Le début de UNE FILLE FACILE — Louise O’Neill

Elodie Baslé
Stéphane Marsan Éditeur
17 min readMay 23, 2018

À l’occasion de la sortie du livre Une fille facile, nous vous proposons d’en découvrir le premier chapitre gratuitement . Rien de tel pour vous faire une idée de la plume de Louise O’Neill.

L’ANNÉE DERNIÈRE

JEUDI

Le visage de ma mère apparaît dans le miroir à côté du mien, des lèvres rouge blessure sur une peau poudrée. Son carré reste impeccable malgré la chaleur moite. Elle va chez le coiffeur tous les samedis. « Je mérite un petit plaisir, dit-elle en quittant la maison. Tant pis si ça coûte cher. » Karen Hennessy se fait faire un brushing trois fois par semaine. Elle n’évoque jamais le prix.
J’ai les joues couvertes de plaques rouges, le débardeur terni que je portais pour dormir me colle à la peau. Je regarde sa figure, puis la mienne. On ne manque jamais une occasion de me dire à quel point je lui ressemble. Il paraît que je suis son portrait craché.
— Salut, lance-t-elle. Qu’est-ce que tu fabriques, à t’observer comme ça dans la glace ?
Elle fronce les sourcils vers ma poitrine, à l’endroit où mes seins pointent sous le tissu imprégné de sueur.
— Rien, dis-je en les recouvrant avec mes bras. Qu’est-ce que tu veux ?

— Je vérifiais juste que tu étais réveillée.
Je désigne du doigt mon bureau, mon ordinateur portable ouvert, le dossier débordant de feuilles, un exemplaire de Fiche Bliain ag Fás et un dictionnaire irlandais-anglais à côté.
— Je suis debout depuis 5 heures. O’Leary nous interroge à l’oral aujourd’hui.
Jamie fera un sans faute, évidemment. O’Leary fermera les yeux pendant qu’elle parlera, en se calant au fond de sa chaise. Il a l’air surpris chaque fois qu’il relève la tête et se rappelle qui est en train de s’exprimer. Il a toujours un peu de mal à croire que le meilleur irlandais qu’il ait jamais entendu chez un élève vienne de quelqu’un qui a l’apparence de Jamie.
— Oh, ne t’inquiète pas pour Diarmuid O’Leary. Est-ce qu’il sait que tu es ma fille ? demande-t-elle avec un sourire teinté d’arrogance.
Je ne réponds pas.

— Je t’ai apporté tes vitamines, poursuit-elle. Tu es censée en prendre un comprimé avant ton repas du matin.
— Je ferai ça plus tard.
— Allons, Emmie. Health Hut a dû les commander spécialement pour toi.
— Je le sais, maman. (Je remarque qu’elle pince les lèvres, alors je m’oblige à lui sourire.) Et je te remercie pour ça.
— Je le laisse là, d’accord ?
Elle pose le cachet ainsi qu’un verre d’eau sur ma table de nuit, près de mon iPhone et d’une collection de boucles d’oreilles dépareillées. Elle se poste derrière moi, plaçant une main sur ma hanche gauche, l’autre à la base de ma colonne vertébrale, et exerce une légère pression sur mon bassin.

— Il faut que tu surveilles ta posture, mon chou.
Il se dégage d’elle une odeur de farine et de cannelle, qui s’ajoute au parfum floral qu’elle porte depuis des années. Je la revois assise à la coiffeuse de son dressing, dans une robe de soie argentée qui semble se déverser sur son corps, avec un trait de rouge à lèvres vif, et ses cheveux châtains remontés en chignon. Ils étaient plus longs à l’époque. Papa lançait du bas de l’escalier : « On va être en retard, Nora », et elle répondait : « J’arrive, chéri », avec cette voix particulière qu’elle employait avec lui, avec tous les hommes. (Et je me demandais pourquoi elle ne l’utilisait jamais avec moi.) Son dernier geste était de prendre son parfum, d’ôter le bouchon doré et de s’en vaporiser sur les poignets. Je m’asseyais en haut des marches, regardant onduler ses hanches sous la soie tandis qu’elle rejoignait papa. Ils ne se quittaient jamais des yeux, pas même quand je commençais à pleurer en les voyant partir et que j’agitais les bras pendant que la baby-sitter me retenait.

