Andy Warhol, pop banal

Osons l’affaire, sacrons Warhol. Sacrons le prince du banal et consacrons-lui quelques mots.

Stéphanie Thrt
stephanieT
11 min readDec 23, 2017

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Philip Pearlstein photographie Warhol à New York — non daté

Andrew Warhola photographie, dessine et peint dès son plus jeune âge, et ce mieux qu’il n’étudie le programme scolaire. Il grandit durant la grande dépression, au sein d’une famille banlieusarde relativement pauvre et pieuse. Son paysage visuel se compose d’images de vedettes de cinéma et d’iconographies religieuses byzantines. Durant ses études en art (il est diplômé en 1949), il adopte la technique du dessin imprimé ou transféré, qui consiste à charger d’encre son esquisse puis à appliquer une feuille sur une autre, non encrée. En appuyant, on imprime (technique du monotype avec pour support unique, le papier). Écolier puis étudiant, Warhol affirme une identité singulière dans ses travaux. Une anecdote en atteste 1, alors qu’il doit illustrer une scène d’une nouvelle de Willa Carter, Le cas de Paul. Le personnage éponyme se suicide en se jetant contre un train : minimaliste, le jeune Warhol ne représente qu’une flaque rouge, exprimant le sang de la blessure causée par l’impact de la locomotive. Pour notre époque contemporaine, rien de choquant, mais ce le fut mais pour les professeurs de Warhol, notamment au regard de son jeune âge.

En 1949, le jeune homme s’installe à New York. Grâce à ses dessins transférés, il est repéré puis embauché en tant que dessinateur publicitaire, chez Glamour. Par la suite, œuvrant pour Vogue, Harper’s Bazaar, il obtient une certaine notoriété ; en imaginant des modèles fictifs de chaussures pour les publicités de la marque Miller, Ses visuels paraîtront régulièrement dans le New York Times. Il côtoie les milieux subculturels new- yorkais, se rend fréquemment au Serendipity, un bar fréquenté par différentes personnalités tels que Marylin Monroe. Il y expose et vend ses travaux.

Du graphiste publicitaire à l’artiste

L’artiste produit alors abondamment, dessinant — à la feuille d’or et à l’encre- des chaussures, des pieds nus et des garçons androgynes. Il illustre des livres fantaisistes et confectionne des paravents et des éléments de décor, notamment pour des vitrines. Il créé des costumes pour le théâtre et expose ses esquisses dans des galeries. Mais, en 1960, du haut de ses 32 ans, graphiste réputé, Warhol pourtant rêve à autre chose.

Il a étudié la peinture et l’art contemporain, vu de nombreuses conférences et expositions dans ce domaine. Et il décide : il fera de l’art, de l’art pour l’art. En 1960 et 1961, inspirés par l’imagier des bandes-dessinées et de la publicité, il réalise ses premiers tableaux,. Cinq d’eux (Advertisement, Before and After, Little King, Saturday’s Popeye et Superman) sont présentés une semaine d’avril 1961 dans une vitrine du magasin Bonwit Teller pour lequel l’artiste dessinait.

Roy Lichtenstein présente la même année ses premières peintures de comics (Girl with ball, Look Mickey) chez Léo Castelli. Irving Blum et Ivan Karp, représentants de la galerie Castelli, visiteront plusieurs fois l’atelier de Warhol en lui prodiguant des conseils (Karp lui suggère de se concentrer sur la reproduction, plutôt que sur le dripping auquel il s’essaie également).

L’objet de consommation érigé en objet d’art

One-Hundred Campbell ’s Soup Cans, 1962

À la soupe ! Celles de la marque Campbell sont les plus vendues au États-Unis au début des années 60. Warhol en consomme lui même : il ne lui faut pas plus pour en faire son sujet ; après un premier essai avec Boîte de soupe Campbell’s (Tomato Rice), une peinture, il confirme avec 32 toiles d’environ 50x40 cm, figurant 32 boîtes de soupe quasiment identiques — à l’exception de la ligne textuelle renseignant la saveur. L’œuvre est réalisée en sérigraphie avec la volonté de donner l’impression d’un travail pictural. Warhol récidive en simplifiant légèrement le visuel de la boîte, par exemple avec 200 Campbell’s Soup Cans, One-Hundred Campbell ’s Soup Cans. Bien qu’elle suscite surprise et controverse, l’œuvre prend place dans la Martha Jackson Gallery (New York) et chez Blum à la Ferus Gallery (Los Angeles) ; la galerie voisine, osant la raillerie, met en vitrine de vraies boîtes de soupe Campbell’s avec une affichette « x boites pour x cents ».

