Pour une pensée philosophique du quotidien

Stéphanie Thrt
stephanieT
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23 min readDec 4, 2017
Heiddegger, Bégout et Macherey ont chacun milité pour une philosophie du quotidien.

Pour une philosophie du quotidien

Pierre Macherey 1 rappelle que la philosophie souhaite s’élever, « s’évader du monde d’ici-bas, se laisser happer par l’appel lumineux du ciel » et se distinguer des « gens du commun qui n’éprouvent pas ce besoin de prendre de la hauteur 2 ». L’idée de l’ascension demeure la seule valable et juste. Poursuivant son propos, le philosophe réfère à une anecdote relatée par Aristote 3 « D’Héraclite, on rapporte un mot qu’il aurait dit à des étrangers désireux de parvenir jusqu’à lui. S’approchant, ils le virent qui se chauffait à un four de boulanger. Ils s’arrêtèrent, interdits, et cela d’autant plus que, les voyant hésiter, Héraclite leur rend courage et les invite à entrer par ces mots : « Ici aussi les dieux sont présents. » ».

Heidegger commente à ce sujet : la foule venue à la rencontre d’Héraclite est déçue, elle s’attendait à le « rencontrer dans des circonstances qui, s’opposant à l’allure habituelle de la vie des hommes, portent la marque de l’exception, du rare et par suite de l’excitant 4 ». Elle s’imaginait découvrir le philosophe grec en attitude pensante, méditative, or il se tient auprès d’un four.

Macherey explique qu’ici l’idée importante aux yeux de Heiddeger est celle du séjour : philosopher et penser est une façon de séjourner dans le monde. Quel est ce séjour et quelle en est sa géographie ? Il nécessite un espace déterminé, un habitat, un foyer, représenté avec Héraclite par le four.

Et si « Ici aussi, les dieux sont présents. », ils sont présents ici seulement en quelques occasions. Le foyer est un lieu de passage, pour côtoyer le monde terrestre, mais où ils ne demeurent pas, par crainte d’être alpagués par la communauté ou les a aires de l’ici-bas.
Heidegger remarque que si Héraclite demeure auprès du four, il ne se met toutefois pas à la tâche de la boulangerie ou autre, mais se laisse aller à sa pensée tout en béné ciant de la chaleur amicale du feu. Par le séjour, le penseur s’oblige à côtoyer le monde, il pratique une culture de la familiarité, mais se contente par là uniquement d’interpréter le monde, sans y participer. Macherey se pose la question de la validité de cette démarche et en quoi être uniquement présent dans le monde d’en bas tout en en étant le passif n’est il pas plus gênant que d’observer ce bas monde depuis celui d’en haut. Le reproche est lancé aussi bien à Héraclite qu’à Heiddeger, dénonçant nalement une sorte de snobisme. Comment peut on vraiment penser le monde d’ici bas sans l’éprouver — pourrait être la question ?

Dans le même ordre d’idées, Bégout 5 regrette que la philosophie ait mis de coté l’étude du quotidien (« La philosophie post-métaphysique a montré, dans son ensemble , une certaine réticence […] à se saisir de la seule réalité qui restait à sa portée : le quotidien 6») qui est envisagé avec méfiance et défiance car il est un espace instable et mouvant 7, il contrarie la recherche de vérité et de clarté propre à la discipline. Toutefois, d’une part, la philosophie cherche à s’élever au delà de ce quotidien et le méprise, d’autre part elle cherche à le réformer et à s’inclure dedans pour gagner en importance, en popularité.
Macherey, comme Bégout, se réfère régulièrement à Hurssel. Ce dernier soumet à la philosophie sa conviction de la nécessité d’explorer la monde dans sa concrétude, dans sa réalité, monde — quotidien — vers lequel la conscience est irrémédiablement attiré.
Il s’agit, comme le dit Marx, de faire redescendre la philosophie du ciel sur la terre. Bégout explique que le quotidien soumet la philosophie, et non le contraire, car alors même que les hypothèses scientifiques et philosophiques cherchent à être validées, l’expérience ordinaire, sur laquelle ces hypothèses sont souvent inconsciemment fondées, est en mesure de le faire. Le quotidien fournit un schéma général, « il n’est nul besoin de définir ou redéfinir des situations que l’on a rencontrées tant et tant de fois 8 » ; et produit un ensemble de schèmes, de méthodes ou de principes. Le monde quotidien est donc nalement légitime, il apporte à la pensée de la « concrétude 9 », caractéristique certaine du vrai. Pour ces raisons, le quotidien nit par s’imposer comme un thème « auquel le philosophe est condamné à s’intéresser 10 ».

