Derrière l’écran : analyse visuelle et sémantique de Parasite

Stéphanie Thrt
stephanieT
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16 min readFeb 13, 2020

Parasite présente une dichotomie récurrente, à tous les territoires, à toutes les époques : celle entre les pauvres et les riches. Voici une analyse détaillée du fond et de la forme du long-métrage. Il convient de l’avoir vu avant de lire cet article, sans quoi on criera au spoiler, et puis c’est mieux pour bien comprendre.

Riche famille de Séoul, les Park disposent d’un personnel : un chauffeur et une gouvernante. Leur fille prend des cours d’anglais mais son professeur part en voyage d’étude. Il confie son poste à son ami Ki-woo Kim. Celui-ci vient d’une famille pauvre, qui établira des stratégies pour se faire embaucher par la famille Park. Tout en cachant leur lien de parenté, les Kim feront licencier, l’air de rien, le chauffeur des Park, puis leur gouvernante Moon-gwang. Celle-ci réapparaitra pourtant dans la maison de ses anciens employeurs, afin d’apporter de la nourriture à son mari, Geun-sae, qui vit dans un bunker dissimulé dont seul le couple connaît l’existence. Ce duo va perturber le cours des choses…

Une histoire de famille ?

A travers ces familles antonymes par leur niveau de vie, jumelles dans leur composition (deux parents, une sœur et un frère), Bong Joon-ho questionne le statut de la famille à l’heure contemporaine, alors qu’en Corée, aujourd’hui encore, les liens intra-familiaux sont ritualisés et sacralisés.

La solidarité familiale permet à la famille Kim de survivre et (d’essayer) de s’extirper de sa condition. Sa conscience familiale l’emporte sur la conscience de classe : ses membres ne se désignent pas explicitement comme pauvres. Les Park, quant à eux, entretiennent des liens plus frileux. Ils souhaitent donner une représentation idéalisée : un portrait photographique de leur famille, unie et modèle, est exposé dans sa pièce de vie, entouré d’articles sur la réussite du père et de dessins du fils.

L’épilogue de l’histoire démontre que, malgré les évènements les plus noirs, la famille reste le point de repère.

Les spectateurs n’apprendront pas ce qu’il advient de la famille Park, ce manque fait défaut. Cela aurait pu être très intéressant : la mère ne travaillait pas et vivait au crochet de son mari, tué, et bénéficiait d’un personnel de maison. Qu’est-elle devenue ? À l’inverse, les survivants de la famille Kim ne se feront pas de reproches mutuels, malgré l’échec de leur escroquerie. Ils restent soudés, et le fils va tout entreprendre pour sauver son père, prisonnier de sa propre geôle sous l’ex-maison des Park.

La famille Kim

Bong Joon-ho donne à la pauvreté 4 visages. Les présentations ont lieu au sein du trois-pièces de la famille Kim, où la lumière pénètre à travers une fenêtre située entre le plafond et le niveau de la rue, où urinent les poivrots et les chiens.

En un travelling vertical, de haut en bas, le cinéaste amène le regard de cette fenêtre vers un personnage clef : Ki-woo. Il le suit en caméra au poing pour présenter la famille : dans ses pas s’engagent sa sœur Chung-soo ; dans une autre pièce est assise à même le sol Chung-Soo, la mère, dont on devine à travers de rares photographies qu’elle a été championne de lancer de poids. Elle a « prouvé » quelque chose de l’ordre sportif plutôt qu’économique, ça ne nourrit pas, mais au moins a-t’elle réalisé un exploit.

A côté d’elle, est installé Ki-Taek, le père, figure tutélaire de la famille. À défaut d’avoir un travail, ce dernier redouble d’audace. Il encouragera son fils à mentir afin d’obtenir un job de professeur d’anglais chez les Park, très fier du faux diplôme qu’a fabriqué sa fille en moins de dix minutes sur un logiciel de PAO. Celle-ci a donc quelques compétences graphiques. Ki-woo sait suffisamment parler anglais pour décrocher le poste. Son absence de diplôme réel n’a aucun rapport avec une quelconque incapacité.