Elle pose ses doigts sur mon ventre.
— Est-ce que tu as tes règles ? Tu as l’air un peu ballonnée.
Je repousse sa main.
— Tu n’as pas à t’inquiéter, maman. Je ne suis pas enceinte.
Je m’éloigne d’elle et consulte mon téléphone. Un texto d’Ali. Encore. Même si je n’ai toujours pas répondu à ses deux précédents messages.
— S’il te plaît, ne me parle pas comme ça.
— Comme quoi ?
— Sur ce ton.
— De quel ton tu parles ?
Ses épaules se crispent, et je sais qu’elle est prête à descendre pour en parler à papa, lui raconter que je me suis montrée impolie et irrespectueuse. Il déclarera en soupirant que je le déçois. Il ne m’écoutera pas, quoi que je lui dise, quels que soient mes efforts pour essayer de lui expliquer. « Il n’y a pas de “versions”, affirmera-t-il. Je te prie de traiter ta mère avec plus de respect. » Il n’existe qu’une version des faits, et ce n’est jamais la mienne.

— Désolée, maman.
Elle marque une pause.
— Prends ces vitamines et rejoins-nous pour le petit déjeuner. Papa veut te voir avant d’aller travailler.
À la porte, elle pivote pour examiner mon corps de bas en haut, puis son regard s’attarde sur mon visage. Et je sais exactement ce qu’elle va me dire.
— Tu es ravissante ce matin, Emmie. Comme d’habitude.

La porte se ferme derrière elle et l’air de ma chambre tourne au bouillon. J’y patauge, je vais relever ma fenêtre à guillotine, en quête d’apaisement, et je sens l’acidité du sel marin dans la brise. Six autres maisons jalonnent la courbe de la baie comme un os à souhait, toutes peintes en jaune canari, avec des encadrements de fenêtres et des portes noires ; des petites citadines fonctionnelles bordent les allées goudronnées et luisantes, des Toyota, des Volvo et des Honda noires ou gris métallisé, des couleurs qui n’attirent pas trop l’attention. Nina Kelleher, deux numéros plus loin, rameute ses filles, Lily et Ava, à l’arrière de son break, un toast entre les dents tandis qu’elle claque la porte derrière Lily, en faisant signe à Helen O’Shea qui est à genoux dans la voie d’à côté, en train de rattacher les lacets de son fils. « Seigneur, cet endroit est dans un état… », avait dit Jamie l’année dernière, alors qu’on passait en voiture devant des logements sociaux à la périphérie de Ballinatoom ; des maisons bien nettes et entassées les unes sur les autres, des jardinières de fleurs soigneusement entretenues sur les bords de fenêtres, des bandes de morveux qui jouent aux gendarmes et aux voleurs dans la petite tache de verdure au centre du lotissement. Maggie venait juste d’avoir son permis de conduire, et nous nous étions empilées toutes les quatre dans la Volvo de ses parents, grisées par cette sensation de liberté, de pouvoir aller n’importe où et faire ce que nous voulions, même si nous ne nous sommes jamais aventurées beaucoup plus loin que Kilgavan. Nous avons roulé dans Ballinatoom, pris le rond-point pour remonter Main Street, passer l’église, à gauche au garage en bordure de la ville, puis terrain de jeux, rocade, et nous étions de retour au rond-point. Nous avons tourné, encore et encore, en mangeant des bonbons à un penny et en guettant les garçons que nous connaissions dans les autres voitures. Maggie a insisté pour que nous baissions le volume de la musique quand nous sommes passées devant le funérarium d’O’Brien, devant lequel une petite file de gens attendaient pour présenter leurs condoléances. « C’est tellement jaune, a déclaré Jamie en regardant la zone s’éloigner par la lunette arrière. Est-ce qu’il existe une loi indiquant que tous les logements sociaux de ce pays doivent être peints en jaune pétant ? » Du coin de l’œil, j’apercevais Ali, assise à côté d’elle sur la banquette, qui lui donnait des coups de coude en secouant la tête vers moi. « Tiens, j’ai dit en me retournant pour tendre l’iPod à Jamie. Choisis autre chose, j’en ai marre de cette playlist. » J’ai alors entendu Ali soupirer de soulagement qu’il n’y ait pas eu de dispute, pas cette fois.
Jamie ne dirait pas ça maintenant. Aujourd’hui, elle serait heureuse de vivre dans notre lotissement.

