Le début de LES IMMORTALISTES de Chloe Benjamin

Elodie Baslé
Stéphane Marsan Éditeur
17 min readMay 24, 2018

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PROLOGUE

LA FEMME DE HESTER STREET

1969
Varya

Varya a treize ans.
Récemment, elle a pris huit centimètres, et une toison noire a poussé entre ses cuisses. Ses seins tiennent dans la paume d’une main, ses mamelons roses ressemblent à deux pièces de dix cents. Ses cheveux lui arrivent à la taille et sont châtain ; pas noirs comme ceux de son frère Daniel, ni couleur citron ainsi que les boucles de Simon, et sans non plus les reflets bronze de Klara. Ce matin, elle s’est fait deux nattes ; elle aime la façon dont celles-ci fouettent ses hanches, telle la queue d’un cheval. Son petit nez n’appartient qu’à elle, du moins le pense-t-elle. À vingt ans, il aura atteint toute sa majesté et sera aquilin, à l’instar de celui de sa mère.

Mais pour l’heure, ils se faufilent tous les quatre dans le quartier : Varya, l’aînée, Daniel, onze ans, Klara, neuf, et Simon, sept. Daniel ouvre la voie, les entraînant de Clinton Street à Delancey Street, tournant à gauche pour rejoindre Forsyth Street. Ils traversent Sara D. Roosevelt Park, veillant à rester dans l’ombre des arbres. La nuit, le parc regorge d’animation, mais en ce mardi matin, seules quelques poignées de jeunes gens y dorment, se remettant des excès du week-end, joue pressée contre l’herbe.

Dans Hester Street, la fratrie se fait plus discrète. Ici, ils doivent passer devant l’atelier de confection Gold, tenu par leur père, et même s’il est peu probable que celui-ci les voie — Saul est d’une concentration absolue quand il travaille, comme s’il ne cousait pas un simple ourlet de pantalon, mais l’étoffe de l’univers — il représente néanmoins une menace pour la réussite de la quête incertaine et hasardeuse qui les mène à Hester Street en cette lourde journée de juillet.
Bien que Simon soit le plus jeune, il est rapide. Il porte un short en jean qui appartenait à Daniel, et qui allait très bien à ce dernier au même âge, mais qui tombe un peu trop bas sur sa taille étroite. À la main, il tient un sac en tissu chinois resserré par un cordon où s’entassent quelques dollars ; entre les billets froissés, des pièces d’étain s’entrechoquent en tintant.

— Où est-ce ?
— Je crois que c’est juste ici, répond Daniel.
Ils lèvent les yeux vers le vieil immeuble, vers les escaliers de secours en zigzag et les sombres fenêtres rectangulaires du dernier étage, là où l’on affirme que réside la personne qu’ils sont venus voir.
— Comment on fait pour entrer ? demande Varya.
Cet immeuble ressemble au leur, sauf que la pierre n’est pas brune, mais crème, et qu’il comporte cinq étages au lieu de sept.
— J’imagine qu’on doit sonner au cinquième, suggère Daniel.
— OK, dit Klara, mais quel numéro ?
Daniel sort alors un ticket de caisse froissé de sa poche arrière et, quand il relève la tête, il est écarlate.
— Je ne suis pas très sûr.
— Daniel ! s’écrie Varya.
Elle s’appuie contre le mur de l’immeuble, tout en s’éventant. Il fait trente-deux degrés, une chaleur assez suffocante pour que ses cheveux la démangent à la racine, et que sa jupe colle à ses cuisses.

— Une seconde, dit Daniel. Laissez-moi réfléchir.
Simon est assis sur l’asphalte, le porte-monnaie pendant entre les jambes comme une méduse. Klara sort de sa poche un bonbon au caramel. Avant qu’elle n’ait le temps de le déballer, la porte de l’immeuble s’ouvre, et un jeune homme en sort. Il porte des lunettes teintées à monture mauve et une chemise à motif cachemire.
Il adresse un hochement de tête aux Gold.
— Vous voulez entrer ?
Daniel acquiesce.
Il bondit sur ses pieds, les autres sur ses talons, pénètre dans l’immeuble et remercie l’homme aux lunettes mauves avant que la porte ne se referme. Daniel, l’intrépide meneur qui a eu l’idée de les entraîner là sans savoir au juste comment s’y prendre.

