Rencontre avec Rooh Savar, président de SINGA

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12 min readNov 25, 2022

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Il a quitté son pays natal, l’Iran, pour arriver en France, en 2009. Journaliste-activiste là-bas, journaliste-activiste ici, il s’est aussi lancé dans l’aventure de l’intelligence artificielle au service du journalisme.

Est-ce que vous pouvez nous expliquer brièvement votre arrivée ici ? Dans quelles circonstances et pourquoi ?

Je suis journaliste et en Iran j’étais activiste politique aussi. J’ai contribué à la conception d’un mouvement démocratique en 2009 et on a soutenu un candidat qui a gagné les élections. Mais les autorités et notamment le président sortant de l’époque, Mahmoud Ahmadinejad, n’ont pas accepté les résultats. Ils ont d’abord triché, et en plus réprimé les manifestants et puisque j’avais un rôle dans la mobilisation des gens, surtout avant les élections et un peu après aussi… J’avais fait le jour des élections des interviews avec des médias internationaux et on m’a arrêté et ensuite j’ai été obligé de quitter le pays.

Vous arrivez en France, est-ce que c’est une destination accidentelle ? Comment ça se passe ?

Très accidentelle ! J’ai quitté l’Iran dans l’objectif de rester un peu de temps en Turquie pour que les choses se calment mais les choses ne se sont pas calmées, elles ont empiré. À un moment donné, j’avais deux propositions. D’abord des États-Unis mais aussi de la France. Pour la France, j’avais vraiment peu de temps pour dire oui, et une semaine plus tard j’étais à Paris.

Quel est le souvenir, la première image que vous avez en arrivant ?

L’aéroport de Charles de Gaulle, immense mais très moche. J’étais un peu désillusionné de la beauté que j’attendais. Et aussi, il pleuvait. C’était le 3 novembre 2009. Je me souviens de l’endroit où je suis arrivé. C’était un foyer pas très agréable. Donc tout de suite, je me suis dit : “ok, il faut oublier tous les clichés que tu as de la France et t’adapter à la réalité”.

Aujourd’hui vous faites plein de choses : les Lettres Persanes, Jahan Info… Et vous avez un studio avec de multiples podcast. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce que vous faites exactement, comment sont nées les idées et comment elles ont été mises en pratique ?

Je suis journaliste. J’ai d’abord refait mes études à Paris en sociologie. Ensuite en journalisme. Je travaillais pour des médias plutôt internationaux mais sur l’Iran et en persan et j’ai décidé d’arrêter parce que ça faisait 5 ans que je n’avais pas mis les pieds en Iran. J’ai besoin de l’inspiration autour de moi donc je ne peux pas écrire sur un pays en étant très loin. Par contre, c’est par défaut ma spécialité donc je me suis dit : “ok, je vais écrire sur l’Iran mais en français”. Et j’ai créé un média qui s’appelle Lettres Persanes. D’ailleurs, ça tombait bien parce que c’était en 2015 à peu près au même moment de la signature de l’accord sur le nucléaire. Du coup les médias ont commencé à beaucoup parler de l’Iran. Avant, on ne parlait pas de l’Iran. J’ai créé Lettres Persanes avec mon amie Delphine qui m’a rejoint après. L’idée c’était : “suivez l’Iran depuis l’Iran”. Parce que j’ai réalisé qu’avec le départ d’Ahmadinejad, il y avait une petite ouverture de la presse et des réseaux sociaux. Donc les gens parlaient, les journalistes écrivaient plus. Pas comme avant, mais quand même… Et la production médiatique était intéressante et conséquente, et plus riche que ce que je trouvais ici. Je me suis dit qu’au lieu d’écrire moi-même, je pouvais plutôt refléter ce que mes collègues en Iran écrivaient. Et je suis retombé sur l’œuvre de Montesquieu : Lettres persanes. Je l’avais lu en Persan mais cette fois je l’ai lu en français et j’ai lu la préface où il dit : “ces Lettres Persanes, ce sont des lettres des personnes, des Iraniens, des gens de l’époque. Moi je ne suis que le fils de la traduction”. Et je me suis dit que c’était joli, même si en fait Montesquieu ment. Il n’a jamais mis les pieds en Iran mais il s’est inspiré de beaucoup de carnets de voyage des orientalistes. Mais l’approche m’a beaucoup intéressé, même si au départ je n’avais pas cette philosophie. Mais au fur à mesure, je me suis dit que le journaliste international se devait d’être plutôt comme ça. Aujourd’hui, il y a beaucoup de journalistes partout dans le monde et on a accès à eux grâce à Internet.