Pour une étude du quotidien par la phénoménologie et microphénoménologie

Macherey comme Bégout se placent dans leur étude dans le registre de la phénoménologie (du grec : phainómenon, ce qui apparaît ; et lógos, étude), courant philosophique qui se concentre sur l’étude des phénomènes, de l’expérience vécue et des contenus de conscience.
Toutefois, la phénoménologie doit ici trouver la bonne place : n’être ni absolument proche du quotidien, ni trop s’en éloigner et se diriger vers l’abstraction. Le danger est donc « l’identification totale ou la distance formelle 11 » : il ne faut ni paraphraser le quotidien ni en dire des choses qui ne s’y rapportent plus.

Simmel 12 émet une théorie applicable à la vie quotidienne : puisque celle ci est un ensemble de touts et que tout tient ensemble, il convient d’extraire et d’étudier un détail pour obtenir une vision globale.« Dès lors chaque évènement quotidien, même le plus dérisoire est le miroir de l’univers » — écrit Bégout 13. Chaque détail est une traduction du sens global. Le moins dit le plus. On est là dans le micro, l’inframince.

Ainsi la méthode phénoménologique doit alors se concentrer sur le micro, et donc faire au préalable un effort de reformulation : elle doit devenir microphénoménologie. Le quotidien n’est néanmoins pas une liste de phénomènes mais un cadre à partir duquel ils naissent, une atmosphère qu’il nous faut apprendre à voir.

La koinologie, est également utilisée, analyse philosophique des phénomènes quotidiens qui s’attelle à la tâche de comprendre ce qui rend une chose quotidienne, et met en lumière les conditions psychiques et sociales, le processus implicite opère dans la quotidianisation.

Pour la reconnaissance des pères

Comme l’indique Pierre Macherey, le quotidien et la notion de séjour n’ont pas été abordés selon le seul jour de la phénoménologie. Heidegger, Bergson, Freud se sont plus ou moins directement intéressés au sujet ; Austin, Wittgenstein et Cavell ont tenté de définir une pensée du langage ordinaire, entendre le langage commun, celui que nous utilisons (celui ci se distingue du langage philosophique).

« Le monde est tout ce qui a lieu 14 » , « Le monde est la totalité des faits, non des choses 15 » sont les première propositions du Tractatus Logico-Philosophicus.
À la suite de celles-ci, se succèdent dans l’ouvrage une multitude d’autres permettant de déterminer le monde à travers le langage. Le monde est la condition du langage.

Wittgenstein place son étude dans la dimension réelle du monde contingent, avec ses propriétés matérielles et descriptibles. Le langage ordinaire est une représentation du réel, communiquée grâce aux propositions qui désignent les faits (constituant la réalité du monde) et aux noms qui désignent les objets. Ensuite, la langue est porteuse de signes et de symboles. Le langage qualifie ce qui arrive ou non, mais il n’est pas une fin en soi, il ne change pas le monde mais essaye d’en repousser ses limites. Pour Wittgenstein, les pensées sont les représentations logiques par excellence. L’usage correct du langage est celui qui consiste à exprimer les faits du monde : « A est comme ceci, B comme cela », pour que cet énoncé corresponde à la réalité, il faut que le langage ait une structure commune avec le réel : il s’agit de la logique.

Ce qui ne correspond pas à des faits, par exemple les valeurs, le beau, Dieu appartient aux registres de l’ éthique et de l’esthétique et résiderait en dehors du langage. Nous ne pouvons énoncer le beau ou Dieu, ou en tout cas ni avec logique, ni avec vérité.
Et en l’occurrence, « sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence 16 ».

Plus tard, le philosophe définit autre chose, le langage se compose des énoncés déclaratifs, mais également de phrases aux sens plus ambigus ; il est présenté comme un catalogue de jeux pour lesquels chacun possède des pièces et dé nit des règles. La valeur d’une seule pièce se donne uniquement lorsqu’elle est placée en relation avec les autres pièces : la valeur d’un mot n’a de sens que dans le cadre du jeu dans lequel il est employé. Parler et utiliser la langue fait partie d’un ensemble d’activités et d’une façon de vivre en société, appelés par Wittgenstein forme de vie. Les jeux de langage sont la passerelle entre la langue et la vie, ils peuvent être : un commandement, une description, la formation d’une hypothèse, l’invention d’ une histoire, la découverte d’une énigme, la traduction d’une langue dans une autre, l’expression d’une sensation …