Il a entendu deux garçons discuter entre eux, la semaine dernière, alors qu’il faisait la queue à Shmulke Bernstein’s, le chinois kasher, où il comptait acheter une de ces tartes à la crème chaude dont il raffole, même en plein été. La file d’attente était longue, les éventails fouettaient l’air à toute vitesse, de sorte qu’il dut se pencher en avant pour entendre la conversation des garçons et en particulier ce qu’ils disaient sur la femme qui s’était provisoirement établie au dernier étage de l’immeuble de Hester Street.
En revenant au 72 Clinton Street, son cœur faisait des bonds. Dans la chambre, assis par terre, Klara et Simon jouaient à Serpents et échelles, tandis que Varya lisait sur le lit du haut. Zoya, le chat noir et blanc, paressait sur le radiateur, dans un carré de soleil.
Daniel leur dévoila aussitôt son plan.

— Je ne comprends pas, objecta Varya en plaquant un pied sale contre le plafond. Que fait cette femme exactement ?
— Je viens de vous le dire ! s’impatienta Daniel.
Il était surexcité.
— Elle a des pouvoirs, précisa-t-il.
— Comme quoi ? demanda Klara en faisant disparaître une pièce.
Elle avait passé la première partie de l’été à apprendre toute seule le tour de cartes avec élastique de Houdini, sans succès flagrant.
— Ce que j’ai entendu, déclara Daniel, c’est qu’elle dit la bonne aventure. Ce qui se passera dans ta vie, quoi que l’avenir te réserve. Et ce n’est pas tout.
Il posa ses mains sur l’encadrement de la porte et s’y appuya.
— Elle peut aussi prédire le jour de ta mort, ajouta-t-il.

Klara leva les yeux vers lui.
— C’est ridicule ! s’exclama Varya. Personne ne peut prédire ça.
— Et si c’était possible ? hasarda Daniel.
— Alors je ne voudrais pas savoir.
— Pourquoi ?
— Parce que.
Varya reposa son livre et s’assit, faisant pendre ses jambes par-dessus le rebord du lit.

— Imagine qu’elle ait de mauvaises nouvelles à t’annoncer, enchaîna-t-elle, qu’elle te dise que tu mourras avant l’âge adulte.
— Dans ce cas, il vaut mieux le savoir, répondit Daniel. Pour pouvoir en profiter avant.
S’ensuivit un instant de silence. Puis Simon éclata de rire, son corps frêle agité de soubresauts. Daniel s’empourpra.
— Je suis sérieux, assura-t-il. Je vais y aller. Je ne peux pas rester un jour de plus dans l’ignorance. Bon, qui m’accompagne ?

Peut-être que rien de tout cela ne serait arrivé si ça n’avait pas été le cœur de l’été, et qu’ils n’avaient pas eu un mois et demi d’ennui moite derrière eux, et autant devant. L’appartement n’a pas l’air conditionné, et cette année-là — 1969 — ils ont l’impression qu’il arrive des choses à tout le monde sauf à eux. On se défonce à Woodstock en chantant Pinball Wizard, on regarde Macadam Cowboy, film qu’aucun des enfants Gold n’est autorisé à voir. Des émeutes éclatent à Stonewall, on enfonce des portes, on arrache les parcmètres, on fracasse les carreaux et les juke-box. Des gens sont assassinés de la façon la plus cruelle qu’on puisse imaginer, avec des explosifs chimiques et des armes d’une portée de plus de sept cents mètres, qui tirent cinquante balles à la suite, leurs visages porteurs de toute l’horreur du direct défilant sur l’écran du téléviseur dans la cuisine des Gold.
— On marche sur la Lune, putain ! s’exclama Daniel.

Il emploie depuis quelque temps ce genre de termes, mais à bonne distance de leur mère. James Earl Ray a été condamné à perpétuité, Sirhan Sirhan aussi, et les Gold, eux, continuent à jouer aux osselets et aux fléchettes, ou bien à secourir Zoya qui vient toujours se loger dans un conduit ouvert derrière le four, apparemment convaincue que c’est son habitat naturel.
Mais un autre facteur crée l’atmosphère propice à ce pèlerinage : ils partagent, cet été, une complicité qui ne se reproduira plus. L’an prochain, Varya partira pour les Catskills avec son amie Aviva, Daniel sera happé par les rituels des garçons du quartier, laissant Klara et Simon livrés à eux-mêmes. En 1969, en revanche, ils forment encore une fratrie soudée, unie par une nécessité impérieuse.
— J’irai avec toi, déclara Klara.
— Moi aussi, renchérit Simon.
— Bon, comment on obtient un rendez-vous avec elle ? s’enquit alors Varya.
Consciente, à treize ans, que l’on n’a rien sans rien, elle ajouta :
— Combien prend-elle ?
Daniel fronça les sourcils.