J’ai créé ensuite une start-up. A l’époque, je ne savais pas ce qu’était une start up. On a développé des algorithmes qui détectent les bonnes informations sur les enjeux compliqués, sur les enjeux géostratégiques et géopolitiques à l’étranger à l’international, qui aide les décideurs politiques, les journalistes, les chercheurs, et surtout les entreprises. C’est à ce moment-là que j’ai mis les mains dans la pâte de la tech. On a eu un développement très rapide jusqu’à l’arrivée du covid. On a été selectionnés par beaucoup de programmes : Paris and co, Station F… etc. Je me suis beaucoup intéressé à l’usage de l’intelligence artificielle dans le journalisme. Et c’est ce que je fais aujourd’hui. J’ai créé une start-up studio qui a pour but le développement de l’innovation dans les médias et de trouver des usages pertinents des nouvelles technologies dans la production médiatique. Ça s’appelle Rooh Savar inceptions.

Normalement les journalistes voient dans l’intelligence artificielle une espèce de concurrence technologique. Pourquoi est-ce que pour toi ça te paraît être une voix, une direction pour l’avenir ?

Je pense que les bons journalistes ne doivent pas s’inquiéter. C’est un outil qui nous aide à améliorer notre travail, être beaucoup plus pertinent et beaucoup plus performant et de toute manière, si on ne le fait pas, il y aura quelqu’un d’autre qui le fera. Et c’est déjà le cas. Facebook et Google sont les plus grands rédacteurs en chef du monde, ce sont eux qui décident qui va lire nos papiers. Je pense que le monde médiatique reste encore très passif par rapport à ce développement. Et quand il y a 3 ans j’ai découvert tout ce qui se fait dans les labos de la Silicon Valley, mais aussi ailleurs dans le monde, toute la production médiatique… Aujourd’hui, il n’y a même pas un centième qui est mis en place par les rédactions et les journalistes. Je pense que déjà c’est le sens de l’histoire, on ne peut pas l’empêcher. Et ça dépend aussi qui va en bénéficier, qui va donner une direction. C’est valable dans tous les autres domaines. Surtout dans les pays en voie de développement. L’intelligence artificielle est un vecteur de développement et d’accès à beaucoup de choses pour les gens qui n’ont pas normalement accès à l’information, à la santé, à l’éducation, au savoir, donc profitons en et utilisons la dans la bonne direction.

Est-ce que ça peut être un outil utile pour lutter contre la propagande ?

Bien sûr. Aujourd’hui, à la main, on ne peut pas lutter contre la propagande. Mais si on trouve un bon usage de l’intelligence artificielle, on peut même arrêter la propagande. Ca c’est le but d’un projet que je lance avec mon frère jumeau Mehdi qui est en Iran en ce moment. On combine plusieurs choses : l’algorithme de l’intelligence artificielle, l’analyse sémantique, mais aussi l’analyse faciale, pour voir si les politiques nous mentent ou pas, si leurs propos sont pertinents, d’où viennent vraiment leurs propos… Et pouvoir détecter le plus rapidement possible les fake news et dire aux téléspectateurs, aux auditeurs que ces propos, non, on ne les valide pas. C’est très important qu’aujourd’hui les citoyens et les journalistes qui sont les micros l’œil, et la voix des citoyens soient armés par ce genre d’outils. Nous savons qu’aujourd’hui, surtout en Europe, les mouvements d’extrême droite sont très en avance en ce qui concerne l’usage des nouvelles technologies.

En quoi ces nouveaux territoires d’innovation que tu tentes d’utiliser pour le journalisme sont marqués par les contraintes du journalisme en Iran ? Est-ce que le fait d’avoir exercé dans un pays où il y a une censure t’as fait te poser la question de comment passer outre ou comment proposer quelque chose qui soit à la fois universel et en même temps qui soit efficace ?