Cavell développe dans la lignée de Wittgenstein la philosophie du langage ordinaire en tant que reconnaissance de la condition humaine, de notre parler (oralement) ensemble.
Il imagine l’ordinaire comme un lieu qui échappe aux hommes comme aux philosophes, un espace dont nous sommes à la fois les habitants et les étrangers. Car finalement que savons nous vraiment de l’ordinaire ?
L’ordinaire est traversé constamment par un risque de scepticisme lié au doutes concernant sa définition ; par l’ inquiétante étrangeté de l ’ordinaire. Une intersection du familier et de l’étrange existe, commune à l’anthropologie, la psychanalyse, la philosophie, elle est le lieu de l’ordinaire.
Stanley Cavell précise cette inquiétante étrangeté de l’ordinaire ou Unheimlich.
Heimlich rapporte à la maison, à la famille, à l’intimité, à une situation stable, mais également au secret, à la dissimulation voire au sacré. Un-heimlich est donc le contraire de Heimlich, il est une espèce d’état indéfini s’apparentant non pas nécessairement à la perte de l’intimité, de la famille ou à la divulgation du secret, mais à une modi cation de la modalité de ceux ci qui deviennent alors e rayants.
Freud étudie le concept en le rapprochant de la psychanalyse 17.
Selon Freud, l’inquiétante étrangeté est :

  • un phénomène angoissant mais distinct de l’angoisse. Si tout affect lié à une émotion est transformé en angoisse par le refoulement, alors dans l’état angoissant, il y a le retour du refoulé
  • un phénomène rattaché au connu, qui n’apparait à propos de choses familières, habituelles depuis longtemps, mais qui ont un caractère d’intimité, de secret

Freud examine des situations susceptibles de provoquer ce sentiment :

  • doute qu’un être en apparence animé soit vivant et qu’un objet sans vie soit animé
  • fausse reconnaissance d’un autre
  • terreur et sidération à l’écoute de certains récits
  • idée d’un double, d’un autre Moi
  • répétitions et situations semblables : retour involontaire au même point, répétition du même trajet, réapparition du même signe ou nom
  • pressentiments, superstitions
  • apparition d’un revenant, d’un spectre, manifestation de la crainte de la mort
  • sentiment de déjà vécu

Freud conclut : « L’inquiétante étrangeté surgit quand quelque chose s’o re à nous comme réel ». En résumé, l’inquiétante étrangeté est une rupture dans la rationalité rassurante de la vie quotidienne, ou comme Cavell le décrit « l’invasion d’un familier par un autre familier 18 ».

Pour une définition du quotidien

Le quotidien ne peut être saisi directement par le logos, la langue, celle ci doit prendre des chemins de traverse. Figer, ou ne serait ce que capter le quotidien en tant qu’objet philosophique est difficile, tant il est infaçonnable, informable en quelque chose de définitif ; sitôt qu’on lui attribue une forme, il en emprunte une autre. « Il ne se laisse pas saisir. 19 » Ce monde de la vie est difficilement accessible non pas parce qu’il est éloigné mais précisément parce qu’il est à notre portée, « nous avons toujours eu accès à lui 20 », il revêt tant et si bien l’évidence que nous n’y réfléchissons plus. Sa nature le rend inapte à toute conceptualisation, il tombe dans le registre de l’inqualifiable 21. Il faut donc enlever la pellicule de l’évidence 22 pour révéler la phénoménalité du quotidien.
Dépeindre et analyser un quotidien qui est à la fois fait de touts et de riens est difficile. Perec décrit cette situation « Comment parler de ces choses communes, comment les traquer plutôt que de les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent en n de ce qui est, de ce que nous sommes 23 ».
Pierre Macheray confirme : « s’engager dans la voie d’une philosophie du quotidien, c’est prendre le risque de penser l’instable, le mouvant, le ou, où ne s’opèrent que des synthèses partielles, aussitôt remises en cause, et dont les résultats ne peuvent aisément faire l’objet d’une synthèse globale 24 ». Ainsi, multiple et hétéroclite, la vie quotidienne est toutefois accessible dans l’immédiateté, le compréhensible et le régulier. Elle est nos espaces communs et connus, nos chez soi plus ou moins élargis géographiquement mais proches dans nos intimités, de nombreuses actions in mes, de diverses habitudes quotidiennes comme « la façon de faire son lit, le trajet habituel jusqu’à son lieu de travail, les conversations ordinaires au café, la manière de saluer ses voisins dans la cage d’escalier, une certaine pratique spontanément naturelle du monde 25 ».

La répétition, les habitudes, les traditions, les espaces, familiers, les trajets récurrents en font partie font partie du monde quotidien qui est là, qui est, pré-donné (Bégout emprunte le terme vorgegeben à Husserl 26), don avant même la perception, l’action, le jugement, la création. Nous naissons dans le quotidien sans aucune notion de choix, et celui ci fonde notre être au monde.

