Regard : Quelle place pour les femmes à Cannes ?

Stéphanie Thrt
stephanieT
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7 min readNov 4, 2019

Sur l’affiche de la 72ème du festival de Cannes, Agnès Varda, lors de son premier tournage. Elle est perchée sur un homme qui fait le dos rond pour lui permettre d’adopter la parfaite hauteur de caméra. Incroyable image où l’homme se plie en 4 au service d’unE cinéaste, ce pour une seule finalité : produire le meilleur des films, ici la Pointe courte. La solidarité est de mise… Ah, si seulement ! La question de la parité a l’avantage d’avoir été tirée de sous le tapis pour être placée sous les feux des projecteurs. Entre chiffres et initiatives, tour d’horizon de la place accordée aux femmes au cœur du Festival.

Festival 2018. Agnès Varda, aujourd’hui disparue, se trouvait alors à la tête d’un groupe de 82 femmes qui gravissaient ensemble les marches du Palais. 82, comme le nombre de femmes retenues en compétition pour la Palme d’or par le Festival depuis sa première édition en 1946, contre 1 688 hommes.

« Nous mettons au défi nos institutions afin d’organiser activement la parité et la transparence dans les instances de décision. (…) Nous demandons l’équité et la réelle diversité dans nos environnements professionnels », ont demandé sur le tapis rouge Cate Blanchett, présidente du jury 2018 et Agnès Varda.

De nombreuses femmes du groupe font parti du collectif 50/50. Créé en mars 2018 à l’occasion des Césars par l’association Le Deuxième Regard, il porte le combat de la parité dans le monde du cinéma. Comptant alors 300 personnalités du secteur, il en rassemble actuellement 800. Parmi elles, selon notre comptage… seulement 114 hommes. Aujourd’hui, mai 2019, l’organisation, qui a ajouté à son nom 2020, telle une date butoir, affiche sur son site son manifeste :

« Nous pensons qu’il faut questionner la répartition du pouvoir, que la parité réduit les rapports de force, que la diversité change en profondeur les représentations, qu’il faut saisir cette opportunité de travailler à l’égalité et la diversité parce que nous avons la certitude qu’ouvrir le champ du pouvoir favorisera en profondeur le renouvellement de la création. »

Le 14 mai 2018, le Festival -représenté par Thierry Frémaux, Paolo Moretti et Charles Tesson (respectivement délégués généraux du Festival, de la Quinzaine des réalisateurs et de la Semaine de la Critique)- signe une charte soumise par le collectif. Elle l’engage à « rendre transparente la liste des membres des comités de sélection et programmateurs » pour « écarter toute suspicion de manque de diversité et de parité » et à établir « un calendrier de transformation des instances dirigeantes des festivals pour parvenir à la parfaite parité ». Depuis, la charte a également été signée par les festivals d’Annecy, de la Rochelle, de Locarno, de Venise et de Toronto, de Sarajevo et une quarantaine d’autres. Le document, en revanche, n’impose aucun quota concernant le nombre de réalisatrices présentes dans les sélections.

Au regard du faible nombre de femmes incluses dans les compétitions officielles du Festival, cela aurait pourtant pu être une bonne idée.

Derrière la sélection

Ces graphiques le montrent : seulement 29,2% de femmes réalisatrices ont été présentes parmi les compétitions & sélections principales (Compétition officielle, Cinéfondation, Quinzaine des réalisateurs, Un certain regard, Semaine de la critique).

Mais le Festival a, cette année et pour la première fois, procédé à un comptage des réalisatrices postulant à sa Sélection officielle (ne prenant donc pas en compte la Quinzaine des réalisateurs et la Semaine de la critique). 26% des longs-métrages soumis ont été réalisés par une femme, 32% des courts métrages et 44% des films d’écoles proposés dans le cadre de la Cinéfondation. « Ces trois chiffres, représentant trois “générations” de cinéastes, sont explicites car ils montrent que les femmes sont en train de prendre une place plus importante à l’avenir », raconte le Festival dans un communiqué.

Le collectif 50/50 pour 2020 pointe une autre disparité : si le nombre de réalisatrices augmente depuis dix ans, celles-ci ne représentent que 23% des cinéastes ayant réalisé au moins un film entre 2006 et 2016. Seul un film français sur cinq a ainsi été réalisé par une femme pendant cette période.

