Le début de LE SILENCE D’APRÈS de Cath Staincliffe

Elodie Baslé
Stéphane Marsan Éditeur
10 min readJun 13, 2018

À l’occasion de la sortie du livre Le Silence d’après, nous vous proposons d’en découvrir le début gratuitement . Rien de tel pour vous faire une idée de la force de ce titre.

CHAPITRE PREMIER

Avril 2015

Jeff

Jeff se précipita vers la station de Piccadilly, se frayant un passage parmi les gens qui tiraient des valises ou poussaient des landaus. Il ne pouvait pas rater ce train. Impossible. Son cœur cognait dans sa poitrine douloureuse. Il avait du mal à respirer. Il franchit les portes automatiques au pas de course jusqu’à la rangée de panneaux d’affichage, cherchant des yeux l’information dont il avait besoin. Londres ? Londres ? Londres Euston ? Là !
10 h 35. Quai 7. À l’heure.
Merde ! Il regarda furtivement l’horloge en bas des écrans. 10 h 32. Non ! Il était précisé sur le site Internet que les portes fermaient deux minutes avant le départ. Il fit volte-face, se précipitant vers la porte principale. Il voyait le train, mais le quai était vide. S’il le ratait maintenant… Cette pensée lui donna la nausée. Tous ses espoirs seraient anéantis s’il ne pouvait pas se rendre à cet entretien. Il serait sanctionné, c’était inévitable. Pas de nouveau départ. Pas d’argent.
Il atteignit la première voiture, appuya sur le bouton d’ouverture. Il entendait déjà la voix de sa mère répéter : « Rater ton train, et puis quoi encore ? Parfois, je me dis que tu es vraiment un cas désespéré, Jeff. » Il imaginait sa grand-mère, tâchant tant bien que mal de dissimuler sa déception. Peut-être qu’elle comprendrait, qu’elle ferait en sorte de ne pas aggraver sa culpabilité. Sa mère ne prendrait pas tant de précautions.
S’il n’avait pas eu à retourner chercher son téléphone, s’il n’avait pas eu à le recharger au départ, il n’aurait pas eu de souci. Mais il avait raté le bus, et le suivant n’était pas à l’heure. Il avait effectué un sondage un jour, quand il prenait le bus pour une semaine de formation que l’Agence pour l’emploi l’avait contraint à suivre. Le matin, il était arrivé en retard quatre fois. Quatre-vingts pour cent du temps. Jeff avait envoyé un e-mail à la compagnie de transport pour le signaler. Ils finirent par lui répondre que ses remarques étaient appréciées et qu’ils mettaient tout en œuvre pour améliorer la qualité du service.

Le train émit un soupir ronronnant. Jeff redonna un petit coup sur le bouton, et la porte s’ouvrit. Il se hissa sur le marchepied, les jambes flageolantes. Il « un petit coup sur le bouton, et la porte s’ouvrit. Il se hissa sur le marchepied, les jambes flageolantes. Il transpirait à présent. Génial, il ne manquait plus que ça. Il se pointerait à son rendez-vous en dégageant une odeur de sueur rance, ça mettrait toutes les chances de son côté pour faire bonne impression. « Et sinon, le type de Manchester ? diraient-ils. Ah, celui qui puait ? Je ne pense pas, et toi ? » Il avait utilisé une demi-bonbonne du déodorant de son beau-père. « Efficace 48 heures, était-il écrit, ultra bioactif ». Qu’est-ce que c’était censé vouloir dire ?

Jeff tâta sa poche de manteau à la recherche de son billet. Il n’y était pas. Il se sentit blêmir. Il inspecta chaque poche l’une après l’autre. Les haut-parleurs lancèrent une annonce : « Nous invitons les personnes accompagnant les voyageurs… » L’espace d’un instant, la panique lui troubla la vue. Il sentit les vagues d’angoisse monter, les frissons, les spasmes, la tête comme dans un étau. Non. Pas ça. Pas maintenant.
Du calme, s’intima-t-il. Calme-toi.

Il fouilla de nouveau dans toutes ses poches. Téléphone. Clé. Briquet. Ils allaient le foutre dehors. Et merde. Ils le feraient descendre à la prochaine gare, et ce serait le terminus. Tabac, feuilles à rouler. Téléphone. Et merde ! Il éprouva un vif soulagement en ouvrant l’étui de son portable pour en extirper son ticket. Il était rangé à l’intérieur, avec le billet de dix livres que Nana, sa grand-mère, lui avait donné. « Ça ne te paiera sûrement pas plus qu’un sandwich et un thé, avait-elle marmonné, mais prends-le quand même. » Jeff ôta ses lunettes pour distinguer son numéro de place : B 22. Il jeta un coup d’œil autour de lui. Il était dans la voiture A.

