Agriculture de famille

Le transfert des fermes familiales au Québec

Guillaume Levasseur
Press F

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par Guillaume Levasseur

Cinq heures du matin. Le cadran sonne. Joël Lussier, 30 ans, se lève pour aller à l’étable, comme tous les jours de l’année. Dans la maison voisine, Gérard Lussier et Claudette Côté se réveillent également. Les parents de Joël vont le rejoindre pour la traite matinale. Près d’une centaine de vaches, à moitié endormies, les attendent. Ensilage, foin sec, paille, moulée, excréments, brin de scie… Les effluves de la ferme se mêlent pour donner à l’endroit son odeur si particulière. S’ajoute à cela le son des vaches, des chats, le bruit de la machinerie, les trayeuses qui contribuent à l’ambiance unique de l’étable. Une autre journée débute sur la ferme de St‑Gérard en Estrie.

Marie-Jade, 8 mois

La vie sur la ferme est une routine bien huilée. Le matin tout le monde se lève pour la traite : nourrir et traire les vaches. Ensuite, c’est l’heure du café et du déjeuner. En été durant la journée, c’est les foins, l’heure des récoltes. En hiver, c’est plus tranquille, il reste toujours la planification et l’administration. Tout ça, c’est sans compter les formations de perfectionnement, l’entretien de la machinerie, la vie familiale… Le tout se termine par la traite, de la même façon que la journée a débuté.

La famille Lussier présente une situation assez typique de l’agriculture au Québec. Selon le Portrait de la relève agricole au Québec, 90 % des entreprises sont familiales et le deux tiers ont identifié de la relève parmi leurs proches. Il faut cependant noter que depuis 1991 il y a eu une baisse de 65 % des agriculteurs de moins de 35 ans selon Statistique Canada. Au même moment, la diminution tous âges confondus dans la province est de 18 %. Plusieurs raisons expliquent cette baisse générale : modernisation des fermes, concentration des exploitations agricoles et spécialisation des exploitations. Le renouvellement des exploitants représente toutefois un problème.

Joël Lussier

Le manque de relève rend d’autant plus cruciale la réussite de la transmission des fermes. De nombreux facteurs viennent influencer le succès ou non de la transition. Dans le cas de Joel Lussier, il a progressivement pris part à la gestion de l’entreprise. Le transfert des responsabilités a cependant été précipité par la force des choses : son père venait de subir une opération et était forcé au repos pendant plusieurs mois. Le plus difficile selon lui a été de ne pas avoir de formation en gestion agricole, ayant étudié dans un programme de gestion en formation générale au Cégep et en agriculture au Centre régional d’initiatives et de formation en agriculture (CRIFA). Ainsi, Joël, Gérard et Claudette se partagent les tâches selon leurs intérêts et leurs forces. Principalement, ils s’occupent respectivement de la génétique, de la machinerie et de l’administration.

Vincent Lussier, frère cadet de Joël

Les difficultés de transition se situent à plusieurs niveaux. Deux semblent principaux : les questions financières et le partage de la gestion. La question financière pourrait sembler simple à résoudre : les parents n’ont qu’à céder l’entreprise à leur enfant lors de leur retraite. Or, pour la très grande majorité des fermes, l’argent pour la retraite a été investi dans la ferme elle-même. Selon le Portrait de la relève, cette situation est présente de façons assez généralisées. C’est le cas pour la famille de Joël. Comme l’évaluation des actifs d’une ferme est en moyenne supérieure au million de dollars, il est pratiquement impossible pour la relève d’acheter l’entreprise en entier. Il s’agit donc pour les jeunes d’acheter graduellement des parts de l’entreprise et de partager les revenus.

Joël, qui a siégé au conseil d’administration du Syndicat de la relève agricole de l’Estrie (SYRAE), connait bien la problématique de la relève. Il explique que de nombreux programmes ont été mis en place pour aider et favoriser le transfert des entreprises aux jeunes. Ainsi, un programme offrait une subvention aux jeunes qui achetaient des parts d’une entreprise agricole après avoir terminé des études en agriculture. Un autre programme prêtait des quotas de production de lait aux nouveaux agriculteurs qui présentaient un plan d’affaires étoffé, permettant d’avoir une part de production et aider la relève à se lancer. Quant à eux, Joël, Gérard et Claudette se divisent les revenus en trois, au même titre que leurs parts dans l’entreprise.

Gérard Lussier, père de Joël (photo de droite)

Joël a établi avec ses parents un processus de décision de façon assez simple : « Tout le monde doit être d’accord ». Il explique que certains choisissent un modèle différent du consensus, se basant sur le pourcentage de parts. Ainsi, un jeune ayant une majorité des parts pourrait prendre une décision, sans tenir compte de l’avis paternel par exemple, pouvant occasionner des frictions.

À ce titre, les relations entre cédant et relève sont primordiales. Selon le Portrait de la relève, la relation entre les deux était considérée d’inexistante à très mauvaise dans 55 % des cas d’échec. C’est la relation de confiance qui s’en trouve affectée, créant un climat peu propice à la transition de la gestion. Un des déterminants est le moment auquel les parents décident de commencer à céder l’entreprise. Souvent la ferme est une question d’identité de soi, il est difficile pour le cédant d’accepter de se départir d’une partie de son identité. La « tranche » d’âge ayant de bonnes chances de réussite se situerait entre 23 et 33 ans pour la relève et autour de 50 ans pour le cédant.

Vincent Lussier

Avec les années, la problématique de la relève agricole tend à être mieux comprise par les acteurs du milieu. Les mesures incitatives et les aides pour les jeunes à se lancer en agriculture se sont améliorées au cours des dernières années. Joël est également critique à l’égard des politiques gouvernementales actuelles, qui feraient peu pour aider les agriculteurs. Les coupures du dernier budget pourraient occasionner une période difficile, tant pour la relève que pour les cédants. Joël souligna également le travail à faire du côté de l’aide au cédant, afin de leur offrir à eux aussi une aide dans la transition.

Joël, Kiya et Martine

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