— Putain, Mags ! dis-je quand j’ouvre la portière passager en déblayant le siège de deux paquets de chips vides, une balle de hockey, son protège-dents, un stylo rouge qui fuit, et une vingtaine de feuilles de papier roulées en boules.
— Désolée.
— Tu dis ça tous les matins. Et pourtant, c’est toujours pareil. (Je sors un livre de mon sac pour m’asseoir dessus afin de protéger ma jupe de l’encre.) On cuit là-dedans. Est-ce que toutes les vitres sont ouvertes ?

— Oui, répond Jamie à l’arrière. C’est tellement dommage que tu ne puisses plus utiliser la Volvo, Mags. Elle a l’air conditionné, non ?
— J’ai apporté des muffins de ma mère, dis-je.
Je n’ai pas envie de parler de la Volvo. Je plonge la main dans le paquet et en tends un à Maggie.
— Ils sont encore chauds. Seigneur, ta mère est incroyable ! déclare-t-elle en conduisant d’une main tout en prenant une bouchée.
— Ouais, dis-je en regardant par la fenêtre. C’est la meilleure.

Je me retourne pour présenter le sac à Ali et Jamie. Ali repousse ses extensions blondes de son visage.
— Non, je ne devrais pas, dit-elle en prenant une gorgée de café de sa tasse de voyage Nespresso. Maman nous a inscrites à cette espèce de challenge de régime paléo. (Elle se mord la lèvre.) Emma ?
— Ouais ?
— Est-ce que tout va bien ?
— Comment ça ?
— Tu n’as pas répondu à mes derniers textos. Je me demandais juste si tu m’en voulais pour un truc ou quoi.

« Elle porte beaucoup trop d’eye-liner, et une glu noire forme des croûtes au coin de ses yeux. Il y a quelques mois, son père lui a acheté une mallette de maquillage MAC, comme celle qu’aurait une professionnelle, remplie à ras bord de cosmétiques et de pinceaux. « Juste comme ça », nous avait expliqué Ali en haussant les épaules. Maggie avait couiné d’excitation, en attrapant un eye-liner liquide pour l’essayer sur Jamie. « Cool, avais-je dit en resserrant les doigts sur un fond de teint dont je rêvais depuis des siècles, mais que maman jugeait trop cher. Même si je trouve toujours que les filles MAC ressemblent à des travelos. »

— Putain, Ali, dis-je dans un soupir. Calme-toi, OK ?
Je tends les muffins à Jamie. Elle ne percute pas, alors j’agite le sac vers elle.
— Allô. La Terre à Jamie.
Elle hésite, pose le regard sur les gâteaux, puis de nouveau sur moi. Elle en sort un et prend une énorme bouchée, avalant presque tout d’un coup.

— Doucement, dis-je. Même Maggie n’a pas englouti le sien aussi vite.
— Ta gueule ! me lance celle-ci. J’ai attaqué ma journée avec deux heures de natation à 6 heures du matin. Je crois que je peux m’enfiler un muffin si ça me tente.
— Je ne sais pas comment tu fais pour être debout aussi tôt. Je me suis levée, genre, dix minutes avant que tu arrives. La lose.
Jamie froisse la caissette de papier dans sa main.
— J’étais réveillée plus tôt que ça, Mags, dit-elle. Je devais réviser pour l’interro d’aujourd’hui en littérature.
— Oh merde ! J’ai complètement oublié ça. Putain, je suis mal…
— Est-ce que tu n’avais pas aussi oublié de bosser en physique la semaine dernière ? demande Jamie, l’air sceptique. Quelle coïncidence.

J’ai eu 78 % à cette évaluation. M. O’Flynn a déposé le livret sur ma table avec un clin d’œil en murmurant « Bravo ». Je l’ai laissé là pour que tout le monde le voie. « Et enfin, en première position, a-t-il poursuivi, félicitations, Jamie. » Elle a pris le document qu’il lui tendait, sur lequel était tracé au marqueur rouge un magistral 93 %. Elle l’a fourré dans son sac sans ciller. J’ai regardé une fois encore mon éval, et c’était comme si ma note décollait de la feuille, s’élevant vers moi pour aller me cramer les yeux jusqu’à y être inscrite. J’ai eu envie d’en faire des confettis.