Le quotidien engloutit jusqu’aux évènements, dès lors que ceux ci basculent dans le commun. Ce qui a pu être évènement en une occurrence : rencontre d’une personne, arrivée dans une nouvelle ville, devient familier par le processus de quotidianisation, la puissance de familiarisation, nous rencontrerons plusieurs personnes, plusieurs nouvelles villes. La répétition est l’une des caractéris- tiques du quotidien.

La quotidienneté se distingue à priori du quotidien car elle suscite un jugement de valeur. Le quotidien équivaut à une réalité, des faits, la quotidienneté quant à elle exprime la façon d’être au sein de la réalité, et suggère donc une prise de position subjective. Elle désigne la façon dont le quotidien s’éprouve.

Selon Pierre Macherey 27, la vie quotidienne est également un espace de rencontre entre l’abs- trait et le concret, opposant es stéréotypes répétitifs, que leur répétition contribue justement à rendre imperceptibles, à un monde créatif comprenant de nombreuses variations et d’irrepérables changements. Cette créativité reste cependant au stade d’expérience, elle n’est pas nécessairement appréciée comme un outil de progrès.

Un espace de confrontation, sans synthèse possible, entre l’universel et le particulier sur fond d’inquiétante étrangeté.
L’universalité 28 s’associe à l’objectivant considérant les rapports entre et aux objets tandis que le particulier s’associe au subjectivant, considérant le vécu plus personnel.

Quelques éléments de définition probants ne su sent cependant pas à dé nir vraiment le quotidien. Bégout écrit « Chaque évènement habituel est beaucoup moins certain que l’apparence qu’il prend 29 » ; en effet, l’apparence, l’impression donnée par le quotidien, sa représentation en quelque sorte, se distingue de ce qu’il est en lui même. Le quotidien ne peut être placé dans une case, il est mouvant et oscille entre le certain et l’incertain, l’intimité et l’extériorité.

Vers l’élaboration d’une définition du quotidien, plusieurs difficultés :
— Peut on questionner le non questionnable ? Le quotidien agit sous le mode de l’évidence, il couvre beaucoup de choses et pourrait donc amener à un genre de philosophie universelle. Pourtant, il se fiche d’être questionné, clarifié, théorisé. Il possède une logique sous-jacente qui permet cette évidence et cette assurance.
— Il parait contradictoire de vouloir amener à la théorie le quotidien dont l’un des propres est d’être pratique.
En ce sens, le monde quotidien peut il vraiment être étudié ? Au moins pour essayer, il faut au préalable le dissocier de son contexte. Bien sur, il opère au sein d’une société, une histoire, une économie qui probablement agissent sur lui. Toutefois, la philosophie a le devoir de surpasser ce contextualisme pour analyser ce quotidien au delà de ses contenus : la juste question étant plutôt : comment ces contenus arrivent ? C’est en cela que la philosophie enrichit et se distingue des re- cherches sociologiques ou anthropologiques. « Les facteurs constitutifs d’un évènement, d’un lieu, d’une pensée » doivent être débusqués puis mis de coté 30 pour plus universellement « rerer le mécanisme subtil […] qui conduit l’espèce humaine à vivre toujours […] tous les jours […] dans la répétition des mêmes gestes […] » 31 Des principes dissimulés sous l’évidence de la quotidienneté opèrent donc.

Un quotidien dissimulé

Le quotidien s’oublie (ainsi que la quotidianisation). Il est en permanence dissimulé, inapte à la conscience de lui même ; il ne mémorise pas les démarches mentales et sociales qui ont formées la seule chose dont il se souvienne : les habitudes et les répétitions. Cette occultation du quotidien, sa part d’ombre, doit donc être brisée. Pour cela, il convient de s’extraire de ce monde, d’en devenir l’étranger, pour l’appréhender de l’extérieur.

Un quotidien multiple

Le quotidien se compose de lieux, de personnes, d’attitudes. Il procède sur le plan de la vie affective, amoureuse, politique, sociale. Convient il de faire un inventaire, tout comme Perec tenta de faire ironiquement avec Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ? 32
L
’usage de la description est intéressant mais le quotidien est si infini, que l’employer pour tenter de créer des supports à une éventuelle définition est irréalisable.

Urdoxa

Le quotidien est donc de l’ordre de l’indiscutable et de l’indiscuté. Bégout note une « confiance primitive dans le monde tel qu’il apparait […] croyance originelle », nommée par Husserlf Urdoxa 33. Elle représente l’attachement au monde quotidien, « une adhésion antiprédicative et quasi charnelle 34 » et inconsciente.