Pauvres, certes… mais pas ignares !

Le réalisateur sous-entend qu’ils ressemblent en tous points aux riches. Ils sont compétents, connectés, habillés à la dernière mode, comme l’atteste un gros plan ciblant les baskets tendance de Ki-woo. Dans la Corée contemporaine ultra-modernisée, la pauvreté n’a plus le visage d’antan ; elle est même sans visage. Elle n’existe que par la différence de pouvoir d’achat et de revenus entre les supposés pauvres et les supposés riches. S’il y a des riches, c’est parce qu’il y a des pauvres, et vice-versa.

Le quatuor Kim survit en pliant des boîtes en carton, comme maigre alternative au chômage. Voulant gagner en productivité (les pauvres aussi sont intéressés par l’idée de gagner un maximum d’argent en un minimum de temps), ils regardent sur Youtube des conseils pour les plier plus vite. Si des personnes font des vidéos sur le sujet, c’est qu’ils ont une audience et que de nombreuses personnes se trouvent dans la situation des Kim. Seulement, leur patronne n’est pas satisfaite de leur nouvelle méthode et décide de moins les rémunérer. Ils refusent catégoriquement et tentent de la convaincre, elle sera la première cible de la détermination familiale.

Si Ki-taek encourage son fils à mentir, il va appliquer les conseils paternels pour lui, comme pour sa sœur ; à qui il invente une carrière d’art thérapeute. Elle, imaginera ensuite une carrière de chauffeur à son père qui trouvera une entourloupe afin de faire embaucher sa femme comme gouvernante et cuisinière. Tous se serrent les coudes dans l’élaboration mensongère et leurs actions complémentaires leur permettent d’obtenir chacun un emploi. Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. Et le patriarche est celui qui a le moins de morale ; ce qui se confirmera plus tard lorsque Geun-sae (le mari de l’ancienne gouvernante) dira s’être fait arnaquer par lui.

La famille Park

La famille Park est riche et n’a pas de problème d’argent, certes. Construite par un architecte, leur habitation est vaste, propre, froide. Yeon-gyo, la mère s’ennuie, quand elle ne fait pas du shopping, elle s’endort sur une table de jardin ou s’occupe — surement trop — de ses enfants. Son fils Da-song est un artiste, elle en est convaincue. Dans ses dessins abstraits, elle devine le talent de Francis Bacon. La référence artistique témoigne de sa culture ; elle fréquente les musées d’art.

Pourtant, se lit en elle une grande solitude : lorsqu’elle reçoit Ki-woo en entretien, elle confie à cet inconnu les difficultés qu’elle rencontre avec son fils. C’est en associant l’instabilité psychologique de ce dernier à ses peintures que Ki-Woo aura l’idée de raconter qu’il connaît une célèbre art-thérapeute. Madame Park est enchantée de la recommandation. Elle a embauché Ki-woo car ce dernier était envoyé par le précédent professeur d’anglais de sa fille, elle embauchera Ki-jung sur la proposition de celui-ci, alors qu’elle ne le connaît pas. Sa naïveté se lit ici. Elle suit les « recommandations » des uns et des autres, pourvu qu’elle ait l’impression que les gens qui lui sont conseillés sont de son cercle social. Ce qui n’est qu’affaire d’illusion.

Sa fille Da-hye s’éprend de Ki-woo comme elle s’est enamourée de son précédent enseignant. Derrière son apparence réservée et sage, et malgré sa jeunesse, elle est quelque peu séductrice.

Le père Dong-ik, chef d’entreprise, fait des horaires conséquents et profite peu de ses enfants. Il entretient avec sa femme des rapports proches mais normés. L’un et l’autre expriment peu leurs émotions. Par ailleurs, son entreprise s’appelle « Another Brick ». Subtilement résonne « Another Brick in the Wall », chanson phare des Pink Floyd dans laquelle un personnage imaginaire se questionne sur l’héritage, spirituel plutôt que matériel, laissé par son père : « finalement qu’une brique dans le mur ».