« Bien joué, Jamie. (Je lui ai souri, au cas où quelqu’un aurait pensé que j’étais jalouse.) Seigneur, maintenant je regrette de ne pas avoir révisé sérieusement. »
Ali plonge la main dans le sac à dos Céline jaune que sa mère lui a acheté à Paris, pour en extirper une paire de Ray-Ban en écaille.
— Tu as de nouvelles lunettes de soleil ? demande Maggie. Qu’est-ce qui est arrivé aux Warby Parkers que ton père t’a offertes ?
— C’est bizarre, dit Ali. (Je m’oblige à garder un visage figé.) Je ne les trouve plus.
— Oh non, dit Maggie en tournant pour entrer dans le parking.
— Tu n’auras qu’à t’en acheter d’autres.
Je lui dis ça avec naturel. Je sais qu’elle a les moyens.
— Tu ne trouves ce style qu’aux States. Je te l’ai déjà dit.
— Ah ouais, je crois que je me souviens de celles-là.

Je fais pendre mon sac sur une seule épaule et commence à fouiller dedans pour trouver mon manuel d’irlandais.
— De toute façon, elles étaient un peu grandes pour ta figure, chérie.

Le lycée St Brigid’s se dresse devant nous, un bâtiment de béton gris avec des fenêtres carrées qui luisent au soleil, et une rangée de petits préfabs à côté. La salle de gym, les courts de tennis et le parking sont à l’avant ; des prairies vallonnées à l’arrière-plan, avec des vaches qui meuglent frénétiquement dès que des élèves se faufilent derrière le gymnase pour fumer. Les nonnes avaient vendu le terrain pour financer un nouveau couvent à l’autre bout de Ballinatoom ; les cinq restantes font grincer leurs os dans les couloirs de l’édifice caverneux, en attendant de mourir. Je regarde autour de moi les centaines de filles qui sortent des voitures, rouges et mal à l’aise. Les jupes plissées en laine anthracite, les vestes assorties et les chaussettes grises qui remontent jusqu’aux genoux ne sont pas adaptées à cette chaleur, mais M. Griffin, le directeur, a annoncé dans les haut-parleurs hier que « l’uniforme doit être porté dans son intégralité, mesdemoiselles, quelles que soient les conditions climatiques. Aucune exception à la règle ne sera tolérée ».

Toutes les lycéennes marchent vers l’entrée ; elles rient, se tiennent par le bras, fourragent dans leurs sacs à dos et s’interpellent bruyamment. J’adresse un signe de tête aux filles qui passent et m’appellent, me disent bonjour, me demandent où j’ai chopé mes lunettes de soleil, ou quel gloss je porte, ou comment je le sens pour l’exam d’aujourd’hui en irlandais. Je souris en leur répondant : « Merci, tu es trop mignonne », je distribue des compliments en retour. Je les imagine chuchoter pour elles-mêmes, une fois que je suis trop loin pour les entendre, que je suis si sympa, authentique, que je semble toujours avoir du temps pour tout le monde, et que c’est fascinant que je puisse encore avoir autant les pieds sur terre avec le physique que j’ai.

Au moment où la dernière sonnerie retentit, je suis épuisée. Je dois sourire, être gentille et avoir l’air de me soucier des problèmes des autres, sinon on me traitera de connasse. Les gens ne comprennent pas à quel point il est épuisant de jouer cette comédie toute la journée.

Ali : T’es où là ?
Ali : T’as eu mon dernier SMS, chérie ? Pas sûre qu’il soit arrivé.
Ali : Slt, juste pour vérifier que t’as bien eu mes deux derniers SMS. Je vous rejoins où après les cours ? J’attends devant les salles d’éco dom.

