Papa, est-ce que ta société fait des profits ?

Hmm. Non, mais c’est une startup !

Olivier Severyns
Snapshift
6 min readMay 30, 2017

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Je suis au volant de notre voiture de location, pour nous échapper de Paris durant ce long week-end. Ma femme et notre fils sont à l’arrière, notre fille est assise devant. Du coup, c’est elle qui contrôle la playlist et la discussion. Il fait beau, il n’y a pas de circulation, il n’y a pas de problèmes côté boulot (i.e. il n’y a pas de bugs sur le site). Je suis détendu.

Et là, la question sort, directe, sans prévenir.

— “ Dis Papa, est-ce que ta société fait des profits ?”

D’où ça sort ça ?? Merde, elle doit se faire du souci pour moi et pour la famille. Les enfants sont bien plus intelligents et perspicaces qu’on ne le croit : elle sait très bien que je suis chef d’entreprise et que notre quotidien dépend de la santé de l’entreprise.

J’avoue que la question (et surtout la question derrière la question) ne me met pas à l’aise. Alors je passe immédiatement en mode panique. Et comme souvent dans ces cas-là, j’évite le sujet avec une boutade : “Mon entreprise est une startup ! On ne fait pas de profits”. Ha ha.

Flop.

Un rapide coup d’oeil dans le rétroviseur me permet de surprendre ma femme lever les yeux au ciel. Encore plus humiliant, le soupir désapprobateur de ma fille. Elle se doute bien qu’une startup est une entreprise presque comme une autre, et sa question mérite de ma part une réponse plus construite — et plus respectueuse de son intelligence aussi.

J’avoue ne pas être très fier de moi. Surtout que je suis passionné par ce que je fais. Et comme un idiot j’ai loupé une occasion d’expliquer à ma fille en quoi les startups étaient passionnantes.

Bon il n’est peut-être pas trop tard pour lui montrer que je ne suis pas un abruti. Je peux lui expliquer simplement que bien sûr une entreprise doit être rentable, mais qu’il faut parfois accepter de ne pas faire de profits pendant quelques temps. Je me lance.

“Il y a des centaines de milliers d’entreprises en France. Pour quasiment toutes, on sait comment elles fonctionnent : si tu veux ouvrir un restaurant, en fonction de la taille de la salle, du quartier, de tes jours d’ouverture, on peut estimer combien tu feras de couverts et donc ton chiffre d’affaires. Tu peux assez précisément prévoir combien tu feras de ventes le premier mois, le deuxième mois, etc. Tu peux aller voir une banque, et si tu montres que tu sais de quoi tu parles (je simplifie beaucoup), tu pourras avoir un crédit pour ouvrir ton restaurant.

Pareil si tu veux monter un salon de coiffure. Il suffit de savoir combien de personnes habitent ou travaillent dans ton quartier, ainsi que combien d’autres salons de coiffure il y a dans le quartier, pour avoir une idée de combien tu vas avoir de clients, et donc de ventes.

Dans tous les cas, il y a déjà des dizaines de milliers de personnes qui ont créé la même entreprise que toi, donc on sait à quoi s’attendre et ont sait combien de chiffre d’affaires tu vas pouvoir réaliser (souvent à l’échelle de ton quartier ou de ta ville).”

“Mais les startups se sont des entreprises qui font quelque chose qui n’a jamais été fait avant.”

Là, je reconnais que je me suis un peu enflammé.

“Avant Spotify tu achetais des CD ou des K7. Avant Facebook, tu parlais à tes amis. Avant Google, tu ouvrais Quid ou les Pages Jaunes ou le Bescherelle. Avant Amazon tu te déplaçais à la librairie du coin.”

Avant Snapshift, tu passais ta vie sur Excel pour planifier tes équipes et préparer tes paies. Avant de louer ta caisse sur un ipad à 300 balles chez Tiller, tu payais un bras pour un logiciel installé sur un énorme PC à ventilateur avec un contrat annuel de maintenance automatiquement renouvelable. Ça je ne lui ai pas dit mais les restaurateurs comprendront.