Il y a un double rapport, au moins dans mon cas. D’abord mon vécu en Iran, mais aussi l’expérience de l’exil et de l’immigration. Quand tu arrives ici, tu ne maîtrises pas la langue qui est l’outil de travail du journaliste. Tu n’as pas de réseau. Tu ne connais personne. Donc il faut trouver d’autres moyens pour contourner les contraintes pour pouvoir exercer ta passion et ton métier. Pareil, en Iran en tant qu’activiste ou journaliste avec des tendances réformistes et démocratiques, je ne suis jamais passé à la télé. Je n’ai jamais été devant le micro d’un journaliste radio. Et c’est pour ça que j’ai créé un podcast. Parce que je voulais que les gens m’entendent et je voulais que les gens entendent certaines personnes. Quand je bloggais pareil, quand je faisais des vidéos pareil. Mais il y avait pas l’Internet ou le haut débit à l’époque. Je les distribuais sur des clés USB ou sur des CD dans mes cercles. Que ça soit vivre dans un pays où il y a des contraintes politiques ou alors arriver dans un pays où il y a des contraintes sociales et professionnelles, tu es obligé de regarder les choses différemment, tu n’as pas d’autre choix. Le jour où tu as conscience de ça, ce qui est à la fois un handicap mais qui peut devenir une chance, on peut en profiter. Et c’est ce que j’ai fait. J’ai commencé à regarder les travaux des médias avec qui je travaillais, c’est-à-dire dire les médias en France, en Angleterre, aux États-Unis, et ce qu’il manquait. Ce que je pouvais faire en tant qu’outsider. Quel est mon chemin raccourci pour pouvoir créer ma place dans cet endroit-là ? Donc je me suis re formé encore à l’intelligence artificielle, aux data. Je ne suis pas un expert en intelligence artificielle mais je sais comment concevoir un projet, comment travailler avec les développeurs, quel outil est adapté à quel besoin. Et tout ça m’a amené à être plus ou moins innovant. Après quand on crée des choses, il faut en profiter, il faut l’utiliser, il faut le monétiser aussi. Aujourd’hui, j’ai passé ce cap là de pouvoir m’approprier une compétence disons rare qui a un usage et un intérêt public.

Est-ce que la question de son utilité sociale s’est posée pour toi ?

Evidemment. Parce que je pense qu’on a qu’une seule vie. Il vaut mieux faire des choses qui ont un peu d’intérêt. A la fois pour soi-même mais aussi pour les autres, pour ses convictions. J’ai déjà eu beaucoup d’occasions de vendre mes outils ou mes services aux grandes entreprises. Je l’ai fait mais finalement ce n’était jamais ça qui m’a conduit. Sinon je serais aujourd’hui très riche. J’ai choisi une voie de l’innovation et de combat aussi. Je ne dis pas que le journalisme m’intéresse parce que c’est du journalisme. Le journalisme m’a intéressé quand j’étais activiste en Iran. Parce que j’ai réalisé qu’on peut toucher beaucoup de sujets, qu’on peut être utile dans la politique, sur les questions de société, dans l’économie… En bon journaliste on doit toujours être humble et comprendre qu’il y a énormément de choses qu’on ne sait pas donc il faut toujours enquêter. Mais je ne me suis jamais contenté d’enquêter, je me suis dit que je devais créer aussi. D’où ma sensibilité entrepreneuriale.

On est dans un pays que le président a qualifié de start-up nation au début de son mandat. Est-ce que dans un pays comme la France, c’est facile de le mettre en application ou alors tu as rencontré des résistances, des choses qui t’ont surpris ou énervé ?

Il y a 3 ans, j’étais invité à l’Élysée dans un rassemblement de start-up nation de France Digital avec beaucoup d’innovateurs et créateurs, pour la plupart jeunes. J’ai beaucoup d’admiration pour ces gens-là. Le président a affirmé sa volonté d’attirer tous les talents du monde en France. Et la veille, moi-même, j’étais interrogé par mes collègues dans mes fonctions de président de SINGA sur la réaction à la décision de la France de limiter l’immigration. Et je disais à mes interlocuteurs que je suis la même personne. Hier, j’étais face à un Etat qui veut limiter l’immigration et aujourd’hui je suis face à un président qui plaide pour être plus accueillant. Et pour moi ça ne tient pas la route. Quand on a un climat où un candidat est contre l’immigration, le meilleur talent du monde ne s’installe jamais en France. Par ailleurs, les gens cherchent des endroits accueillants, ouverts pour pouvoir vivre et innover, c’est-à-dire disrupter. Si on te dit que dès que tu arrives en France, tu dois changer ton prénom, ta manière de t’habiller, de manger etc… Ça ne s’adresse ni à mon ami chinois, ni à mon ami indien, ni à mon ami américain. C’est le cas aujourd’hui. Ensuite de manière générale, je pense qu’il y a une résistance contre l’innovation en France.