L’expérience acquerrait un statut familier et l’Urdoxa est la base de toute croyance ou jugement. C’est après l’adhésion à celle ci, et donc dans un second temps que l’Urdoxa est remise en cause. La phénoménologie admet l’absolutisme de l’ Urdoxa, con ance qui se manifeste de façon naturelle. Pourtant, il convient d’imaginer qu’il y ait quelque chose précédant l’Urdoxa.

Bourdieu s’y applique en affirmant que l’Urdoxa pourrait être le fruit d’une construction sociale, économique et politique qui a tout intérêt à se faire passer pour autre chose que ce qu’elle est. Hursell avait déjà toutefois pensé que l’Urdoxa peut contenir des zones d’ombres, d’autant qu’elle préfigure le quotidien, qui comme on l’a vu est un monde indéfini et multiple. (Comment un élé- ment clair et stable pourrait il mener à un monde aux contours ous ?)

L’Urdoxa serait donc une construction, mais elle reste pour Hurssel une vérité 35 dans l’attitude naturelle, et elle n’est contestée que lorsqu’il y a conscience. Toutefois elle est la figure d’un mythe réfléchi, autrement dit elle a été crée par une puissance instituante 36. L’Urdoxa serait supercherie. Le caractère absolu de la croyance en le monde est donc remis en cause.

Mensonges et illusions

Le monde quotidien serait ainsi mythique : il révèle la tromperie et celle ci échappe à la réflexion. La vie quotidienne recouvre le monde par l’adhésion naïve à ce qui est exposé. Il faut donc remettre à la suite de cela en cause le caractère absolu de la croyance du monde.

Dans son essence le monde est incertain. Il peut être ou ne pas être. Mais il donne le change, il fait comme si il était. L’homme ordinaire lié à ce monde l’appréhende de manière naïve, otage inconscient d’une familiarité qui liante. Pour l’homme ordinaire, la croyance pourrait être plus forte que la perception.
La quotidianisation tend à camoufler 37 cette incertitude du monde et à donner l’illusion que le monde est un environnement certain et familier, elle met tout en œuvre pour que l’homme ne s’aper- çoive pas que la réalité est une construction et qu’il considère cette réalité comme naturel, donné.

Apeiron et être au monde

Le monde global est dans une dynamique d’expansion illimitée, désignée chez Husserl par le terme apeiron (illimité, indéfini et indéterminé), ce qui suscite chez l’homme l’inquiétude. Le fait d’être « chez soi » , ancré dans un monde domestiqué et familier et en réalité une fuite du « hors de chez soi. » Ainsi, l’homme sait qu’il est au monde et n’en doute pas mais il ne s’envisage pas être capable de vivre (dans) ce monde, de le connaitre ou de le transformer. Il est étranger à un monde auquel il est par essence rattaché de manière lâche, évasive. Il renonce à la liberté permise par cette attache détendue, « non- fixité » pour s’attacher à un monde spécifique (celui du quotidien).
Il y a aussi un rapport liant le je, au monde, et aux autres. Toute chose comporte de l’inconnu et de l’imprévisible, et la certitude d’être soi dans le monde et avec les autres est remise en cause, ce qui est source d’inquiétude. L’ être au monde est simultanément à être-avec-autrui. Aucun d’entre nous n’a un accès direct et privilégié à la conscience d’autrui : « son impénétrabilité renforce le mystère du monde 38 », l’étrangeté du monde est encore plus grande.
La quotidianisation, qui a pour but de dissoudre l’insécurité originelle, doit donc également dis- soudre les doutes découlant de l’idée de vivre avec autrui.

Inquiétude

L’inquiétude originelle substituée à l’Urdoxa est repoussée par les évidences issues du monde quotidien. Elle se révèle pourtant de deux manières :
— la vie quotidienne refuse de se poser la question de la définition du monde global. Les hommes ne veulent pas se défaire de l’évidence, le monde quotidien ne veut pas laisser entrer le doute, effrayé parce qu’il pourrait découvrir.
— l’insécurité ontologique et originelle de l’être au monde peut resurgir à tout moment. Toute chose, même familiarisée peut redevenir inquiétante, si la « couche » de familiarité qui l’englobe s’amincit. « La rue où j’habite, vue autrement, possède un potentiel troublant. Des scènes inédites peuvent s’y dérouler. 39 » Le quotidien s’exprime ainsi dans les parties du monde qu’il soumet à sa familiarisation mais lorsque des choses s’effondrent et que la familiarité est ébranlée l’inquiétude resurgit. Elle est une menace constante.
Mais encore une fois, le monde quotidien arrive à amoindrir l’incertitude originelle du monde, il est une trêve, « il suspend le combat entre la familiarité et l’étrange, en scellant entre eux une connivence 40».
L’angoisse naît de l’inquiétude exacerbée et surgit lorsque la quotidianisation n’est plus assez forte ou fiable. Elle se manifeste également dans un quotidien à outrance, qui s’est gé et fermé par excès de familiarisation. Autrement dit, il est nécessaire d’avoir de l’extraordinaire, de l’étrangeté dans le monde quotidien.
Intégrer et construire autour de soi un monde familier est source de sécurité, c’est la seule solution pour apaiser l’inquiétude originelle constitutive de l’être humain.