Une étude réalisée par selon le Centre National du Cinéma et de l’image animée (CNC) le confirme : en France, 19,7 % des films diffusés entre 2012 et 2016 ont été réalisés par une femme. Pourtant, le document démontre que les femmes sont bien présentes dans les formations supérieures du cinéma et de l’audiovisuel : elles représentent 44,6 % des étudiants, toutes filières confondues (écoles publiques, privées, BTS et universités). La part d’étudiantes et d’étudiants ayant choisi la réalisation précisément est équivalente : 8,8%. 36% des jeunes femmes sont intéressées par les techniques de production et de tournage (son, image, montage) contre 44% d’hommes. Enfin 40% de femmes étudient la théorie et la culture cinématographique contre 36% d’hommes.

Ces chiffres nuancent ceux précédemment évoqués. S’il n’y a que 25 à 30% dans les différentes sélections du festival, cette part correspond finalement au faible pourcentage de femmes présentes dans le secteur.

Et en 2019 ?

En 2017, Jessica Chastain, alors membre du jury de la sélection officielle, avait déclaré au magazine américain Variety : « C’est la première fois que je regarde vingt films en dix jours […]. Et la plus grosse conclusion que je tire de cette expérience, c’est la façon dont le monde voit les femmes, à travers les personnages féminins que j’ai vu représentés. Honnêtement, c’était assez dérangeant pour moi. »

Mais s’il y a au moins un changement à Cannes, c’est celui des histoires racontées et des rôles attribués aux femmes. Le cru 2019 propose plusieurs films dénonçant le patriarcat et les normes qui sont imposées aux femmes : c’est le cas de Portrait de la Jeune Fille en feu, de La vie invisible d’Eurídice Gusmão, de Les Hirondelles de Kaboul. D’autres long-métrages tirent le portrait de femmes fortes et indépendantes : Sibyl, l’héroïne multidimensionnelle du film de Justine Triet, Alice dans Little Joe de Jessica Hausner, qui ne renonce pas à sa carrière pour son rôle de mère, Frankie d’Ira Sachs dans le film éponyme, matriarche de sa famille, Nedjma, Wassila et Samira dans Papicha, qui décident d’organiser un défilé de mode dans un contexte de guerre civile…

Ces héroïnes et la façon dont elles sont filmées font un pied de nez au male gaze de Kechiche, réduisant, tout au long de Mektoub My Love Intermezzo des jeunes femmes à leurs atouts physiques et leur potentiel séducteur. Chez Tarantino, le peu d’apparition à l’écran de Sharon Tate (interprété par Margot Robbie), dont la mort est le sujet de Once upon a Time in Hollywood, a interrogé. Le réalisateur a commenté « J’aurais bien aimé voir des œuvres qui me disent que le seul amour qu’une femme a vraiment besoin de trouver est l’amour de soi, et que tout le reste est un bonus ».

Les efforts se poursuivent

L’organisation du festival a nommé cette année Stéphanie Lamome au titre de conseillère artistique du Département Films. Déjà membre du comité de sélection, elle rejoint ainsi l’équipe organisatrice du Festival. Le comité de Sélection compte quatre et quatre hommes. L’équipe parisienne du Festival se compose de 109 personnes, dont 66 femmes, soit une proportion de 61%. Une fois arrivée à Cannes quelques semaines avant le festival, elle se renforce considérablement avec 865 personnes supplémentaires, dont 46% de femmes. Au total cette année, elle rassemble 974 personnes, dont 468 femmes et 506 hommes.

Sur la Croisette cette année, le pin’s 50/50 épinglé aux tenues de gala rend visible le collectif. Le 17 mai, une soirée sur la Plage Magnum réunissait ses membres et de nombreux festivaliers. Largement applaudie, Nadège Beausson-Diagne y a lu des extraits de Nous sommes tous des féministes et Yaël Naïm a joué quelques morceaux devant une foule attentive. Thierry Frémaux s’y est rendu pour prouver son soutien et à travers lui celui du Festival.

Prochaine étape : renouveler les Assises de l’égalité femmes-hommes dans le cinéma en septembre prochain. À l’automne précédent, leur première tenue avait abouti à des mesures concrètes autour de six axes : formation, égalité salariale, prévention du harcèlement, accès aux postes de direction, lutte contre les stéréotypes et promotion de la parité par la régulation. Et un bonus de 15% d’avance sur recettes accordé par le CNC à partir de janvier 2019 aux films qui intègreront autant de femmes que d’hommes dans les postes d’encadrement de leur équipe de tournage.

  • rédigé en mai 2019

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