129 DIE in a Jet

1962, année dynamique. Warhol expérimente avec les techniques : des tampons en caoutchouc à la sérigraphie, qui deviendra son médium de prédilection, et avec les sujets : des catastrophes avec notamment 129 DIE in a Jet qui reproduit la une du New York Mirror après le crash d’un Vol Air France dans lequel 129 passagers — dont 106 artistes ou mécènes de l’art — trouvèrent la mort. Warhol est obsédé par les thèmes de la mort et du consumérisme.

Marylin — Wharol — 1962

Et en outre, Marylin ne brillera plus à Hollywood. Quelques jours seulement après son décès en août, le peintre réalise un diptyque comportant 50 fois la même image du visage de la star, basée sur une photographie publicitaire pour le Niagara (1953) sérigraphiée. Marylin Mon-rose à gauche, sur le premier triptyque, cheveux jaunes et fard bleu perd ses couleurs sur le second. Quelques incidents liés à la technique apparaissent : excédent ou déficit d’encre … La mécanicité employée par Warhol est à l’image du parcours de Marylin : mythique mais comportant de nombreux accrocs, doutes etc. La composition de l’œuvre évoque une pellicule. Marylin passe de la lumière à l’ombre est son visage est (plus on va vers la droite) de plus en plus effacé jusqu’à quasiment disparaître. Icône (haute) en couleur, l’actrice prend des allures fantomatiques, et son image est métaphore de sa vie ou de la vie des artistes en général. Encore une fois Warhol décline : de nombreux autres tableaux de Marylin seront sérigraphiés. Avec différentes couleurs, Marylin devient un motif. Au même titre que certaines des personnalités (un millier environ) toutes origines et professions confondues (Muhammad Ali, Liz Taylor, Mick Jagger, Mao Zedong, Brigitte Bardot …) encrées de la sorte.

L’art, un commerce comme un autre

Des assistants réalisent les tirages dont certains correspondent à des commandes de vedettes ou de fortunés voulant se faire dresser le portrait. Wharol créé ainsi la première entreprise moderne d’art. Cela était explicitement un but : « être bon en affaire, c’est la forme d’art la plus fascinante… gagner de l’argent est un art, travailler est un art, et les affaires bien conduites sont le plus grand des arts 2 ». Après l’art remis en cause, et le non-art de Fluxus, Warhol envisage l’art véritablement en terme de business. Cela pourrait accroître l’importance de la place du public, qui représente la troisième modalité si l’on reprend Thierry de Duve, celle selon laquelle le spectateur approuve l’énoncé qui désigne l’objet en tant qu’art, se l’approprie et le diffuse. Or, ici, si l’acheteur veut acquérir l’œuvre, tout porte à croire qu’il la considère comme art. En la payant, il en fait sa propriété et en l’exposant dans son intérieur, il contribue à communiquer dessus. Petit à petit, l’institution perd de sa force, en ce sens où — si elle a consacré Warhol — la dynamique de propagation de l’art est devient indépendante. Toutefois, cette propagation n’est permise que parce qu’il y a production en grande quantité de travaux, ici grâce à la technicité sérigraphique. De même, l’idée de consommer — en quelque sorte — l’art n’est valable que parce que la société dans laquelle il est diffusé est dans une logique d’acquisition et de consommation des objets et des choses. On pourrait imaginer qu’une perte totale de l’aura s’opère, le hic comme le nunc ont clairement disparu. Le ici est imprécis ; il est mouvant : de l’endroit où l’œuvre est fabriquée à celui où elle est exposée, le lieu peut changer sans cesse. Tout comme le maintenant : quel est le temps que à considérer : celui de la production ? de l’achat ? de l’exposition ? de la première exposition ? de la deuxième ? si tant est qu’elles soient multiples.