Autre fait : les Park ne sont jamais simultanément ensemble, ou très rarement.

Dans une scène, Yeon-gyo veut absolument manger des nouilles à la sauce de soja noire, un plat typique des pauvres. Elle l’enrichit de quelques morceaux de viande, et n’en fait qu’une bouchée. Bong Joon-ho répète : les riches sont des pauvres comme les autres. Ici, il les humanise, il en fait des victimes. Le long-métrage n’est pas misérabiliste : il ne donne ni raison ni tort aux pauvres ou aux riches. Le point de vue est à souligner dans un contexte sud-coréen où depuis plusieurs années de nombreuses productions télévisuelles diabolisent les familles aisées, qui ont fait fortune grâce au développement des chaebols (associations d’entreprises industrielles et financières) dans les années 90.

Néanmoins, les Park n’ont pas beaucoup d’estime pour leur personnel. Ils suivent un système de conventions et de normes, et s’y tiennent. Lorsque quelque chose y échappe, ils ne cherchent pas à comprendre le pourquoi du comment.

Ainsi, lorsque Ki-jung abandonne sa culotte dans la voiture du chauffeur de Monsieur Park, celui-ci ne considère pas du tout les bons et loyaux service de son employé. Il imagine, comme Kin-jung l’avait espéré, que celui-ci utilise sa voiture pour accueillir sa femme ou des maîtresses. Son esprit hygiéniste et prude est choqué, l’irrationnel l’emporte sur tout souci de compréhension : il licencie son chauffeur. Quant à l’historique maîtresse de maison de leur villa, vendue avec celle-ci puisqu’elle était déjà au service du précédent et premier propriétaire, ils n’en font pas grand cas lorsqu’elle éternue au contact de pêches discrètement dissimulées dans la maison par les Kim. Alors qu’elle est simplement allergique au fruit, Dong-ik et Yeon-gyo craignent qu’elle soit atteinte de tuberculose, idée suggérée, donnons le en mil, par le nouveau chauffeur de la famille qui n’est autre que Ki-Taek Kim. Or, preuve en est, leur appartement impeccable et sans un grain de poussière, les Park ont une peur panique de la saleté et de la maladie.

Le biologique et le corps, le propre et le sale

Si le couple Park est effrayé par la crasse, Parasite retrace pourtant la montée du sale vers le propre, de la famille Kim vers la famille Park. Mais le sale existe déjà dans leur villa. Leur ancienne employée, Moon-gwang qui connaît l’habitation par cœur pour avoir été au service de son concepteur, a enfermé son mari dans un bunker en sous-sol, ignoré des propriétaires actuels. En dessous-d’eux (retenons le en-dessous) vit donc un être pauvre et à l’hygiène douteuse, qui a perdu la tête à cause de son enfermement. Lorsqu’il rejaillira des entrailles de la maison, il apportera à l’histoire un tournant dramatique irréversible. Même sans le savoir, les riches sont très proches géographiquement des pauvres. Cela soutient le propos qu’aujourd’hui pauvres et riches se ressemblent.

Dong-ik Park remarque l’odeur de son chauffeur, qui lui est désagréable. L’allusion réfère au contexte sud-coréen : l’odeur est associée aux usagers d’un métro que les riches n’empruntent quasiment pas. Sa manière de s’offusquer de cette odeur lui coutera sa vie. Alors que dans une scène meurtrière, il cherche à fuir en voiture, il soulève le corps de Geun-sae afin de récupérer les clefs de son véhicule, tout en se bouchant le nez. Ce geste, qui aurait pu être anodin, c’en est trop pour Ki-Taek, qui l’assassine.

Dans ce même épisode, qui débute comme une fête pour l’anniversaire de Da-Song, pauvres et riches se rassemblent. Toute la famille Kim est présente pour la célébration. Si Chung-sook et Ki-Taek sont au travail, Ki-woo et Ki-sung ont été invités. Mais comme si cette réunion pauvres/riches était impossible, l’arrivée de Geun-sae entraine la dislocation du corps (social) au même rythme que les corps (humains). Les masques de la farce tombent lorsque face au meurtre de sa fille Ki-Taek ne peux plus contenir son émotion de père, dévoilant ainsi leur lien de parenté. Entre fuites ou meurtres, les corps deviennent autant de refuges à sauver ou de marionnettes tombant lâchement.