— Je vais me renseigner.

C’est ainsi que tout commença : comme un secret, un défi, une échappatoire à la présence envahissante de leur mère, qui leur ordonnait d’étendre le linge ou de faire sortir le maudit chat du conduit derrière le four, chaque fois qu’elle les trouvait allongés sur leurs lits superposés. Donc, les enfants Gold prirent leurs renseignements. Le propriétaire de la boutique de magie, à Chinatown, avait entendu parler de la femme de Hester Street. C’était une nomade, expliqua-t-il à Klara, qui voyageait dans tout le pays en exerçant son métier. Avant qu’elle ne parte, l’homme leva le doigt pour la retenir un instant, disparut dans une arrière-salle et revint avec un épais volume carré intitulé The Book of Divination. Douze yeux ouverts entourés de symboles ornaient la couverture. Klara s’acquitta de soixante-cinq cents et serra le manuel contre elle sur le chemin du retour.

Certains autres habitants, au 72 Clinton Street, connaissaient également l’existence de cette femme. Mme Blumenstein l’avait rencontrée dans les années 1950 à une fabuleuse réception, avait-elle confié à Simon. Elle avait fait sortir son Schnauzer sur la véranda de devant, là où Simon était assis, et où son chien fit une crotte de la taille d’une pastille qu’elle ne ramassa pas.
— Elle m’a lu les lignes de la main et m’a dit que je vivrais longtemps, déclara Mme Blumenstein.
Et, pour souligner ses propos, elle se pencha en avant.

Simon retint alors sa respiration : Mme Blumenstein avait une haleine fétide comme si elle exhalait, à quatre-vingt-dix ans, l’air qu’elle avait inhalé bébé.
— Et vois-tu, mon cher enfant, elle avait raison !
La famille hindoue du sixième étage affirmait que cette femme était une rishika, une voyante. Varya enveloppa dans de l’aluminium une part du kugel préparé par Gertie et l’apporta à Ruby Singh, sa camarade de classe à l’école PS 42, en échange d’un plat de poulet au beurre épicé. Elles mangèrent dans l’escalier de secours tandis que le soleil se couchait, balançant leurs jambes nues par-dessous les grilles.
Ruby savait tout sur cette femme.
— Il y a deux ans, quand j’avais treize ans, et que ma grand-mère était malade, le premier docteur qui l’a vue a dit que c’était le cœur. Il nous a prédit qu’elle mourrait dans les trois mois. Le deuxième a déclaré qu’elle était assez forte pour se remettre, et qu’il lui donnait encore deux ans à vivre.

Au-dessous d’elles, un taxi fit crisser ses pneus sur Rivington Street ; Ruby tourna la tête et plissa les yeux face à East River, d’une couleur vert brunâtre à cause des déchets et des eaux usées que charriait le détroit.

— Un hindou doit mourir chez lui, poursuivit-elle, entouré des siens. La famille de papa en Inde voulait venir, mais que pouvions-nous leur dire ? Restez deux ans ? Puis papa a entendu parler de la rishika. Il est allé la voir, et elle lui a indiqué une date : la date à laquelle Dadi devait mourir. On a installé son lit dans le salon, en l’orientant vers l’est. On a allumé une lampe, et on l’a veillée en priant et en chantant des hymnes. Les frères de papa sont ensuite arrivés de Chandigarh. Quand Dadi est morte, le 16 mai, comme la rishika l’avait prédit, nous avons tous pleuré de soulagement.
— Vous n’étiez pas en colère ?
— En colère ? Pourquoi ?
— Parce que la femme n’a pas sauvé ta grand-mère, répondit Varya. Qu’elle n’a pas cherché à la guérir.

