«Être présent» à l’Ère de l’Informatique de la Subjectivité

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Lorsque je songe à ces univers issus de la littérature, du cinéma, du jeu vidéo ou de toute autre forme d’art impliquant la représentation d’un monde, je m’abstiens habituellement de décrire mon expérience comme étant immersive. Au fil du temps, j’en suis venu à constater que, bien souvent, le concept d’immersion est utilisé de façon si vague qu’il en perd son sens. Plus spécifiquement, dans les médias interactifs et les contextes de divertissement, la qualité d’une oeuvre dite immersive est souvent évaluée selon son efficacité à imposer son univers par un bombardement des sens, plutôt que son habileté à se laisser simplement habiter. Ceci dit, si nous abordons la question sous un autre angle, le concept d’immersion en soi peut mener à des idées plus qu’intéressantes. Par exemple, le domaine de l’informatique immersive nous permet d’explorer et de questionner la façon dont les ordinateurs peuvent traiter la subjectivité.

En ce sens, en observant simplement les avancements dans les domaines de l’IA et de l’informatique immersive, le paradigme semble évoluer et passer de technique à existentiel. Nous en sommes donc à nous demander: que signifie notre propre perception du réel à travers une machine? Et, à l’inverse, quel est le sens d’une réalité perçue par une machine?

Nous qualifions également l’informatique d’immersive, comme si elle ne l’était pas déjà. En réalité, l’informatique est immersive de nature; non pas par sa capacité à créer des mondes «virtuels», mais plutôt par sa nature systémique et ubiquitaire. L’une de ses fonctions essentielles a toujours été qu’elle s’intègre dans nos milieux de vie de façon totalement harmonieuse; se fondant naturellement dans la vie quotidienne, telle la surface miroitante d’une fenêtre reflétant ce qui l’entoure.

De même, nous parlons de réalité virtuelle comme si la réalité n’était pas déjà de nature virtuelle. Nous savons pourtant que le concept de virtuel ne s’oppose pas au réel et concerne plutôt ce qui existe en puissance, c’est-à-dire la potentialité d’un objet ou d’un être à changer d’état, ou plus spécifiquement, l’opposé de son état actuel; la physicalité de cette même entité. Gilles Deleuze suggère que «l’arbre est virtuellement présent dans la graine»¹, comme si l’arbre physiquement absent était présent en puissance telle une idée, tel un projet.

Un paradigme «orienté sujet» pour des espaces computationnels

Dr. Fox Harell décrit l’informatique subjective comme étant «une approche à la conception et la compréhension des systèmes informatiques servant des buts improvisationnels, culturels et critiques, se manifestant habituellement dans les arts.»² Alors que la notion d’immersion est mon point de départ, j’aborderai plutôt la dimension de la subjectivité comme une façon d’exprimer la nature ambiguë et singulière des espaces computationnels habités par l’humain³.

En ce sens, si l’informatique immersive s’articule autour des notions d’espace, d’expérience sensorielle, de personnification et d’interfaces corporelles, il pourrait être intéressant d’envisager des modes d’interaction en réalité virtuelle, augmentée et mixte basés sur des approches multimodales et intermodales impliquant la relation entre le sujet, la perception et le contexte; où essentiellement, la perception que le sujet a de son environnement détermine les potentielles interactions. En d’autres mots, l’environnement altère la perception, et la perception altère l’environnement.

Dans cette perspective, de telles approches nous permettraient de mieux comprendre la dimension subjective des relations entre l’humain et les systèmes numériques. Je crois donc que le concept d’immersion, dans ce contexte, nous permet d’aborder le numérique non seulement comme un ensemble de systèmes au moyen desquels nous consommons l’information, mais aussi à travers lesquels nous existons en «présence» et en «absence».

Alors que la nature subjective des rapports que nous entretenons avec ces espaces numériques les rendent aussi ambigus qu’imprévisibles, il est possible d’envisager ces environnements computationnels comme des espaces en perpétuel changement, ayant le potentiel de refléter, pour le meilleur comme pour le pire, la singularité de chaque individu.

Pour l’instant, les interfaces immersives font changement des écrans tactiles et des interfaces filtrées auxquels nous nous sommes habitués au quotidien. Basés sur la technologie haptique, le contrôle vocal, la vision artificielle et bien plus, ces espaces de représentation où le corps est l’interface prétendent optimiser nos interactions de la façon la plus naturelle qui soit, sans cassure. Ces systèmes répondent au langage humain, au mouvement physique, au comportement psychologique et au contexte; ils s’adaptent à nos environnements pour devenir à la fois des espaces habitables et des espaces qui nous habitent.