Une des premières scènes du film montre Ki-Taek balayer d’un revers de la main un cafard. Les Kim, habitués à inhaler des odeurs d’urine et de poudre anti-cafard, respirent enfin dans la vaste et aérée demeure des Park, dont le jardin, plongé en pleine nature, impressionne Ki-woo lorsqu’il le découvre pour la première fois, alors que son appartement est entouré par l’urbain.

L’organique, le biologique prend sa place dans le film. Le titre est, en ce sens, éloquent : Parasite. Le terme désigne une « personne qui vit dans l’oisiveté, aux dépens d’une communauté ou d’une autre personne. » Ici, la famille Kim ne vit pas tant dans l’oisiveté, mais vit effectivement au crochet des Park. Si on ne peut douter de l’efficacité des parents qui accomplissent — de facto — leur travail de maitresse de maison et de chauffeur, on peut douter de la réelle utilité des cours d’anglais, Ki-woo passant une partie du temps à discuter avec son élève et à l’embrasser, et de l’art thérapie, rien ne prouvant que Da-song ait de réels soucis d’ordre psychologique.

Toute l’histoire est rendue possible par un ami de Ki-woo. Au tout début du film, il lui propose de reprendre son job de professeur…le temps d’un voyage à l’étranger. Rien ne dira d’ailleurs pas ce qu’il est devenu. Il s’était aussi épris de Da-hye Park qu’il comptait demander en mariage, il pensait probablement reprendre son job à son retour… A-t’il cherché à recontacter les Park ou Ki-woo ?

En proposant le job à Ki-woo, il lui offre une roche plissée. Cette pierre est un vrai gage d’amitié : elle appartenait à son grand-père qui collectionnait les pièces minéralogiques. Possédant un socle, comme s’il s’agissait d’un objet exposé, ce qui atteste de son intérêt ou de sa valeur, elle introduit une dimension métaphysique au récit. Synonyme de chance, elle est la bienvenue pour une famille en échec à tout point de vue. C’est ce même ami qui va conseiller la fabrication d’un faux diplôme.

Ki-woo regarde sans cesse la roche en répétant « c’est tellement métaphorique ! » Mais le strié de cette dernière semble évoquer le rythme en plein et en creux de la farce en train de se jouer. Elle aura failli être fatale à son nouveau possesseur car Geun-sae, le mari de l’ancienne gouvernante, l’assomme avec. A la fin, il ira la remettre dans une rivière, retour à la nature souveraine.

La métaphysique apparaît également dans l’orage apocalyptique qui se déclenche lorsque la famille prennent effrontément possession, le temps d’une soirée, de la villa de leurs patrons parti en camping. Ceux-ci revenant prématurément, les Kim sont obligés de fuir et rentrent chez eux, à pied, sous une pluie diluvienne qui les glace jusqu’au sang. Leur pénate est inondé, noyée sous les eaux. Ils seront accueillis, parmi d’autres habituants malchanceux dans un gymnase et seront contraints de piocher leurs habits parmi des habits de secondes mains proposés au réfugié. De pauvres, ils deviennent plus que pauvre. Le Terre et la Ciel ont renvoyé les parasites à leurs profondeurs. Alors que Ki-jung s’allume une cigarette dans la salle de bain, les toilettes rejette leurs eaux usées. Cela dessine une certaine fatalité : il est impossible de gagner aussi facilement ses classes. Une volonté supérieure préside à la destinée des pauvres comme des riches. Ceux qui osent tricher seront remis à leur place.