“Comme les startups font quelque chose qui n’a jamais été fait avant, elles ne peuvent pas aller voir des banques. Elles doivent inventer, explorer, se planter, ré-essayer… donc pendant pas mal de temps, il est possible qu’elles ne gagnent pas d’argent. En fait, c’est plutôt la norme. C’est pour ça que les startups ont besoin d’investisseurs : ce sont eux qui financent cette phase où la startup ne sait pas encore comment gagner de l’argent.”

“L’autre truc énorme qui les différencie des autres entreprises, c’est que les startups ne visent pas leur quartier, elles visent un pays, voire la planète entière. Et ça, c’est ce qui fait que le jour où elles réussissent, elles deviennent de très belles entreprises.”

“C’est pour cette raison que les investisseurs acceptent de financer des startups qui perdent de l’argent. Parce qu’ils espèrent que la startup deviendra un succès planétaire. Où qu’elle se fera racheter par une autre entreprise au succès planétaire…”

“C’est là où ça devient un peu plus compliqué, car il y a des startups qui ne gagnent pas d’argent, qui n’en gagneront jamais, et c’est pas grave, parce qu’elles vont aider d’autres startups (ou entreprises) à réussir. Et pour cela, elles vont se faire racheter. En fait la plupart des startups se font racheter pour aider une autre entreprise à grandir. Souvent, ces startups ne font pas de profits.”

“Pour revenir à ta question, et à Snapshift… non, Snapshift ne fait pas de profits aujourd’hui. Mais nous avons de plus en plus de clients. Et notre produit plait beaucoup aux restaurateurs.”

— “Vous avez combien de clients aujourd’hui ?”.

— “Environ 200”.

— “Et il te faut combien de clients pour avoir des profits ?”

Aux dernières nouvelles elle voulait devenir avocate, serait-elle en train de considérer une carrière comme VC ??

— “Avec environ 1000 clients on commencera à gagner de l’argent. Mais il est probable que nous voudrons développer de nouveaux services pour répondre aux demandes des restaurateurs, et peut-être nous développer à l’étranger, et dans ce cas on choisira de ne pas faire de profits immédiatement. Notre objectif est d’avoir plusieurs milliers de clients. En fait, notre objectif est que presque tous les restaurants nous utilisent !”

Ma fille hoche la tête avec un silence approbateur. Elle est rassurée.

La simplicité et le bon sens de ma réponse me fait alors penser à nos clients, les restaurateurs. Ce sont des gens qui ont des horaires pénibles, une vie sociale décalée (ils travaillent quand nous nous détendons), ils travaillent beaucoup pour gagner peu, ils croulent sous l’administratif, ils ont un mal fou à financer leurs projets.

Qu’est-ce que les restaurateurs doivent penser des startups ?

A lire la presse grand public, des centaines de milliers d’euros, parfois des millions, sont jetés à des entrepreneurs, souvent jeunes et inexpérimentés, qui ont juste une idée. Ils travaillent en short, jouent au ping-pong avec leurs salariés, ils n’ont pas besoin de gagner de l’argent… on marche sur la tête !

A nos clients restaurateurs, j’aimerais qu’ils réalisent que la vérité est bien loin de ces stéréotypes. C’est vrai, nous avons le droit de ne pas être rentable. Oui nous travaillons en short et nous avons une table de ping pong dans le bureau. Mais 7 jours sur 7 nous pensons à vous, nous imaginons de nouvelles façons de vous faciliter la vie, nous nous arrachons les cheveux sur des lignes de code, nous essayons de convaincre des investisseurs que vous valez la peine de développer des logiciels et que vous serez nombreux à payer si la qualité est au rendez-vous. Nous nous battons pour recruter des employés de qualité qui pourront vous accompagner.

Et oui, un jour nous gagnerons de l’argent. Et nous espérons que vous continuerez à nous aimer autant que nous vous aimons.

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Olivier Severyns
Snapshift

Fondateur de www.snapshift.co — chaque jour plus frappé par les similitudes entre les startups et les restaurants :)