Paradoxalement, comme pour tout système: plus ils sont intégrés, et moins de contrôle nous détenons sur eux. Ainsi, une technologie dite “invisible” n’est pas pour autant transparente. De façon générale, de telles technologies ont plutôt tendance à être opaques, closes et invasives.

Maintenant, en observant la façon dont les dispositifs informatiques s’intègrent au corps pour progressivement se rapprocher de l’esprit (ordinateurs de bureau => portables => montres => casques => ???), il importe de questionner le degré d’invasivité qu’ils impliquent, ainsi que leur impact sur nous. Je réfère ici non seulement aux enjeux liés à la vie privée, mais également à la capacité de ces systèmes à filtrer la perception, et ainsi à altérer, de manière artificielle, notre rapport au réel.

Le réel est conflictuel

Lorsqu’il s’agit de créer des interfaces immersives, les tâches de conception et de développement sont abordées de façon peu conventionnelle. Plus spécifiquement, la linéarité et la prédictibilité offertes par le design d’interface traditionnel ne semblent plus appropriées. Les éléments métaphoriques abstraits utilisés comme raccourcis pendant toutes ces années perdent de leur efficacité lorsque les méthodes d’interaction deviennent presque entièrement incarnées. En d’autres mots, les concepts abstraits auxquels nous avons donné un sens puis représentés visuellement, via des icônes de calendrier ou une catégorisation par couleur, par exemple, ne suffisent plus à combler les besoins des interfaces multimodales dans ce nouveau contexte. Les espaces immersifs requièrent des interactions tangibles et bien réelles, évoquant des réponses émotives authentiques et véritables.

Cependant, cette approche multisensorielle centrée sur le corps est aussi physiquement plus exigeante et contredit la maxime du Seiryoku Zenyo ou, comme Bruce Lee l’a si bien dit, «un effet maximal pour un effort minimal.»

Nous avons toujours interagi avec les ordinateurs, ces systèmes d’écriture, par le biais du langage: avec des mots, des images, des nombres et des métaphores, comme nous le faisons entre nous quotidiennement. Nos cerveaux sont «conçus pour le langage»⁴; les métaphores, quant à elles, ne sont pas que de simples raccourcis que l’on peut soudainement rendre désuets. Elles constituent plutôt une façon particulièrement efficace de communiquer une idée.

Alors que j’écris ce texte, chaque touche que je tape détient le potentiel de déclencher une réaction émotive puissante. Un simple tapement du doigt peut déclencher n’importe quelle opération informatique. Toutefois, il n’y a aucun rapport analogique entre la touche tapée et les calculs effectués par l’ordinateur. Lorsqu’il s’agit de design immersif, nous devons inventer de nouvelles façons de construire un lien tangible entre le monde virtuel (simulé) et la réalité «actuelle» (physique), en simulant les rapports analogiques concrets et incarnés entre sujets et objets. Ainsi, cet «idéal» ne peut être atteint qu’en faisant du corps humain une interface multimodale.

Image de Videodrome (1983) par David Cronenberg

D’une certaine manière, les technologies issues de l’informatique immersive nous permettent de faire d’une «hallucination» une expérience physique. Ainsi, en exploitant, au moyen de la technique, cette propension du cerveau à nous tromper, on fabrique des illusions qui nous apparaissent bien réelles. Au-delà de la question de la crédibilité de ces illusions, ce qu’on peut en retirer est que notre expérience du réel naît d’un état conflictuel entre l’esprit et la matière. Cette idée ancienne qui se trouve au croisement des sciences cognitives, de la psychologie, de la philosophie et de l’art est réactualisée à travers ces questions d’immersion et de subjectivité, parce qu’elles explorent, au moyen de l’informatique, ce rapport tendu entre l’esprit et le corps.⁵ Ce même rapport s’exprime d’ailleurs dans la fusion entre robotique et intelligence artificielle, où un logiciel complexe essaie tant bien que mal d’habiter son corps de silicium.

Affordance

Pour mieux prévoir les interactions humain-machine au moyen des interfaces spatiales et immersives, les designers et les développeurs doivent, plus que jamais, garder à l’esprit le concept d’affordance.

Dans le domaine du design d’interaction, ce terme est fréquemment utilisé pour décrire «une situation où les caractéristiques sensorielles d’un objet laissent entendre sa fonctionnalité et son usage de façon intuitive»⁶. Dans un contexte de réalité virtuelle ou augmentée, des indices sensoriels sont donc utilisés pour mettre l’affordance en évidence ce qui, ultimement, permet d’indiquer les interactions possibles et de clarifier le moment où ces interactions devraient survenir.