— Grâce à la rishika, on a pu lui dire au revoir et on ne la remerciera jamais assez pour ça.
Ruby avala la dernière bouchée de son kugel, plia l’aluminium en deux et ajouta :
— De toute façon, elle ne pouvait pas guérir Dadi. La rishika sait des choses, mais elle ne peut pas empêcher qu’elles se produisent. Elle n’est pas Dieu.
— Où se trouve-t-elle, maintenant ? demanda Varya. Daniel a entendu dire qu’elle habitait dans un immeuble de Hester Street, mais il ne sait pas lequel.
— Moi non plus. Elle change tout le temps de lieu. Pour des raisons de sécurité.
À l’intérieur de l’appartement des Singh, on entendit alors un son très aigu, puis quelqu’un se mit à crier en hindi.
Ruby se leva, brossant de la main les miettes sur sa jupe.

— Comment ça, pour des raisons de sécurité ? s’enquit Varya.
Et elle se releva à son tour.
— J’imagine qu’elle doit être recherchée, expliqua Ruby. À cause de ce qu’elle sait.
— Rubina ! appela sa mère.
— Il faut que j’y aille.
Ruby rentra par la fenêtre qu’elle referma derrière elle, laissant Varya emprunter l’escalier de secours pour regagner le quatrième étage.
Elle fut surprise de constater que le nom de la femme était connu dans le quartier, même si tout le monde n’avait pas encore entendu parler d’elle. Quand elle mentionna la voyante au comptoir chez Katz’s, devant des types aux numéros tatoués sur les bras, ils la regardèrent avec frayeur.
— Petite, dit l’un d’eux, ne te mêle pas de ça.
L’homme s’était exprimé d’un ton brutal, comme si Varya l’avait personnellement insulté. Elle sortit du café avec son sandwich, troublée, et se garda bien de refaire allusion à la voyante devant eux.

Finalement, les garçons dont Daniel avait surpris la conversation lui indiquèrent où la trouver. Il les croisa un week-end sur la voie piétonne de Williamsburg Bridge ; ils y fumaient de l’herbe, accoudés à la balustrade. Ils étaient plus âgés que lui — quatorze ans, peut-être –, et Daniel fut contraint d’avouer qu’il avait épié leur discussion avant de leur poser des questions.
Ceux-ci ne parurent pas s’en émouvoir. Ils lui donnèrent volontiers le numéro de l’immeuble où la femme était censée habiter, en précisant qu’ils ignoraient comment on prenait rendez-vous. La rumeur disait qu’il fallait lui offrir quelque chose. Certains affirmèrent qu’elle n’acceptait que de l’argent, d’autres prétendirent au contraire qu’elle en avait déjà assez et qu’il convenait de faire preuve d’imagination. Un garçon lui avait apporté un écureuil écrasé qu’il avait trouvé sur le bas-côté, ramassé à l’aide de pinces, avant de le lui livrer dans un sachet en plastique fermé. Varya décréta alors que personne ne voudrait d’un tel cadeau, pas même une diseuse de bonne aventure, aussi finirent-ils par mettre tout leur argent de poche dans la bourse de Simon, en espérant que la somme serait suffisante.

Quand Klara s’absentait, Varya prenait The Book of Divination de dessous son lit et grimpait dans le sien. Allongée sur le ventre, elle répétait à voix haute certains mots : « haruspice » (divination par les entrailles des animaux sacrifiés), « céromancie » (par des motifs dans la cire), « rhabdomancie » (par des baguettes). Les jours un peu plus frais, la brise qui s’engouffrait par la fenêtre soulevait les vieilles photos et les arbres généalogiques collés au mur, à côté du lit. Ces documents lui permettaient de décrypter les mystérieuses négociations clandestines dont résultaient les traits de caractère : les gènes qui se manifestaient, s’éclipsaient, puis resurgissaient, comme les jambes élancées de son grand-père Lev qui avaient contourné Saul pour passer directement à Daniel.

Lev était arrivé à New York sur un bateau à vapeur avec son père, un marchand drapier. Sa mère n’avait pas survécu aux pogroms de 1905. À Ellis Island, on les soumit à des examens médicaux pour vérifier qu’ils étaient en bonne santé, puis on les interrogea en anglais tandis qu’ils regardaient fixement le poing d’une dame de fer contemplant, impavide, l’océan qu’ils venaient juste de traverser. Le père de Lev se mit à réparer des machines à coudre avant d’être embauché dans un atelier de confection tenu par un juif allemand qui l’autorisait à faire shabbat. Lev devint son assistant puis finit par lui succéder et devenir gérant à son tour. En 1930, il ouvrit sa propre affaire, la Gold’s Tailor and Dressmaking, dans un sous-sol de Hester Street.