De plus, Warhol rompt avec le culte de l’unicité des œuvres : la singularité des siennes réside dans le détail, dans l’accident, dans l’erreur de l’encre qui peut faire des masses imprévues, des tâches, ou par le choix des couleurs, mais elles appartiennent à des séries et ainsi, en raison de la multiplicité et la quantité parfois élevée, la précision et la traçabilité des œuvres peuvent se perdre. Désormais, l’art est dans le salon des gens comme un objet parmi d’autres, là où Duchamp amenait le simple objet du salon des gens au musée.

Autre questionnement posé par cette mise en production. Les sérigraphies sont créées à partir d’images de presse ou d’images prises par Andy Warhol et les tirages sont effectués par ses assistants. Quel est alors le rôle de l’artiste et quelle est sa part de création ? Il est désormais décideur et manager.

La chance de Warhol : un contexte favorable

Au dernier trimestre 1962, Warhol est représenté avec Roy Lichtenstein, Yves Klein, Niki de Saint Phalle, etc à l’exposition the New Realists à la Sidney Janis Gallery de New York. Des artistes français, des anglais, des américains sont réunis. L’exposition, incontournable, proclame officiellement la naissance du Pop Art et du Nouveau Réalisme sur la scène de l’art, les présentant comme un mouvement international majeur. Cet évènement fait scandale auprès par exemple de certains expressionnistes abstraits.

Warhol, désormais un artiste à part entière et apprécié en tant que tel, s’installe brièvement dans un premier loft New Yorkais. Un second, aux murs couleur argent, la Silver Factory, deviendra un endroit très visité des artistes, des collectionneurs, des marginaux … L’artiste poursuit son travail de sérigraphie aidé de ses assistants, avec pour sujets des accidents, des émeutes raciales, des vedettes … Également Jackie Kennedy en deuil après l’assassinat de son mari, le président des États-Unis.

Brillo — en matériau bois — Wharol 1964

En 1964, Warhol fait un nouveau coup d’éclat lié à un objet de consommation. Il se procure des échantillons des boîtes de savon de la marque Brillo, mais il se rend compte que la peinture ne tient pas car le matériau de l’emballage est du carton. Il demande alors à des menuisiers de réaliser des caisses en bois de même dimension, les peint en blanc et sérigraphie chaque face en reproduisant le packaging des boîtes originales. Danto 3, qui s’est penché sur ce fait d’art, raconte que le modèle d’emballage originale avait été dessiné par un expressionniste abstrait, contraint de se ranger du coté de l’art commercial pour pouvoir gagner sa vie. Les boîtes de Warhol qui sont un fac-similé prennent de la valeur alors que les siennes ne valent que le prix du savon qu’elles contiennent. L’importance de la signature. Rappelons que Ben signait tout et que même ses gestes — parce que qu’IL les effectuait- venaient à avoir une valeur marchande. Y aurait-il une nouvelle aura liée non plus à l’ici et maintenant mais à l’identité et la notoriété de l’artiste ? Premièrement, comme le souligne Danto 4, l’époque, le contexte, l’atmosphère intègrent ou excluent certains évènements artistiques. Une idée approximative du ici et maintenant se retrouve, mais ce hic et nunc est beaucoup plus flou, plus fluctuant. C’est parce que c’était ici, dans un territoire géographique donné, et maintenant, un temps qui synthétisait les aspirations précédentes que Warhol a pu développer son art. Formis renonçait au contextualisme, Danto le réhabilite. Le discours à penser de Duchamp aurait pu quatre siècles auparavant et quelques kilomètres plus loin tomber dans l’indifférence ; comme le narre Danto 5,« la pelle à neige de Duchamp était un objet plutôt banal au début du XXème siècle, tout simplement parce qu’elle provenait d’un stock de produits industriels identiques fabriqués par une usine à pelles, et que des objets semblables se trouvaient dans d’innombrables garages à travers le monde bourgeois. Mais le même objet — une lame de métal incurvée et fixée à un bâton en bois dont la forme ressemblait à celle du manche de notre pelle à neige actuelle )- aurait été , il me semble, un objet profondément mystérieux au XIIIème siècle. Malgré cela, il est douteux qu’il eut pu être intégré au monde de l’art du XIIIème siècle. Et il n’est pas difficile d’imaginer des objets qui ne sont pas des œuvres d’art à l’époque où ils sont créés, mais dont des répliques ultérieures sont des œuvres d’art ».