Le train se mit en route tandis qu’il traversait le wagon. D’autres gens s’installaient à leur place. Une odeur nauséabonde émanait des toilettes. Il était encore à bout de souffle. Dans la voiture B, une famille de quatre personnes bloquait l’allée avec assez d’affaires pour organiser un vide-greniers. La femme, un bébé dans les bras, lui sourit.
— Désolée, s’excusa-t-elle, pendant que son mari chargeait leurs énormes valises dans l’espace bagages.
L’enfant qui les accompagnait posait une tonne de questions sans attendre une seule réponse. Puis, après quelques minutes, le déménagement fut achevé.
— Venez, dit le père, places 19, 20, 23 et 24.

Jeff les suivit. Il était en nage. Il avait hâte d’ôter son manteau. Il scruta les numéros sur les dossiers des sièges. Tout lui était étranger. Il n’avait pas fait beaucoup de longs trajets en train ; pas besoin. Et pas d’argent. Devant lui, la famille s’installa. S’ensuivit un débat sur qui se mettrait à quel endroit.
— Tu t’assois où je te dis, Eddie ! ordonna le père au garçon.
Et le fils répondit :
— Mais je veux regarder dehors.

Jeff compta les numéros, dépassa un type tout seul au 15, une femme d’âge moyen qui téléphonait fauteuil 17, et derrière elle se trouvait son siège : le 22. Côté fenêtre. Dans le sens inverse de la marche. Avec une fille qui l’occupait. Ou plutôt une femme. Une masse de cheveux noirs, bouclés et luisants, une peau foncée, du rouge à lèvres rose, maquillée à outrance. Elle portait une jupe et une veste de tailleur assortie à carreaux noirs et blancs, et une paire de petites bottines.
— C’est ma place, fit-il remarquer.
Elle leva les yeux.
— Pardon ?
— Vous êtes à ma place, répéta-t-il en montrant son billet. B 22.
— Les réservations ne sont pas valables dans ce train.
— Quoi ?

Elle pointa un doigt manucuré vers un petit panneau à LED au-dessus de la fenêtre qui n’affichait rien.
— Pas de réservations.
— C’est quand même ma place.
— Vous pouvez vous asseoir là.
Elle désigna de la tête le siège à côté d’elle.
— Il est peut-être réservé.
— Je ne vois personne.
— Quelqu’un pourrait monter à Stockport. Et s’il a une réservation et que je suis installé à sa place, alors il aura le droit de me demander d’aller m’asseoir ailleurs. Comme je vous le demande.
— Vous êtes sérieux ?
Il ne répondit pas. Il sentit la chaleur fourmiller de son cou jusqu’à son visage. Il fourra sa parka dans le compartiment à bagages.
— Très bien, dit-elle, piquée au vif.
Elle rangea d’un geste théâtral son magazine et sa bouteille d’eau dans un énorme sac à main orné de clous et de rivets en métal, dont le style évoquait un meuble médiéval, puis remonta la tablette en la claquant avant de faire un pas dans l’allée pour le laisser passer.

— Merci, dit Jeff à sa voisine.
Il ne savait pas très bien pourquoi il la remerciait au juste. Elle ne s’était pas montrée particulièrement coopérative. Tout l’inverse, en fait. Le petit garçon se mit à pleurnicher.
— Je veux la fenêtre !
— Tu n’auras rien si tu fais tout ce boucan, rétorqua sa mère.
Jeff s’assit dans le siège, qui était encore chaud. Cette seule pensée lui donna l’impression d’être un pervers. S’il était normal, il ne s’en serait même pas rendu compte. Il ouvrit la tablette et posa son téléphone. Il retira ses lunettes et en frotta les verres sur sa chemise. Elle s’assit à côté de lui, fouilla un certain temps dans son sac — il vous faudrait une lampe frontale et un plan pour trouver quoi que ce soit là-dedans –, et ressortit le magazine et la bouteille d’eau. Et son portable. Jeff ferma les yeux. Il avait le dos raide comme une planche, les mâchoires serrées.
Du calme. Du calme.

« Il sentait le parfum de la fille. Ou son shampooing, ou un autre produit de beauté. C’était sucré, comme du miel, mais avec une touche épicée aussi. Comme ces trucs que sa mamie enfonçait dans les oranges à Noël. Ça commençait par un G… ou un L ? Il ouvrit son téléphone, lança le navigateur et tapa « épice orange Noël ». Il sélectionna un lien, négligeant ceux qui à l’évidence menaient à des recettes de gâteaux, mit le doigt sur l’image. Voilà : des clous de girofle. Et cet objet s’appelait une pomme d’ambre. Ça lui faisait penser au gourdin du géant dans le jeu vidéo The Elder Scrolls V: Skyrim, un élément assez classe de l’attirail guerrier. Quoi qu’elle porte, c’était une odeur agréable, pas trop prononcée. Sa mère s’aspergeait abondamment d’un parfum assez fort pour faire suffoquer tous les malheureux qui en inhalaient les émanations. Une véritable arme chimique ambulante. »

