Parole de traductrice — Florence Moreau

Elodie Baslé
Stéphane Marsan Éditeur
5 min readMay 29, 2018

Après des études de lettres et de langues, je suis entrée à l’ISIT, d’emblée plus intéressée par la traduction que l’interprétation, la traduction supposant en effet un corps à corps avec le texte qui correspondait davantage à mes envies que l’interprétation, où l’on est plus dans la spontanéité et où l’on ne peut revenir en arrière.

Après des débuts dans le domaine de la traduction technique, je me suis orientée vers la traduction pour l’édition et si les premiers textes sur lesquels j’ai travaillé relevaient plus de produits que de création littéraire, mon travail de restitution s’avéra tout de suite enthousiasmant car, indépendamment du contenu, j’ai appris à modeler la forme, développer des techniques de traduction, ce qui fut très formateur.

Je me suis longtemps délectée des romans d’Alexandre Dumas pour leur côté feuilletonesque et leur style savoureux, la métaphore inattendue au détour d’une phrase et, à l’autre bout du spectre, de Proust, pour les digressions et méandres délectables vers lesquels il nous entraîne, et qui en somme sont autant de rebondissements psychologiques, intellectuels, émotionnels qui tiennent en haleine sur la durée. La littérature russe, avec notamment Tolstoï et Tchekhov, ainsi que les écrivains japonais, comme Tanizaki, Kawabata ou Inoué, a également beaucoup compté.

Toutefois, c’est la littérature anglo-saxonne, pour son sens du récit et ses explorations de la technique narrative, qui m’accompagne au quotidien, qu’il s’agisse de Virginia Woolf ou de Russel Banks, pour ne citer qu’eux.

Mais ma préférence aujourd’hui va vers la littérature balayée par le vent du monde, de préférence anglophone et métissée, telles les plumes de Chimamanda Ngozi Adichie, Dinaw Mengestu ou encore Louise Erdrich qui nous livrent des récits aux visions plus élargies, entre plusieurs cultures ou continents, nous entraînent dans des voyages contrastés forcément enrichissants.

Je rêverais par exemple de traduire l’auteure australienne Kate Kennedy, qui allie dépaysements intérieurs et extérieurs, notamment dans The World Beneath.

À mon sens, le traducteur doit avant tout écouter le souffle du texte. Les langues n’étant pas « des sacs à mots » pour reprendre Saussure, il ne s’agit pas forcément de rendre un mot de la langue source par celui de la langue cible tel qu’il peut figurer dans le dictionnaire, mais de restituer l’esprit de la version originale.

Ainsi l’anglais dispose-t-il d’une infinité de verbes très précis pour les déplacements et vouloir traduire fidèlement cette précision entraîne selon moi une lourdeur à l’arrivée. En revanche, il n’a aucun complexe avec la répétition, là où le français sera bien plus pudibond : il s’agira alors de jongler avec les synonymes en français pour ne pas avoir quatre fois le même terme dans quatre phrases consécutives.

Par conséquent, ce qui est perdu d’un côté sera compensé d’une autre façon, la traduction devenant un jeu d’équilibre en somme, qui permet de rendre justice au texte source et d’obtenir un texte fluide en français, sans pour autant aseptiser ce premier ni le style de l’auteur.

Au sujet des Immortalistes de Chloé Benjamin

Les Immortalistesm’a tout de suite convaincue car, outre son thème principal sur ce qui détermine nos vies — sommes-nous juste des êtres livrés au hasard, choisissons-nous notre vie, pouvons-nous échapper à l’atavisme ? — j’y ai retrouvé l’Amérique telle qu’elle peut nous faire fantasmer de ce côté-ci de l’Atlantique.

L’aspect épopée nous embarque d’emblée pour un long voyage, avec une famille attachante et haute en couleurs qui incarne à la fois le melting-pot américain et cette terre de tous les possibles et de toutes les déceptions aussi.

C’est un roman à la fois très documenté, à la thématique originale et au style bien personnel, qui nous entraîne dans des univers fort contrastés, à commencer par celui des gays californiens à la fin des années 1970, sorte de chant du cygne avec l’apparition du sida, incarné par le beau Simon, danseur au destin aussi tragique que dense, jusqu’à l’Amérique actuelle à la pointe de la recherche, qui mènera aussi le personnage de Varya, chercheuse, au bout d’elle-même, la plaçant face à ses propres contradictions ; sans oublier Daniel, qui par son métier de médecin militaire nous plonge dans les affres de l’Amérique post 11 septembre 2001, et enfin Klara, la magicienne que l’on suivra à Las Vegas où elle rencontrera son destin.

Ce personnage est celui auquel je me suis le plus attachée alors qu’à priori la magie et Las Vegas sont très éloignées de ma sensibilité. Or, Chloé Benjamin nous mène loin du toc et du strass, et rend ses lettres de noblesse à la magie, tout d’abord parce qu’elle la replace dans son contexte historique, en décrit les personnages illustres, et nous montre en quoi la magie est une façon pour Klara de transcender la réalité, le passé et l’avenir. C’est au départ un personnage fantasque qui va peu à peu prendre une ampleur littéraire grâce à ses tâtonnements, ses fêlures (notamment la mort de son frère et de son père), son étrangeté à toute forme de convention et le fait qu’elle développe une sorte de métaphysique autour de la magie, qui va la conduire à un jusqu’au-boutisme déchirant, puisque malgré sa petite fille et son compagnon, elle fait le pari de la mort comme un pont entre l’ici et l’au-delà… Avec elle, nous découvrons aussi le revers du rêve américain, les mobile home sur des campings sordides à quinze minutes des paillettes de Las Vegas, l’alcoolisme, la misère. Nous croisons aussi deux beaux personnages. D’une part, son compagnon d’origine indienne qui a connu les bidonvilles et qui, lui, va réellement incarner le rêve américain puisqu’il acceptera les règles du jeu et deviendra un magicien star et très fortuné, sans être dupe et en restant intègre, préférant juste être le loup plutôt que l’agneau. D’autre part leur fille, qui après la mort de sa mère travaillera avec son père, vivra une adolescence dans l’opulence la plus totale mais, loin de se comporter en enfant gâtée, ira à l’encontre de la logique de son destin, et fera un pied de nez à ce fameux concept en devenant une jeune adulte à l’esprit constructeur et positif, choisira d’embrasser la médecine au lieu de prendre la relève de son père, et sera au fond l’élément réconciliateur de la famille Gold.

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