L’art est mort, vive l’art ?

Les boîtes Brillo restent le meilleur exemple du paradigme de cette pensée. Danto poursuit : « En fait, les gens de chez Brillo pourraient, au prix d’une légère augmentation de coût, faire leurs boîtes en contre-plaqué sans que celles-ci deviennent des œuvres d’art, et Warhol pourrait faire les siennes en carton sans qu’elles cessent d’être de l’art 6 ». La réflexion de Danto sur l’indiscernabilité entre les œuvres apparait de nouveau ici, tout comme il prenait pour exemple, un ensemble de toiles d’apparence identiques, avec un carré rouge peint. Danto continue : « Aussi pouvons-nous oublier les questions de valeur intrinsèque, et demander pourquoi les gens de chez Brillo ne peuvent pas fabriquer de l’art et pourquoi Warhol ne peut que faire des œuvres d’art. Eh bien, les siennes sont faites à la main, naturellement 7 ». Effectivement, les artistes du Pop Art fabriquent laborieusement à la main des objets produits par la machine, avec par exemple la reproduction minutieuse d’étiquettes. Warhol a un besoin de faire, il ne se contente pas de signer des objets choisis, comme ont pu le faire Duchamp ou Ben, ou de les modifier. Le plus intéressant et intriguant dans cette histoire, nous suivons toujours la réflexion de Danto, est que les boîtes Brillo de Warhol puissent être de l’art et éventuellement que les boîtes Brillo de l’usine n’en soient pas. Alors, Danto interroge : « toute la distinction entre l’art et la réalité s’est-elle effondrée ? 8 ». Une collection d’objets différents et nombreux serait appréciée pour sa variété. Une collection constituée uniquement de boîtes de Brillo pourrait être jugée ennuyeuse, obsessionnelle, répétitive. Mais si ses boites sont placées d’une certaine manière, de façon à créer des passages étroits par exemple, une expérience liée au déplacement se suggère au spectateur, celui ci se fraye un chemin parmi les boites. Danto renseigne « il s’agissait de définir des produits de consommation, qui nous enferment comme des prisonniers ; […] l’artiste “est un constructeur moderne de pyramides”9 », commentaire que nous ne dirions pas à propos d’un magasinier tout comme nous ne considérerions pas un entrepôt comme une galerie d’art. « En dehors de la galerie, ce sont des boîtes en carton 10 » conclut Danto. L’institution garde donc tout son pouvoir et Danto pense alors que l’artiste a échoué dans la production d’un simple objet réel, car il a effectivement produit une œuvre d’art ; les boîtes Brillo sont seulement un matériau et une inspiration de plus pour l’art, elles amènent à un point où il n’y a plus de différence perceptuelle entre l’objet de consommation et celui d’art. La clef de la réponse à ces questionnements réside dans une certaine théorie de l’art qui permet d’inclure le fac-similé dans le monde de l’art. Danto annonce la fin de l’art, celui ci se posant la question philosophique de son statut.

Warhol reproduit l’idée avec des paquets de corn flakes Kellog’s et des bouteilles de ketchup Heinz et expose le tout à la Stable Gallery qui prend ainsi des allures d’épicerie. En 1964, Warhol annonce : il délaisse désormais la peinture. En fait, il s’agit quelque peu d’une stratégie marketing calculée : puisqu’il ne produit pas de nouvelles œuvres, celles-ci prennent de la valeur. En réalité, il continuera à peindre mais en quantité moindre. Il se consacre désormais au cinéma.

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notes

1. Schaffner Ingrid Andy Warhol, Éditions de La Martinière, Collection Carrés d’art, 2000, voir p.26 2. Warhol Andy, cité dans Télérama hors-série Andy Warhol Pop Tsar, Télérama SA, Paris, 2009 3. Danto Arthur « Le monde de l’art », in Philosophie analytique et esthétique, Méridiens-Klincksiek, 1998 p. 195 4–5. Danto Arthur, La transfiguration du banal, une philosophie de l’art, Le Seuil, Poétique, 1989, p. 91 6–10. Danto Arthur « Le monde de l’art », in Philosophie analytique et esthétique, 1998, Méridiens-Klincksiek, p. 195.

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