Il sentait le parfum de la fille. Ou son shampooing, ou un autre produit de beauté. C’était sucré, comme du miel, mais avec une touche épicée aussi. Comme ces trucs que sa mamie enfonçait dans les oranges à Noël. Ça commençait par un G… ou un L ? Il ouvrit son téléphone, lança le navigateur et tapa « épice orange Noël ». Il sélectionna un lien, négligeant ceux qui à l’évidence menaient à des recettes de gâteaux, mit le doigt sur l’image. Voilà : des clous de girofle. Et cet objet s’appelait une pomme d’ambre. Ça lui faisait penser au gourdin du géant dans le jeu vidéo The Elder Scrolls V: Skyrim, un élément assez classe de l’attirail guerrier. Quoi qu’elle porte, c’était une odeur agréable, pas trop prononcée. Sa mère s’aspergeait abondamment d’un parfum assez fort pour faire suffoquer tous les malheureux qui en inhalaient les émanations. Une véritable arme chimique ambulante.

Et lui, qu’est-ce qu’il sentait ? Jeff se pencha sur son portable comme s’il examinait un détail sans le zoom et renifla le plus près possible de son aisselle droite sans avoir l’air d’un parfait crétin. Il décela la fraîcheur verte du déodorant de son beau-père et, bien heureusement, rien de pire. Il ne pouvait pas vérifier le côté gauche sans attirer l’attention. Peut-être plus tard. Il irait éventuellement aux toilettes pour le faire. Cela dit, avec la puanteur qui régnait là-dedans…

Il avait envie d’une cigarette. Le trajet durait deux heures et huit minutes. Aucune chance d’ici là. S’il n’avait pas oublié son téléphone, il aurait eu le bus précédent, et le temps pour fumer une roulée sur le chemin entre Piccadilly Gardens et la gare. Enfin, si le bus précédent était arrivé à l’heure. Mais si la qualité du service n’avait pas évolué depuis le mois de novembre, il y avait seulement une chance sur cinq pour que ce soit le cas. Deux heures, début du compte à rebours.

Le gamin d’en face couinait toujours, et Jeff avait envie de dire au père d’échanger les sièges pour qu’il la ferme. Les enfants adorent regarder par la fenêtre. Les jumelles voulaient toujours s’asseoir en haut à l’avant dans le bus ou se coller aux vitres dans la voiture. Pour calmer le jeu, Jeff finissait assez souvent au milieu, une sœur de chaque côté, les genoux remontés jusqu’au menton en bloquant la vue dans le rétroviseur intérieur. Elles n’étaient pas trop pénibles, les jumelles. La plupart du temps contentes d’être en compagnie l’une de l’autre, n’embêtant Jeff qu’occasionnellement pour qu’il joue à la Wii avec elles ou les autorise à prendre part à l’un de ses jeux de rôles. Elles s’étaient créé leur propre langage, ce que Jeff trouvait génial, mais qui rendait sa mère dingue. Non qu’il faille grand-chose pour qu’elle le soit. Peut-être que dingue n’était pas le mot juste, tout compte fait. « Une hystérique, lui soufflait Nana en douce. Ne te laisse pas atteindre par ça, mon garçon, elle en a toujours fait des tonnes. Elle est au centre de son propre univers. C’est plus fort qu’elle, elle ne peut pas s’en empêcher. »

On annonça que le train entrait en gare de Stockport. Jeff se redressa, et observa les allées et venues des voyageurs.
— Alors, vous avez hâte que je me fasse déloger, hein ? lança sa voisine.
Il ignorait si elle attendait une réponse.
— C’est vous ? demanda-t-elle en hochant la tête vers le tatouage qu’il avait sur la main gauche.
JEFF. Une lettre sur chaque doigt, une encre baveuse, d’un bleu vaseux. Il l’avait réalisé lui-même quand il était âgé de dix-sept ans et mal dans sa peau. Il le ferait enlever le jour où il serait riche. Sa mère avait pété un câble en le voyant. Un gros pétage de plombs. Sean avait dû la calmer. Elle avait voulu l’amener aux urgences, convaincue qu’il risquait une septicémie. Elle l’avait tellement rabâché qu’il avait commencé à flipper.

Il acquiesça et retourna la main pour le cacher.
— Pour vous rafraîchir la mémoire au cas où ? plaisanta-t-elle, comme s’il n’avait jamais entendu ça avant. C’est le diminutif de Jeffrey, non ?
— Juste Jeff.
Elle émit un petit grognement. Guère impressionnée. Elle avait les lèvres pulpeuses, cernées d’un contour plus foncé. Les dents vraiment blanches. Il se demanda si elle les blanchissait elle-même ou se faisait faire un soin chez le dentiste. Celles de Jeff étaient un peu tachées, à cause du tabac, mais elles étaient bien nettes après un détartrage et un polissage.
— Alors, quel est le vôtre ? questionna-t-il avant qu’elle puisse poursuivre.
Un homme avec un long manteau noir et une écharpe blanche, portant un sac d’ordinateur portable en cuir, s’arrêta à côté d’eux et dit à la fille :
— Je crois que c’est ma place.
Jeff éprouva une pointe de déception. Ce qui était idiot.

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