Si l’affordance peut être utilisée à des fins de fonctionnalité, le concept même, dans sa forme originale, devient alors moins lié à l’accessibilité. James J. Gibson, le psychologue ayant formulé le terme en 1966, explique:

« L’affordance de l’environnement est ce qu’il offre à l’animal, ce qu’il fournit, que ce soit positif ou négatif. Le verbe de l’anglais «to afford» est retrouvé dans le dictionnaire, alors que le nom affordance n’y est pas. Je l’ai inventé. J’entends par celui-ci quelque chose qui réfère à la fois à l’environnement et à l’animal, d’une façon qu’aucun autre terme existant ne le fait. Il implique la complémentarité de l’animal et de l’environnement. »

En d’autres mots, l’affordance décrit les interactions potentielles entre un sujet et son environnement, en fonction de ses besoins mais aussi de ses intentions. Cependant, ces derniers, ainsi que l’environnement lui-même, changent constamment; et si le sujet et le contexte se transforment mutuellement de façon continuelle, la relation qui en résulte sera imprévisible et ambiguë. Par conséquent, il est impossible de prédire la totalité des interactions potentielles, et celles-ci peuvent varier d’une personne à l’autre.

Source: imgur.com

Ainsi, alors que nous évoluons peut-être d’une pensée technique et utilitaire vers une pensée expérientielle, il serait pertinent de revoir notre utilisation du concept d’«utilisateur». Admettons-le: nous ne faisons plus qu’utiliser les applications informatiques comme de simples outils. Elles font partie intégrante de notre quotidien, s’adaptent à nos comportements et forment un milieu de vie, une écologie. Pour le meilleur et pour le pire, nous cohabitons avec elles dans ce réseau technologique vaste et interconnecté. Dans cette perspective, les interfaces humain-machine ne devraient jamais être conçues dans le but de manipuler des comportements, ce qui est souvent le cas lorsque leur conception est motivée par des considérations uniquement commerciales. Il est, plus que jamais, important de trouver des approches éthiques et non-invasives où nous considérons les applications comme des espaces computationnels pouvant être responsablement construits et peuplés, plutôt que comme des boîtes applicatives fermées destinées à la consommation d’information.

En comprendre le sens

Derrière cette intention d’aborder les sciences informatiques à travers le concept de subjectivité, se trouve un projet plus général qui consiste à questionner l’essence des rapports parfois ambigus entre l’humain et ces systèmes de machine, en adoptant une perspective qui ne se limite pas aux dimensions fonctionnelles et applicatives. Cette approche tente aussi de mettre en lumière des systèmes de plus en plus intégrés, qui sont aussi habiles à se faire imperceptible qu’à filtrer la perception. Il s’agit peut-être aussi de tenter de comprendre ce qu’implique de construire, d’habiter et d’incarner ces «réalités» dites «virtuelles» et «augmentées», à travers lesquelles la présence est aussi une forme d’absence.

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Pierre-Luc Lapointe | Directeur du Design XR et de la R&D | StellarX

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  1. Maïlat Maria, « Rubrique — Le virtuel, le réel et l’actuel », Informations sociales, 3/2008 (n° 147), p. 90–91. URL : http://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2008-3-page-90.html
  2. Harrell, D.(2016–09–29). Subjective Computing and Improvisation. In The Oxford Handbook of Critical Improvisation Studies, Volume 2. : Oxford University Press. Récupéré le 21 Jan. 2018, URL: http://www.oxfordhandbooks.com/view/10.1093/oxfordhb/9780199892921.001.0001/oxfordhb-9780199892921-e-003
  3. Un espace computationnel étant un environnement imaginaire ou un endroit réel construit, habité et/ou perçu à travers les ordinateurs.
  4. Sassone Kara ( 2014–04–17). Our Brains are Hardwired for Language. Récupéré le 20 Dec. 2017, URL: http://www.northeastern.edu/cos/2014/04/iris-berent/
  5. Un projet très intéressant explorant ce sujet est The Machine to Be Another par BeAnotherLab: http://www.themachinetobeanother.org/
  6. Récupéré le 21 Jan. 2018, URL: http://www.usabilityfirst.com/glossary/affordance/
  7. Gibson, J. J. (1979). The Ecological Approach to Visual Perception. Houghton Mifflin Harcourt (HMH), Boston.

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