Mais « l’homme ne porte pas avec lui dans son corps le monde auquel il est livré 41 » , monde qui lui renvoie l’image de sa propre indéfinition. La vie quotidienne n’est pas fixée, elle puise cela dans le fait de l’indétermination du monde originel. L’hésitation est le propre de l’existence.
Le monde quotidien ne se détourne pas de l’espace illimité qui le déroute en construisant à l’écart sa sphère autonome, il approche cet espace et en tire profit 42. La familiarité est la clef de la quotidianisation son principe et son résultat, le monde ne m’est familier que lorsque je le connais aussi bien que je le connais moi même 43.

L’homme quotidien peut donc être sujet à une forme d’inquiétude qui est propre au processus de domestication. Ce n’est alors par l’inquiétude originale de l’Apeiron mais celle seconde de du travail d’agencement d’un monde familier, il est parfois en proie aux doutes concernant la valeur et l’ efficacité des opérations de familiarisation 44.

Familiarisation

Un travail de familiarisation s’opère mais celui ci n’est possible seulement parce qu’il est animé par un dialogue constant entre le familier et l’étranger, l’extérieur et le l’intérieur, le sécurisant et le menaçant. Le quotidien se situe dans la tension entre ces opposés.
En réalité, l’étrangeté est intime au quotidien. Elle conflictue avec le familier, car l’un tente de soumettre l’autre, et la vie quotidienne cherche continuellement à créer un équilibre entre les deux. Néanmoins, si le quotidien n’existe pas sans l’inconnu, il ne tente pas d’éprouver celui ci ; il cherche à le domestiquer, à le faire passer dans le domaine du familier en le ritualisant par exemple. La familiarité tente de ramener à elle ce qu’il y a de singulier dans le monde. Le quotidien se cache derrière son apparence, il est tel un mensonge qui énonce la pensée des individus : nous ne sommes pas assez murs pour affronter la réalité.

Toute nouveauté met à l’épreuve le quotidien et le processus de quotidianisation continue de tenter de transformer ce nouveau en habituel, en usant de coutumes, de rites etc.
Le processus de familiarisation (intégrée au processus de quotidianisation) du monde, de soi et des autres passe par l’attachement à une réalité limité mais sécurisée. L’attachement représente la nécessité de se fixer à un mode de vie, une géographie, un groupe, une pratique. En choisissant des règles et en les faisant familières l’homme une fois encore lutte contre l’indétermination.

La familiarisation essaie de produire des formes de vie qui lui permettent de ne pas révéler le processus, la démarche. « À la fin de son parcours, elle succombe dans des formes relativement fixes du monde quotidien qui, en l’aflaiblissant, aide à son occultation nécessaire. 45 » La disparition de la force de familiarisation dans sa forme témoigne de sa réussite ; « aussi le caractère atone des formes de la vie quotidiennes (...) constitue, au regard de leur dessein secret, leur qualité la plus positive 46 ».

Pour une quotidianisation

La quotidianisation est une création à long terme de con gurations matérielles, spatio-temporelles et causales dans lesquelles les hommes entrent afin de réaliser certains buts.
La quotidianisation est un instrument primaire de la réalité, elle passe par une socialisation.

La formation du monde quotidien possède ses lois propres, et à partir de ses intérêts, elle prescrit une norme de comportement, pour l’espace, le temps et la causalité qui ne doit rien au normes sociales, religieuses ou étatiques auxquels elle peut s’allier dans le contexte d’une vie sociale. Quotidianisation et socialisation sont liées, au point qu’il est di cile dans un comportement quo- tidien de dissocier l’une de l’autre.

