©Flore Beaudelin

Eurêka ! Vraiment ?

Emmanuel Garot
southpigalle
Published in
4 min readJan 18, 2019

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Inventions et découvertes sont largement associées dans la mémoire collective à l’œuvre de personnages d’exception. D’Archimède prononçant son célèbre Eurêka à Einstein et son E=MC2, en passant par Newton observant la chute d’une pomme, ces personnages ont en commun d’être représentés comme des héros, un peu excentriques, doués de la capacité de révolutionner la connaissance à partir d’observations banales, ou au contraire impénétrables pour le commun des mortels.

Le domaine scientifique n’est pas une exception. L’expansion européenne du XVIème siècle, « les grandes découvertes », a elle-aussi ses illustres figures, Christophe Colomb, Vasco de Gama, Amerigo Vespucci, Cortez … autant de personnages intrépides prêts à risquer leur vie et celle de leurs équipages révolutionnant la connaissance que l’Europe pouvait avoir du monde. Là encore un processus d’héroïsation est à l’œuvre, peuplant l’imaginaire collectif de grandes figures, l’occidental du moins.

Les ambassadeurs d’un mouvement collectif

Il ne saurait ici être question de déboulonner la statue de ces hommes dont l’inventivité et le courage se hissent clairement au-dessus du commun. Examinons plutôt en quoi beaucoup d’entre eux furent les brillants ambassadeurs de leur temps, certainement pas isolés, comme la pointe avancée et la plus visible d’un mouvement collectif ayant fini par rendre leurs découvertes finalement inéluctables.

Dans le champ des « grandes découvertes » maritimes du XVIème siècle, nous pouvons citer le cas de Pedro Alvarez Cabral, découvreur du Brésil en l’an de grâce 1500. Celui-ci a-t-il « trouvé » le Brésil accidentellement sur sa route ou volontairement, mandaté par la couronne portugaise ? Il est largement admis aujourd’hui que des navigateurs européens ont fréquenté les côtes brésiliennes dès la seconde moitié du XVème siècle. Les marins se côtoyaient, échangeaient et partageaient leurs expériences, bonnes et mauvaises, a fortiori l’existence d’une terre inconnue mais hospitalière. Dans ces conditions, il fallait un Cabral pour exploiter de façon décisive l’accumulation des informations obtenus par ses prédécesseurs ou contemporains.

Dans le domaine scientifique, le phénomène est peut-être plus spectaculaire encore. Ainsi en est-il d’Albert Einstein et de la théorie de la relativité. Einstein porte à la connaissance de la communauté scientifique les principes de sa célèbre théorie de la relativité générale par la publication dans Annalen der Physik de quatre articles, entre les mois de juin et septembre 1905. Ces quatre articles établissent les fondements de la physique moderne, renouvelant la perception scientifique de l’espace, du temps, de la masse et de l’énergie.

Certains scientifiques créditent pourtant volontiers le Français Henri Poincaré de la découverte de la théorie de la relativité. Il est vrai que Poincaré en pose les principes, (ou certains d’entre eux) dans un livre publié en 1902[1] d’abord, puis dans une conférence donnée en 1905, quelques semaines avant la publication des articles d’Einstein. Même si la plupart des scientifiques ne doutent pas un instant de l’apport décisif d’Einstein, tout juste regrettent-ils une certaine inélégance du savant ne créditant pas ses pairs de leurs travaux précurseurs ou complémentaires, Poincaré bien sûr, mais aussi Hendrik Lorentz, Henmann Minkowski ou David Hilbert.

Les doutes de certains ne font que révéler la mise en place depuis le XIXème siècle d’une communauté scientifique partageant largement ses découvertes et hypothèses dans le cadre de conférences, de colloques[2], de revues largement diffusées et d’articles abondamment discutés. Les premiers centres de recherche internationaux apparaissent dès la fin du XIXème siècle, comme le Bureau international des poids et mesures à Paris en 1875 ou la station zoologique de Naples en 1870. Einstein à Berne, Hilbert ou Plank à Berlin, Poincaré à Paris, la connaissance et l’information « fonctionnent » déjà en réseau.

« L’intelligence » est d’abord un processus collectif

La prise de conscience du caractère profondément collectif de « l’intelligence » préside aux découvertes, grandes et petites, a été opportunément illustrée lors d’une table-ronde des « Rendez-vous de l’histoire de Blois », tenue en octobre 2017. Une rencontre opportunément baptisée Invention collective, communautés inventives.[3] Les intervenant ont souligné, exemples à l’appui, à quel point « dans l’appréhension de la part de l’individuel et du collectif dans l’invention le curseur, actuellement, se déplace du côté des processus collectifs. » Le terme d’intelligence collective n’y est jamais employé, certes, mais a tous les égards il n’est question que de cela.

Past is Prologue.

  • [1] La science et l’hypothèse, (Flammarion — Bibliothèque de philosophie scientifique — 1902)
  • [2] Les premiers colloques internationaux voient le jour au milieu du XIXème siècle, en économie à Bruxelles en 1848, en statistiques à Bruxelles encore en 1853 ou encore en chimie à Karlshrue en 1860.
  • [3] Table ronde organisée par l’AFHE, l’Association Française d’Histoire Economique.

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