Pourquoi la littérature devrait apprendre à lire les Bandes Dessinées pour ce qu’elles sont

Une interview avec Pierre Wazem

sophie.christe
Solettres | Universität Basel
4 min readMay 9, 2016

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© Sophie Christe

Pour ce séminaire, je m’étais intéressée aux «graphic novels» et, au fil des conférences, un titillement de malaise ne m’a pas quittée. Déjà le choix de la programmation peut interpeller. En effet, on dirait que les programmateurs ont choisi les oeuvres plutôt pour leur contexte (l’auteur de Golem im Emmental ainsi que ceux de Crestomat sont journalistes et l’aspect pédagogique/historique/informatif de leurs textes est très présent tandis que Reto Gloor et Pierre Wazem ont une approche plus autobiographique) que pour leur véritable qualité artistique et esthétique. Ensuite, cette conférence sur Reto Gloor où le présentateur, trop bavard, coupe sans cesse la parole de l’auteur tentant d’expliquer son travail, avant de disséquer une de ses planches pour en extraire tout ce qui relève de la peinture, de la littérature et du cinéma, sans qu’il ne reste rien, ou presque, pour la bande dessinée elle-même. Puis, ce vague sentiment dans le public que l’image a un pouvoir néfaste sur une jeunesse trop paresseuse pour trouver la force de déchiffrer et de laisser fleurir ces petits caractères noirs et rabougris qui peuplent les vrais livres.

Si l’on veut s’imaginer des images, ne faut-il pas en consommer? Une image ne se lit-elle pas au même titre qu’un texte, même si son langage diffère quelque peu? Pourquoi les programmateurs n’appliquent-ils pas les mêmes critères pour leur sélection de bandes dessinées que pour les autres livres sélectionnés? La littérature oserait-elle imposer une hiérarchie au sein de sa famille telle que celle qui sépare les graphic novels des bandes dessinées (BDs)? Voici quelques unes des questions qui me trottent par la tête tandis que je chemine d’une conférence à l’autre. J’arrive enfin devant le Künstlerhaus, la maison de la BD le temps du festival. Attablé devant son strip de la journée, Pierre Wazem tippexe quelques traits malvenus. Espérons qu’il saura m’éclairer:

© Jerlyn Heinzen

Qu’est-ce que ça fait d’être un auteur de bande dessinée dans un festival de littérature? Est-ce que l’ambiance change des festivals de BD?

C’est surtout l’âge des auteurs qui change. Alors, est-ce que c’est un hasard de cette édition? Ou est-ce qu’ils publient leurs livres plus tard que les auteurs de BD? Je ne sais pas. Dans les festivals de bd, on trouve beaucoup d’auteurs post-adolescents qui intéressent un public de post-adolescents, alors qu’ici, on a plutôt une masse de vieux, et quelques jeunes au milieu. Par contre, lors des repas, on parle le même langage. Et on vit les mêmes traumatismes pendant les séances de dédicaces.

Selon vous, quels ont été les critères de sélection pour les auteurs de bande dessinée de cette édition?

Je crois que j’ai été choisi parce qu’on me trouvait très littéraire. Et c’est vrai que le texte a une grande importance dans mon travail. Ma BD Chère Louise se base sur une correspondance, donc l’écrit y est capital, le dessin vient après.

Qu’est-ce que vous pensez du terme «graphic novel»?

C’est une appellation un peu pompeuse pour bande dessinée. Ce terme est apparu tardivement pour désigner une BD qui sort de l’enfance, qui va plus vers l’autobiographie, la biographie. Il ne m’intéresse pas trop, ça ne veut pas dire grand chose, tout en essayant de faire plus mature.

Pourquoi croyez-vous que la BD ait besoin de se faire accepter comme littéraire pour être prise au sérieux? Cela n’a pas été le cas du cinéma par exemple…

Côté cinéma, on voit le même phénomène qui se passe avec le documentaire: on parle maintenant de cinéma du réel. Mais la «graphic novel» est une invention américaine pour se démarquer des atrocités qu’on produisait à une certaine époque.

Lors de la visite d’une conférence sur l’avenir de la lecture chez les enfants et pré-adolescents au cours de laquelle il était surtout question de livres illustrés, on a entendu, du côté du public, des remarques du genre «les images, parce qu’elles impliquent une réception passive, tuent l’imagination chez les enfants». Qu’en pensez-vous?

Je pense que c’est extrêmement stupide. Mes deux filles ont été nourries aux bandes dessinées pendant leur enfance, et ça ne les a pas empêchées de devenir d’énormes lectrices qui me conseillent dans mon choix de romans.

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