La quotidianisation 47 :
— aménage le monde incertain en un milieu fréquentable pas la création de croyances, de coutumes et de symboles qui organisent la réalité
— détourne l’attention de la crainte originelle, qui est invincible vers des petit soucis
— définit une sphère d’existence où les actions dans le but de conserver la vie et de s’adapter au milieu puissent s’effectuer sans risque d’échec
— créée une intériorité primordiale qui s’oppose à l’extériorité illimitée et bouillonnante.
— humanise des espaces où nous nous mettons à l’abri
— produit un monde certain sur lequel l’homme peut se reposer.
— utilise des techniques anthropologiques comme la fréquentation, l’habituation, la naturalisation, une aisance de l’esprit
— agit comme une thérapie pour lutter contre l’indé nition
Personne ne décide de quotidianiser son environnement immédiat, cela s’e ectue à un niveau d’existence infraconscient et tout le monde participe au même titre au processus de quotidianisa- tion, qui nécessite d’être fait en commun et engage alors à nouveau une sorte de mé ance origi- nelle envers les autres.
La quotidianisation est l’apaisement mais son processus n’est pas que paci cation, il comporte une certaine part de violence. Les événements perturbateurs de la familiarité sont la naissance, l’amour, la mort.

Habitude et habitus

Bégout rappelle 48, que la notion d’habitude contribue à fabrique le quotidien, en domestiquant l’étrangeté originelle. L’habituation possède « cette faculté secrète de s’acclimater à un lieu, à un contexte, à un environnement étrangers, en s’accommodant des circonstances, en les assimilant et les personnalisant ». Si l’habitude n’existait pas, le processus de familiarisation serait vain, devant recommencer à chaque fois, comme perdant la mémoire de ce qu’il a déjà familiarisé et comment. L’habitude est à la fois processus et résultat, elle « minore l’inconnu et majore le déjà vu 49 ». L’habitude se dessine dès la première fois : en effet, le processus de l’habituation naît grâce à la première occurrence. Lors de celle ci, il y a déjà une sensation, une impression, qui définissent un cadre pour les fois à venir. La définition de ce cadre constitue l’instauration originaire : Husserl la désigne celle ci par le terme Urstifung : « établir le cadre de sens général dans lequel viendront s’inscrire toutes les impressions semblables à venir 50». La première appréhension d’une chose construit un schéma d’expérience pour les fois suivantes. Husserl donne l’exemple suivant : un enfant comprenant le sens et la fonction d’une paire de ciseaux aura alors un discernement cor- rect concernant des objets analogues (sécateurs, cisailles…). Dans chaque fait, ou action, réside le souvenir d’ une sensation et une appréhension d’une première occurrence similaire. Un réseau de significations se crée.
Cependant, les occurrences comportent des nuances. Ainsi Bégout explique que la seconde fois ne peut être totalement identique à la première 51 elle comprend forcément des éléments nouveaux et singuliers, nalement la première fois préfigure un champ des possibles dont les fois suivantes viennent sans cesse redé nir les limites.
L’habitude est un principe constitutif de la quotidianisation.

L’habitus précède et détermine l’habitude.
Bourdieu livre sa version de l’habitus qu’il a construite à partir de son interprétation de l’étude d’Aristote et Husserl.
La réunion de l’ ethos — manière de percevoir le monde social et d’y agir — et de l’ hexis — éthique corporelle et posture dans le monde social — forme l’ habitus.
Selon lui, l’habitus intègre au préalable une réalité, un ordre économique, culturel, symbolique, pour ensuite l’activer inconsciemment selon les circonstances. Autrement dit, il se détermine par des conditions, des codes, des valeurs, des comportements générées par un groupe social spéci que, celui dans lequel l’individu naît et grandit, on parle de socialisation primaire, et dé nit ainsi la socialisation secondaire et les expériences ultérieures, il est l’assimilation des structures sociales. Ainsi, il offre une certaine forme de stabilité. Bourdieu écrit qu’il constitue une « loi immanente, déposée en chaque agent par la prime éducation 52 ». L’habitus pourrait être un déterminisme, il forme voir formate un patrimoine social et culturel qui s’exprime dans les pratiques quotidiennes. Il forge le statut social, est signe d’appartenance à une catégorie sociale. Il s’illustre dans le langage et les gestes. Progressivement, un ajustement se crée de façon inconsciente et spontanée, entre les contraintes (sociales ?) que connaissent les individus et leurs aspirations personnelles et l’habitus pourrait se convertir et ainsi son cadre s’élargit : il est de l’ordre du concept ouvert.

