certains travailleurs sociaux nous contactaient directement pour nous dire qu’ils hébergeaient en ce moment des personnes qui avaient une formation de journalisme. Donc ça c’est quelque chose qui arrive fréquemment maintenant d’être sollicités pour ces questions là. Mais moi, le point sur lequel je voudrais insister, c’est ce déclassement. Anderson tout à l’heure a donné ce pourcentage qui est absolument aberrant de pouvoir poursuivre son travail en France. Mais ce qu’on remarque nous aussi, c’est qu’il y a une double violence particulièrement pour les femmes journalistes en exil. Le genre vient s’ajouter au premier empêchement qu’est l’exil et donc bien souvent par exemple pour les femmes journalistes en exil, il est plus compliqué de les identifier parce qu’elles se sont déjà tournées vers un autre métier pour survivre. Et en fait ce qu’on constate par exemple, c’est qu’il y a beaucoup de femmes journalistes en exil qui on fait une reconversion très loin de leur métier d’origine. Soit par survie, qui sont devenues nounou… C’est également le cas de certains hommes qu’on a rencontrés qui sont devenus plongeurs dans des restaurants. C’est vraiment contre ça que Guiti s’est aussi constitué. Encore une fois c’est à notre échelle, on ne peut pas apporter une réponse globale, nous n’avons pas assez de moyens, mais à notre échelle déjà, on essaie de changer un peu la donne. C’est terrifiant, malheureusement en France le journalisme reste encore extrêmement endogame donc il est compliqué de parvenir à intégrer une rédaction de façon pérenne. Je discutais de ce sujet là avec l’ancien responsable de ASML qui est l’Association des Médias Libres Syriens qui justement accompagne des journalistes syriens quand ils arrivent en France. Il les fait venir également dans l’Hexagone. Les journalistes syriens disaient aussi qu’ils avaient du mal à trouver ça parce que même si par exemple en Syrie, pendant des années, ils avaient pu être correspondants pour de grandes chaînes internationales, une fois qu’ils arrivent en Europe dans le même pays que ces chaînes internationales, ils n’arrivaient plus à travailler pour eux.

Nina, c’est quoi vos critères pour recruter des journalistes exilés ou non ? C’est quoi vos critères pour faire partie de l’équipe de Guiti ?

Nina : Dans l’équipe se côtoient des profils assez divers. Encore une fois, la formation des journalistes est extrêmement divergente en fonction des pays donc il est compliqué par exemple d’appliquer le processus en France avec d’autres pays. Nous, ce qui nous importe c’est le professionnalisme, la rigueur, la recherche de la véracité des faits, et j’insiste là-dessus. Nous sommes évidemment un média voulant porter un autre regard sur la migration mais nous sommes avant tout des journalistes et non des militants. Et évidemment des journalistes qui font montre, c’est une expression très large mais je l’utilise exprès, de valeurs humanistes. Donc évidemment de défense de la liberté d’informer et de la liberté d’expression, puisque les journalistes ont aussi l’opportunité de se rendre dans les salles de classe pour délivrer ces messages donc ça nous paraît capital.

Pourquoi c’est important d’aller auprès des jeunes et de leur faire sentir une certaine responsabilité sur ce sujet là ? A partir de quel niveau vous allez sensibiliser ces jeunes ? Est-ce qu’ils comprennent les enjeux des migrations ?

Anderson : Le programme s’appelle “éducation aux médias”. C’est un programme à travers lequel les journalistes réfugiés et aussi les journalistes français vont faire des interventions dans des écoles. Il y a plusieurs parties lors de l’intervention. Il y a une partie où le journaliste réfugié raconte son parcours, c’est une sorte de témoignage vivant. Il y a aussi d’autres séquences où on parle de la migration, où on parle de fake news… Pour se tenir informé de ce qu’est une fake news, de ce que fait Guiti News, sur la migration… Aborder plusieurs thèmes variés. On fait face à des publics variés. Ce ne sont pas seulement des élèves. La dernière intervention avec Ibrahim par exemple, c’était avec des jeunes adultes en décrochage scolaire.

Nina : On essaie d’accompagner. C’est-à-dire que ces interventions se préparent en amont. On soumet des questionnaires à l’encadrant ou au professeur afin d’évaluer le niveau de connaissances et d’appétence à la fois pour la question médiatique mais aussi pour la question migratoire. Puis on déroule cette intervention comme Anderson l’a expliqué en deux temps principaux. Ensuite on revient quelques mois plus tard pour voir justement si cette intervention a eu une incidence. Mais la grande question, c’est toujours la question de l’impact. Comment évaluer son impact ? Donc c’est périlleux, surtout que là, on est sur quelque chose de l’ordre du mindset, donc le changement de regard. C’est vraiment compliqué à évaluer. Il reste en tout cas que toutes les interventions qu’on fait depuis un an et demi ont toujours été extrêmement vigoureuses et positives. On fait naître beaucoup de questionnement chez ces jeunes-là. Parce que, comme on a d’abord cette partie de récits, de témoignages, avec aussi ce que ça suppose de rencontre humaine, puis après une partie de déconstructions… Je crois vraiment qu’on arrive à emporter les jeunes avec nous et qu’ils sont toujours très intéressés par ces sujets alors qu’au départ par exemple, (parce qu’on fait un quiz aussi) ils disaient assez facilement avoir une certaine défiance pour la presse, pour les médias. Et par la simple rencontre on arrive à créer quelque chose. Ca, c’est primordial.

Comment as-tu rencontré SINGA et pourquoi as-tu décidé de te faire accompagner par cette structure ?

Nina : SINGA est lié aux prémices de Guiti. Nous avons lancé le site en janvier 2019. Mais nous l’avons fondé comme média associatif. L’association, nous l’avons créée en juillet 2018. Nous avons été une première fois incubés chez SINGA de l’été 2018 à l’hiver 2019. C’était une phase de pré-incubation, d’idéation et de maturation du projet. Nous avons réfléchi à notre ligne éditoriale, à l’offre aussi qu’on voulait proposer, au modèle économique bien évidemment pour véritablement lancer le média en janvier 2019. Aujourd’hui, nous faisons de nouveau partie d’une nouvelle promotion SINGA parce qu’en 2 ans, on en est très fiers, on a réussi à accomplir de très belles choses. A obtenir des prix pour le média, à développer des postes salariés aussi pour le média. On a réussi à accomplir beaucoup de choses en un peu plus de 2 ans. Guiti est aux prémices d’un réseau de médias indépendants et inclusifs sur le continent européen justement pour infléchir ce narratif sur la migration.

Article retranscrit à partir de l’interview d’Edilène Gauthé réalisée dans le cadre du podcast Elikia le 16 décembre 2021. Un podcast imaginé par SINGA. À redécouvrir dans son intégralité ici.

Pour en savoir plus sur SINGA et nous soutenir > https://www.helloasso.com/associations/singa-global

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Une société se renforce quand elle s’ouvre à la migration.