Une question de hauteur

En début de film, Ki-woo cherche le wifi, et son père lui suggère de lever le bras, première expression d’une idée récurrente dans le film : pour les pauvres, l’accès au monde se situe en haut. Et c’est effectivement dans le plus haut perché des endroits qu’ils le trouveront : sur une surélévation de leur appartement où se nichent les toilettes, sur lesquelles il est impossible de se tenir le dos droit, comme si même dans leurs besoins primaires, les pauvres étaient résolus à courber l’échine.

Le plan où Ki-woo et sa sœur trouvent le wifi est filmé en travelling vertical montant (de bas en haut), l’internet retrouvé les propulse sur des sommets, là où est le monde. Les deux se serrent l’un contre l’autre, à l’étroit dans les hauteurs, comme si il n’y avait pas de place pour eux. Les toilettes, à leur gauche, menace de rejeter leurs eaux usées. En un scène la métaphore est exposée : si un instant, les moments de grâce sont présents (le wifi retrouvé), l’équilibre est soumis à tout moment à des forces extérieures, incontrôlables. D’ailleurs, comme précédemment évoqué, l’eau des égouts remontera à la surface pour se répandre dans la salle de bains.

Lorsque Ki-woo se rendra à son entretien d’embauche, il montera les quelques marches de son logement vers la rue, il gravira la colline où se situe la maison des Park, et franchira un escalier pour la rejoindre. Il est en pleine élévation, physiquement, mais aussi socialement.

Alors que les Kim profitent d’une escapade des Park pour s’installer dans leur maison, le temps d’une soirée, ces derniers reviennent à l’improviste, Les parents Park s’allongent sur le canapé alors que les Kim se cachent entassé sous la table du salon, à même le sol. Visuellement, dans un plan, les Park sont au dessus des Kim.

Une métaphore de la hiérarchie de classe renforcée par un jeu de va-et-viens dans la villa, sur 4 niveaux dont deux en sous-sols, dont les escaliers donnent lieu à de nombreux allers-retours dans l’espace, symboliques de montées et descentes sur l’échelle sociale. Dans une scène, devant laquelle les spectateurs ne pourront pas s’empêcher de rire malgré son caractère dramatique, Madame Park, ignorant sa présence, claque une porte au nez de son ancienne maîtresse de maison. Cette dernière sera ainsi violemment poussée vers le cellier. Alors que Moon-gwang tenait sa revanche, s’apprêtant à montrer à son ancienne maîtresse une preuve des liens familiaux des Kim, elle est malgré elle renvoyée vers les tréfonds, tout comme les Kim, ce soir-même s’échappant de chez les Park, à descendre bon nombre d’escaliers pour rejoindre leur appartement.

Nous disions que l’accès au monde est dans les hauteurs. Le mari de la gouvernante, enfermé dans le bunker, puis à sa suite Ki-Taek Park, utilisent le système électrique de la maison pour communiquer. En tapant sur les boitiers reliés aux lumières ils parviennent à éteindre ou allumer une lampe du séjour, visible depuis de nombreux points de vue dans l’habitation et même en dehors. C’est en laissant allumée la lumière plus ou moins longuement pour signifier les temps longs ou les temps cours du morse qu’ils tenteront de communiquer avec l’extérieur auquel ils n’ont pas physiquement accès. Cette verticalité (du sous-sol) évoque leur pensée montante, leur souhait de se faire voir des riches (au rez-de-chaussée).

Une guerre des pauvres

Lumen-prolétaires. Le terme marxiste désigne les individus déclassés du prolétariat, voyous, mendiants et voleurs. Et il s’applique aux Kim, au chômage et plus pauvres que les pauvres, malgré leur apparence normée, et normale. Pour obtenir des emplois, cette famille du sous-sol doit éliminer les serviteurs déjà en place de la famille riche. Puis, elle doit affronter un couple (soit une autre famille) qui parasite les lieux, l’ancienne maitresse de maison ayant secrètement donné refuge dans les sous-sols de la villa à son mari endetté.

Au passage, Bong Joon-ho réfère subtilement et avec humour à la Corée du Nord, pour évoquer l’idéologie qui y est développée : un prolétariat coréen unifié. Moon-gwang et son mari qui, pour un temps, ont pris le dessus sur leurs « camarades » de galère, miment les présentatrices de la télévision nord-coréenne. Les délires des dirigeants nordistes renforcent l’idée, marxisante, d’échec de rassemblement du prolétariat.