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notes

1. Philosophe et professeur, spécialiste de Spinoza et de la pensée littéraire.
2. Macherey Pierre, « Le quotidien, objet philosophique ? », Articulo — Journal of Urban Research [En ligne], 1 | 2005, En ligne depuis le 24 Octobre 2005, consulté le 01 Novembre 2015. URL : http://articulo.revues.org/871 voir Introduction (1) 3. Macherey Pierre, Ibid. voir Introduction (2) Macherey cite Aristote A 5, 645 a 17 4. Macherey Pierre, Ibid. voir Introduction (3) Macherey cite Heidegger Lettres sur l’humanisme (1947) traduction par Roger Munier, Paris, Éditions Montaigne, 1957 voir p. 141–143
5. Philosophe et écrivain, maître de conférences 6. Bégout Bruce, La découverte du quotidien (2005), Paris, Allia, Mars 2010, voir p. 12
7. Bégout Bruce, La découverte du quotidien Ibid. voir Introduction
8. Bégout Bruce, La découverte du quotidien op.cit Bégout cite Schutz Alfred L’homme qui rentre au pays in L’Étranger, tr fr. Bruce Bégout, Paris, Allia, 2003, p.47 9. Bégout Bruce, La découverte du quotidien Ibid. voir p. 34 « conserver cette dose de concrétude » 10. Ibid. voir p. 34 11. Ibid. voir p. 61
12. Bégout Bruce, La découverte du quotidien Ibid. Bégout cite Simmel Georg Philosophie de l’argent Paris, PUF, 1999, p. 16 13. Bégout Bruce, La découverte du quotidien op. cit voir p. 81 14/15. Wittgenstein Ludwig Tractatus logico-philosophicus (1921) Domont, Éditions Gallimard Collection Tel 2014 voir p. 33 16. Wittgenstein Ludwig Tractatus logico-philosophicus Ibid. voir p. 112 17. Menès Martine, « L’inquiétante étrangeté. », La lettre de l’enfance et de l’adolescence 2/2004 (n° 56) , p. 21-24 URL : www.cairn.info/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-adolescence-2004-2-page-21.htm, [En ligne] consulté le 02 Novembre 2015 18. Entretien avec Cavell Stanley, « L’ordinaire et l’inquiétant. », Rue Descartes 1/2003 (n° 39) , p. 88-98 URL : www.cairn.info/revue-rue-descartes-2003-1-page-88.htm, [En ligne] consulté le 02 Novembre 2015 - voir §35 19. Bégout Bruce, La découverte du quotidien (2005), Paris, Allia, Mars 2010. voir p. 59 Bégout cite Blanchot Maurice « La parole quotidienne » dans L’entretien in ni, Paris, Gallimard, 1969, voir p. 366 20. Bégout Bruce, La découverte du quotidien Ibid. Bégout cite Blanchot Maurice « La parole quotidienne » dans L’entretien in ni, Paris, Gallimard, 1969, voir p. 357 21. Bégout Bruce, La découverte du quotidien Ibid. Bégout cite Blanchot Maurice « La parole quotidienne » dans L’entretien in ni, Paris, Gallimard, 1969, voir p. 364 22. Bégout Bruce, La découverte du quotidien (2005), Paris, Allia, Mars 2010. voir p. 60 « débarrasser le phénomène de sa pellicule d’évidence » 23. Bégout Bruce, La découverte du quotidien Ibid. p. 38 Bégout cite Perec Georges L’Infra-ordinaire Paris, Seuil, 1989, voir p. 11 24. Macherey Pierre, « Le quotidien, objet philosophique ? », Articulo - Journal of Urban Research [En ligne], 1 | 2005, En ligne depuis le 24 Octobre 2005, consulté le 01 Novembre 2015. URL : http://articulo.revues.org/871 voir §22 25. Bégout Bruce, La découverte du quotidien (2005), Paris, Allia, Mars 2010. 26. Bégout Bruce, La découverte du quotidien (2005), Paris, Allia, Mars 2010. voir p. 41 Bégout réfère à Husserl Edmund 27. Macherey Pierre, « Le quotidien, objet philosophique ? », Articulo - Journal of Urban Research [En ligne], 1 | 2005, En ligne depuis le 24 Octobre 2005, consulté le 01 Novembre 2015. URL : http://articulo.revues.org/871 voir §23 28. Macherey Pierre, « Le quotidien, objet philosophique ? », Ibid. voir §24 29. Bégout Bruce, La découverte du quotidien op.cit voir p. 45 30.31 Bégout Bruce, La découverte du quotidien Ibid. voir p. 66–67 32. Perec Georges, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (2005), Paris, Allia, Mars 2010. voir p. 60 « débarrasser le phénomène de sa pellicule d’évidence » 33. Bégout Bruce, La découverte du quotidien op.cit voir p. 159 34. Bégout Bruce, La découverte du quotidien op.cit voir p. 160 35.36. Bégout Bruce, Ibid. voir p. 180–183 37. Bégout Bruce, Ibid. voir p. 175 38.47 Ibid. voir p. 210 à 241 48.51 Ibid. voir p. 265 à 269 52. Bourdieu Pierre (1972), Esquisse d ’une théorie de la pratique, (1972) Paris, Seuil, voir p. 272

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