On prénomma Varya comme la mère de Saul, laquelle se chargea de la comptabilité de son époux jusqu’à ce que tous deux prennent leur retraite. Elle en savait moins sur ses grands-parents maternels, à part que cette grand-mère s’appelait Klara, comme sa petite sœur, et qu’elle était arrivée de Hongrie en 1913. Elle mourut quand Gertie, la mère de Varya, avait six ans, et cette dernière l’évoquait rarement. Une fois, Klara et elle s’étaient introduites dans la chambre de leur mère et l’avaient fouillée de fond en comble, dans l’espoir de retrouver des traces de leurs grands-parents. Elles avaient reniflé comme des chiens le mystère qui entourait le couple, le parfum d’intrigue et de honte, et elles avaient fureté dans la commode où Gertie rangeait sa lingerie. Dans le tiroir du haut, elles avaient déniché une petite boîte en bois laquée, dotée de charnières en or. À l’intérieur se trouvait une pile de photos jaunies sur lesquelles on voyait une femme menue à l’air malicieux, aux cheveux noirs coupés court et aux paupières lourdes. Sur le premier cliché, elle posait en tutu, la hanche décalée sur le côté, une canne au-dessus de la tête. Sur un autre, elle était à cheval, inclinée en arrière de sorte qu’on voyait son nombril. Mais la photo que Varya et Klara préféraient, c’était celle où elle était suspendue dans les airs, accrochée à une corde qu’elle tenait par les dents.

Deux éléments leur indiquaient qu’il s’agissait de leur grand-mère. Le premier indice consistait en une vieille photo froissée, maculée d’empreintes de doigts, sur laquelle la même femme se tenait en compagnie d’un homme de haute stature et d’une fillette. Varya et Klara savaient que cette enfant était leur mère, même dans cette version miniature d’elle-même : elle tenait la main de ses parents dans ses petits poings potelés, visage plissé, arborant cette expression consternée qui n’appartenait qu’à elle.
Klara estima que cette boîte et son contenu lui revenaient de droit.
— À partir de maintenant, c’est à moi, dit-elle. Je porte son prénom, et puis, de toute façon, maman ne l’ouvre jamais.

Mais elles eurent tôt fait de découvrir qu’elles se trompaient. Le lendemain du jour où Klara avait fait main basse sur la boîte pour la dissimuler sous son matelas, elle entendit des éclats de voix dans la chambre de ses parents, suivis de vives questions de la part de Gertie et du déni étouffé de Saul. Quelques instants plus tard, celle-ci faisait irruption dans leur chambre.
— Qui l’a prise ? hurla-t-elle. Qui ?

Narines dilatées, elle occultait de ses hanches généreuses la lumière qui se déversait habituellement dans la pièce depuis le couloir. Klara était terrorisée, au bord des larmes. Quand Saul partit pour le travail et que Gertie se retrancha dans la cuisine, elle s’introduisit en douce dans la chambre de ses parents et replaça la boîte à sa place. Mais quand il n’y avait personne à la maison, Varya savait que sa sœur allait regarder les photos et la petite dame qui y figurait. Elle contemplait l’intensité qui émanait d’elle, admirait sa beauté sophistiquée et faisait vœu d’être digne de l’ancêtre dont elle portait le prénom.

— Arrête de regarder sans cesse autour de toi, ordonne Daniel entre ses dents. Fais comme si tu habitais ici.
Les enfants Gold montent l’escalier en hâte. Les murs sont recouverts d’une peinture beige qui s’écaille, les couloirs plongés dans l’obscurité. Quand ils arrivent au cinquième étage, Daniel marque un temps d’arrêt.
— Et maintenant, on fait quoi ? murmure Varya.
Elle aime bien quand Daniel sèche.
— On attend, répond-il. Jusqu’à ce que quelqu’un sorte.
Mais Varya est agitée et, mue par une peur soudaine, elle commence à arpenter le couloir toute seule.

Elle pensait que la magie serait repérable, or les portes de ce palier se ressemblent toutes, avec leur poignée en cuivre éraflé et leur numéro. Le quatre du numéro 54 est de travers, et quand elle s’avance vers la porte, elle entend le bruit d’une télévision ou d’une radio : c’est la retransmission d’un match de base-ball. Supposant qu’une rishika ne s’intéresse pas à ce sport, elle recule d’un pas.