C’est mega nécessaire pour l’humanité. La Chine change, l’Inde change, le Brésil change, le Moyen-Orient change. Ils investissent. Et on se contente de ce qui était le passé de la France. Se contenter d’une époque de nostalgie quand on fait de la politique, de la littérature, quand on fait de l’innovation, quand on fait même la cuisine… La gastronomie, c’est différent. Pourquoi on est restés au top sur la gastronomie ? Les gens aiment tester de nouvelles recettes. Vous allez en Iran, il n’y a pas de variétés ou très peu de variétés. Depuis des centaines d’années, on fait plus ou moins la même chose. Et c’est ça qui est la richesse de la gastronomie française. On doit l’être dans la politique, être pareil dans la physique ou dans la tech. Donc c’est difficile d’innover, d’autant plus que moi, je ne m’appelle pas Thomas. Je ne maîtrise pas forcément la langue française. Même si je sais que je parle très bien, ça a pris du temps. Je ne fais pas partie des mêmes réseaux que mes interlocuteurs parce que, en grande partie quand on accueille une innovation dans l’étape de la création, c’est par l’affinité qu’on a avec la personne ou par la confiance. Et quand tu es un outsider, et je suis un outsider dans tous les temps du terme, c’est difficile.

Qu’est-ce qu’il manque pour créer cet environnement qui serait un peu plus accueillant comme on tente de nous le vendre politiquement ? L’espèce d’enthousiasme adolescent des Américains ? De la confiance en soi ? De l’audace ?

D’abord aux États-Unis, au moins en ce qui concerne l’innovation tech, ce ne sont pas tous les États-Unis qui sont accueillants. Il y a la Californie et particulièrement la Silicon Valley. Par contre cette petite ville suffit pour disrupter une industrie et sortir de cette image des États-Unis où il y a de la ségrégation etc… Mais par contre, le milieu de la tech est le plus inclusif aujourd’hui dans le monde, et même en France. J’ai passé plus d’un an et demi à Station F. Ils ont une politique quand même proactive dans l’inclusion, mais la diversité que j’ai vu la-bas, je ne l’ai pas vue dans par exemple la rédaction du Monde, de Libé ou de l’AFP ou même dans les partis politiques de manière générale. Le profil des gens qui vont dans ce monde là est différent. On a besoin de cette diversité, mais même cet écosystème reste encore assez homogène. Ce soir-là, dont je vous ai parlé tout à l’heure à l’Elysée, nous étions deux à ne pas être français dans la salle, moi et un chinois. Il y avait quelques femmes aussi. Le reste, restait du milieu homogène des grandes écoles HEC etc.. Donc je dirais que dans le milieu de la tech et de l’innovation, c’est un peu facile mais on vit encore dans le même monde. Le monde n’a pas beaucoup changé.

Pour revenir au passé, est-ce qu’on parle suffisamment de l’Iran et comment est-ce que tu juges la façon dont on en parle ?

Suffisamment, c’est un peu relatif. Mais oui, carrément depuis 2015, avec l’accord du nucléaire. Mais de manière générale, quand on parle de l’Iran ou des autres pays, moi je trouve qu’il y a un problème méthodologique qui est l’approche orientaliste ou néo-orientaliste. On a beaucoup de journalistes qui ne sont pas du tout formés sur le sujet ni sur le pays, mais c’est facile, c’est un pays lointain. Donc on parle de ce pays. Personne ne vient nous chercher pour dire : “pourquoi tu as dit ça”. Alors que si en tant que journaliste aujourd’hui, on parle d’un sujet de société ou de politique français, rapidement, on a des collègues, on a des activistes sur le dos. C’est facile d’être léger sur un autre pays. En plus quand il s’agit de l’Iran, ou je parlais de la Chine, il y a peu de journalistes internationaux qui ont une connaissance vraiment profonde sur leur sujet. Je reste critique parce que je pense que c’est ça qui a fait mal au journalisme. Quand j’écoute à la radio, sur par exemple France Inter, un journaliste qui fait un reportage aujourd’hui sur les élections présidentielles iraniennes alors que j’ai écouté le même journaliste, il y a 2 jours sur une inondation dans le sud de la France, je me dis, soit il dit un peu n’importe quoi ou alors c’est assez léger sur l’Iran. Mais je me demande aussi est-ce que sur l’autre sujet il est léger ou pas ? On donne une prime aux jeunes journalistes ou moins jeunes pour aller faire un voyage et pendant une semaine faire un reportage sur un pays sur lequel il n’a jamais travaillé. Donc la qualité n’est pas incroyable. Je constate que ça s’améliore. Mais le journalisme international reste un peu l’antichambre ou le backyard du journalisme. C’est pas très sérieux.

Article retranscrit à partir de l’interview de Joachim Barbier réalisée dans le cadre du podcast Migra-sons le 23 novembre 2021. Un podcast imaginé par So good Radio et accompagné par SINGA. A redécouvrir dans leur intégralité ici.

Pour en savoir plus sur SINGA et nous soutenir > https://dons-singa.fr/

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Une société se renforce quand elle s’ouvre à la migration.