— Hey. Est-ce que tu as reçu mes messages ? demande Ali.
Elle est allongée sur le béton, près de la Fiesta, sa veste lui sert de couverture, elle a retroussé sa jupe et ouvert sa chemise pour s’exposer au soleil autant que possible.
— Non. (Je consulte l’heure sur mon portable, la main en visière pour regarder vers le lycée.) Putain, où est-ce que j’ai foutu ma crème solaire ? Je vais commencer à griller si je ne remets pas la main dessus.
— Merde. Je n’en ai pas apporté. Je suis tellement désolée. J’aurais dû y penser.
— Tu sais à quel point j’ai la peau fragile, dis-je en tenant ma veste par-dessus ma tête comme un bouclier. Et rappelle-toi ce que Karen a dit sur les dégâts du soleil, et ces UV qui…
— Ouais, si je voulais un sermon de ma mère, je lui demanderais moi-même.
— Emma ! (Je grimace en entendant ce couinement.) Salut !

— Salut, Chloe.
Il s’agit de Chloe Hegarty. Les cheveux encadrant son visage forment une auréole de frisottis, et des boutons bourgeonnent tout autour de sa mâchoire et sur son menton. À y regarder de plus près, on distingue même une plaque d’acné formant une croûte avec du pus jaunâtre. Si seulement elle allait voir un dermato… Je me détourne en feignant d’avoir quelque chose à prendre dans mon sac.
— Aïe, lance Ali tandis que Chloe s’éclipse.
— Peu importe. Oh, les voilà, j’ai bien cru qu’elles n’allaient jamais arriver.
Je vois les filles sortir du préfab le plus proche du gymnase. Maggie est déjà absorbée par son iPhone, ses doigts pianotent frénétiquement. Jamie la suit d’un pas traînant. Je leur lance :
— Magnez-vous !
— Désolée, dit Maggie quand elle arrive à notre hauteur.

Sa veste est enroulée autour des bretelles de son sac et elle cherche ses clés en dessous sans relever le nez de son portable. Il bipe une deuxième fois, et elle laisse tomber la sacoche par terre, son expression s’adoucissant tandis qu’elle lit le nouveau message.
— Mags, dis-je. Je suis en train de cramer, bordel. Est-ce que tu pourrais au moins commencer par ouvrir la portière ?
— Désolée, répète-t-elle. Eli dit qu’il sera au parc à 17 heures avec les mecs, si on veut le rejoindre là-bas.
Elle pose le téléphone sur le capot de la voiture, ainsi que le sac pour fouiller dedans. Elle en sort trois cahiers en lambeaux, des vieux mouchoirs, un foulard à imprimé léopard, un iPod, des Tic Tac, une lunch box qui fuit et un bloc de papier A4.
— Les clés sont forcément quelque part par là, marmonne-t-elle en utilisant l’un des mouchoirs pour nettoyer le résidu graisseux de son sandwich au thon sur ses doigts. Attendez ! Les voilà.
Elle ouvre d’abord de son côté et recule d’un pas, comme giflée par une bouffée d’air chaud. Elle grimpe dans la voiture et ouvre les autres portières de l’intérieur.

— Putain, souffle Jamie quand nous entrons à notre tour en moulinant pour baisser toutes les vitres. Quand est-ce que tu auras ta nouvelle voiture, déjà ?
— Dans trois mois, pour mon anniversaire !
Ali dégaine son iPhone et fait défiler les photos. Elle brandit celle d’une Mini Cooper bleu ciel flambant neuve, et Jamie et Maggie partagent son enthousiasme à grand renfort d’exclamations.
— J’ai l’impression de voir des Mini Cooper partout ces temps-ci, m’entends-je déclarer. C’est la voiture à la mode…

La main d’Ali retombe sur ses genoux, la photo toujours affichée sur son iPhone.
— Ralentis, dis-je à Maggie tandis que nous parcourons l’étroite route principale de Ballinatoom, avec ses bâtiments colorés comme des quilles de chaque côté, ses boucheries, épiceries et pubs tout entassés.
Un groupe de garçons de St Michael’s discutent sur le trottoir, sans prêter attention à un vieil homme qui tente de se frayer un chemin entre eux avec sa canne. Ils portent leurs pulls à col en V bleu marine noués autour de la taille, exposant des bras brûlés par le soleil, des auréoles de transpiration sur des chemises blanches déboutonnées, et des cravates rayées bleu et jaune, dénouées, qui pendent librement autour de leur cou. Ils ont des sachets de bonbons en vrac et des canettes de Coca. Une grande banderole accrochée entre deux immeubles annonce en noir et or un festival de musique western et country. C’est la même chose tous les ans, des centaines de fans d’âge moyen qui arrivent des quatre coins du pays à Ballinatoom affublés de santiags et de stetsons, en fredonnant des chansons de Nathan Carter dans leur barbe. « N’est-ce pas une chance pour vous d’habiter ici ? », nous demandent-ils en humant l’air de la campagne. Pourquoi ? ai-je envie de répliquer. Pourquoi avons-nous de la chance d’habiter ici ? Mais je sais pertinemment ce qu’ils me répondraient. « C’est tellement beau. Il règne un tel sens de la communauté. Les gens veillent les uns sur les autres. » Ils ont probablement raison en un sens.
En quelques minutes, nous sommes à Connolly Gardens. Il y a un carré d’herbe autour duquel un petit chemin bétonné dessine une boucle, et une fontaine en marbre au milieu. Le square est encerclé par une rangée incurvée de vastes demeures géorgiennes, toutes peintes dans des tons pastel. Nous nous garons devant celle de Maggie, bleu pâle, avec des encadrements de fenêtres couleur crème, une porte assortie et une tête de lion noir en fonte en guise de heurtoir.