Ses frères et sœur se sont dispersés. Mains dans les poches, Daniel se tient près du palier et scrute les portes. Simon rejoint Varya au numéro 54 et, se hissant sur la pointe des pieds, replace le quatre du bout de l’index. Klara, qui était partie dans la direction opposée, revient vers eux. Derrière elle, elle laisse un sillage de Breck Gold Formula, un shampoing qu’elle a acheté avec l’argent de poche qu’elle a économisé pendant des semaines, le reste de la famille utilisant un produit de la marque Prell, conditionné dans un tube en plastique, comme le dentifrice, et dont jaillit un fluide gélatineux, couleur de varech. Alors que Varya se moque d’elle devant les autres — jamais elle ne dépenserait autant pour un shampoing — elle envie en réalité sa sœur qui sent le romarin et l’orange, et qui s’apprête à frapper à la porte.

— Mais qu’est-ce que tu fais ? murmure Daniel. Ce pourrait être n’importe qui. C’est peut-être…

— Oui ? dit une voix caverneuse de l’autre côté du battant.
— Nous sommes venus voir la femme, hasarde Klara.
Silence. Varya retient son souffle. La porte est équipée d’un judas, aussi petit qu’une gomme de crayon.
Derrière la porte, on se racle la gorge.
— Un à la fois, dit-on.
Varya croise le regard de Daniel. La perspective de se séparer les prend au dépourvu. Mais avant qu’ils n’aient le temps de négocier, le verrou est tiré, et, sans réfléchir, Klara s’avance à l’intérieur.

Aucun d’entre eux ne peut dire combien de temps s’écoule, mais Varya a l’impression que Klara reste des heures à l’intérieur. Assise par terre, dos contre le mur, elle a replié les genoux sous le menton. Elle pense à ces contes dans lesquels les sorcières enlèvent les enfants, parfois pour les manger. Elle a l’estomac noué par l’angoisse quand la porte s’ouvre en grand.
Varya se redresse aussitôt, mais Daniel la devance. Il lui est impossible d’apercevoir l’intérieur de l’appartement, mais elle entend malgré tout de la musique (un groupe de mariachis ?) et le bruit métallique d’une casserole sur un fourneau.
Avant d’entrer, Daniel lance un coup d’œil à Varya et Simon.
— Ne vous inquiétez pas.
Mais comment pourraient-ils ne pas s’en faire ?
— Où est Klara ? demande Simon, une fois que Daniel a disparu. Pourquoi n’est-elle pas ressortie ?
— Elle est encore à l’intérieur, déclare Varya, bien qu’elle se soit posé la même question. Ils y seront encore quand nous entrerons, Klara et Daniel, tous les deux. Ils nous attendent… probablement.
— C’était une mauvaise idée, décrète Simon.

Ses boucles blondes sont ternies par la sueur. Comme elle est l’aînée, elle se dit qu’elle devrait le materner, mais son jeune frère est une énigme à ses yeux ; seule Klara semble le comprendre. Il parle moins que les autres. Au dîner, sourcils froncés, il observe la tablée ; en revanche, il est aussi rapide et agile qu’un lièvre. Parfois, alors qu’ils marchent côte à côte pour aller à la synagogue, Simon se volatilise. Elle devine alors qu’il s’y est rendu en courant ou, au contraire, qu’il s’est attardé en chemin. Pourtant, chaque fois, elle a l’impression fugace que son frère a disparu.
Quand la porte s’ouvre de nouveau, elle pose brièvement la main sur son épaule.
— C’est bon, Sy. Vas-y, et moi je guette. D’accord ?
Qui ou quoi, elle l’ignore, le couloir est toujours aussi vide qu’à leur arrivée. Il est évident que Varya a peur : elle a beau être la plus âgée, elle préfère que les autres passent avant elle. Mais Simon semble soulagé. Il repousse une mèche de devant ses yeux avant d’entrer.

Une fois seule, Varya sent de nouveau la panique monter en elle. Séparée de ses frères et sœur, elle a l’impression de regarder, du rivage, leur vaisseau partir à la dérive. Elle aurait dû les dissuader de consulter cette femme. Lorsque la porte s’ouvre encore une fois, la sueur perle au-dessus de sa lèvre supérieure et au niveau de la ceinture de sa jupe. Mais il est trop tard pour reculer, et les autres l’attendent, elle se résout donc à pousser la porte.

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Extrait de: Chloe Benjamin. « Stéphane Marsan. » iBooks.

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