Ici, les pauvres ne sont pas intéressés par l’idée de faire équipe contre le riche. Ils préfèrent garder leur rôle auprès de lui ou sa considération. Geun-sae, enfermé depuis des années dans la cave, voue un culte à M. Park au travers de portraits collés sur le mur et des louanges qu’il lui chante. C’est le culte des grands patrons ; les classes défavorisées admirant et prenant pour exemple les individus vecteurs de leur propre oppression. Geun-sae est persuadé que Mr Park comprend ses messages d’éloge, transmis par le morse qu’il code grâce à la lumière.

Mais les Park n’ont pas conscience du désir qu’ils suscitent chez les moins aisés. A l’exemple des Kim qui ne se voient pas en tant que pauvres, les Park n’ont jamais réfléchi, fondamentalement, à la question de la hiérarchie sociale. Ils considèrent l’appartenance de classe inée et éliminent ainsi toute possibilité d’ascension sociale.

Au départ des Park, leur maison sera achetée par un Occidental. En Corée, beaucoup dénoncent l’occidentalisation d’une bourgeoisie qui met à mal les traditions locales.

Un twist référencé !

Le 22 mai à Cannes, en conférence de presse post-première, Bong Joon-ho se déclare admirateur de Spielberg, Clouzot et Chabrol, et du Coréen Kim Ki-young. Tragique, comédie, thriller, tous les genre se mêlent mais envisager le film au prisme des genres cinématographiques n’a pas forcément de cohérence : les cinéastes coréens ne cherchent jamais à se classer dans un genre précis, ce qui donne des alternances de registres fréquentes.

Comme chez les maîtres qu’il cite, c’est le scénario qui fait le film et qui produit la mise en scène, même si en apparence, la mécanique et les personnages sont livrés à l’accidentel. Ki-Taek Kim répète sans cesse à cet effet « No plan », qu’il n’y a pas de plan.

Un gag burlesque surgit en plein milieu d’une scène dramatique, grotesque, émotion, suspense s’entremêlent au sein d’une même intrigue. Tout la maitrise consiste à parsemer les éléments de la comédie comme ceux du drame, à avancer dans le récit par des effets de surprise. D’autre part, le long-métrage est le spectacle d’un mauvais pressentiment objectif, qui se confirmera. Ce pressentiment est supporté et réfléchi par le film : concernant une lutte entre les riches et les pauvres, les choses ne peuvent que tourner mal ; ou tourner court.

Bong Joon-ho utilise, influence hitchcockienne proche, la technique du hareng rouge ou du twist. Via son scénario, il emmène constamment le spectateur sur des fausses pistes puis il dévoile un élément (secret familial, révélation, fait…) inconnu jusqu’alors et qui amène le spectateur à reconsidérer la narration qu’il vient de suivre jusque là sous un angle complètement différent. Lorsque la trame est installée, le cinéaste sème des indices pour préparer le spectateur au retournement. Sans ces derniers, le retournement final manquera de crédibilité, il arrivera « comme un cheveu sur la soupe ». Le procédé — le hareng rouge- est subtil car les indices ne doivent pas être trop explicites, sans quoi la surprise du final sera gâchée.

Enfin pour troubler le spectateur mais aussi donner du rythme à son film, Bong Joon-ho travaille les lumières et les tons. Les scènes de repos sont plus froides. Une autre technique est l’utilisation d’un schéma de couleurs complémentaires, c’est-à-dire des couleurs qui sont symétriques par rapport au centre du cercle chromatique. Cela crée une atmosphère chaleureuse, et une image agréable à regarder.

Derrière ses multiples aspects se dessine le travail maîtrisé d’un cinéaste qui ne laisse rien au hasard. Malgré une précision extrême et de nombreuses subtilités, le film demeure d’une grande accessibilité : c’est ce qui fait sa force et le place en tête de la course à la Palme.

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