— Vous ne voulez pas entrer ? demande Maggie au moment où elle pousse la porte et que seule Jamie la suit.
Ali me regarde furtivement, et attend jusqu’à ce que je secoue la tête pour répondre :
— Non, ça va aller, Mags. Je vais attendre ici avec Em.
— Pensez à prendre de la crème solaire, les filles.
Je ne veux pas être obligée de parler à la mère de Maggie. La dernière fois que je suis passée, elle a disparu dans son « espace client » pour chercher « un livre qui, je pense, va vraiment te parler, Emma ». Hannah avait causé de sacrés remous quand les Bennett ont quitté North Cork pour emménager ici il y a cinq ans. Elle était enceinte jusqu’aux yeux de la petite sœur de Maggie, Alice Eve, le ventre bombé sous des tee-shirts moulants, et ne semblait pas se préoccuper des tss-tss des vieilles dames qui détournaient les yeux quand elles apercevaient un bout de son bide. Tout le monde chuchotait au sujet des nouveaux venus, de la mère qui était « thérapeute par le jeu, quoi que cela signifie », du père qui était « comptable, et doit bien gagner sa vie, s’ils peuvent se permettre d’acheter cette maison — vous auriez dû voir le prix », et de l’autre fille qui avait dans les douze, treize ans, et était très jolie. J’avais été inquiète d’entendre ça, jusqu’à ce que je voie Maggie et que je me rende compte que oui, elle était jolie. Mais pas plus que moi. « On m’a dit que la femme était très séduisante, a dit maman à papa, le soir où ils sont arrivés, en lui passant le plat de purée au dîner. Et je trouve vraiment courageux de sa part d’assumer ses cheveux gris aussi jeune. »

— Prêtes ? demande Maggie en rouvrant la porte d’entrée.
— Oh, tu es trop cool comme ça ! s’exclame Ali.
Maggie porte sa chemise à carreaux XXL achetée dans une boutique de charité comme si c’était une robe, avec ses Dr. Martens argentées. Ses boucles sont maintenues en arrière par un foulard en cachemire enroulé deux fois autour de sa tête et attaché au sommet dans un nœud surdimensionné, presque de la taille de son crâne, et elle a d’innombrables bagues en argent aux doigts.
— Bordel ! On dirait que tu es amish ou un truc du genre.
Maggie se regarde dans le miroir ovale accroché au-dessus de la petite table aux pieds tout maigres. Je déteste ce miroir débile, sur lequel est gravé en cursive métallique Votre beauté est intérieure. J’ai toujours eu envie de rayer cette inscription.
— Mortel ! lâche-t-elle joyeusement. J’adore le look amish.

Connolly Gardens est tranquille à ce moment de la journée. Il y a trois femmes assises sur un banc de l’autre côté de la pelouse, toutes vêtues de leggings noirs en lycra, de débardeurs moulants et de Birkenstock, avec à leurs pieds des tapis de yoga enroulés et des sacs kraft de chez Health Hut. Une autre en pantacourt treillis et tee-shirt ample pourchasse deux petits gamins, en brandissant de la crème solaire et des chapeaux à larges bords ; d’autres enfants plus âgés en fringues de baignade courent autour de la fontaine, pieds nus et hurlants.
— Eh, le canon.

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