Une vie cachée, transcendant examen de conscience

Stéphanie Thrt
stephanieT
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4 min readNov 4, 2019

Dans le village autrichien de St. Radegund, entouré d’une campagne peuplée de superbes paysages, Franz Yägerstätter a réellement vécu. Il était objecteur de conscience.

Rendant hommage à son histoire, Terence Malick produit Une vie cachée. Pertinemment, le réalisateur reste fidèle au récit de la vie du personnage, récit qui a donné du grain à moudre à sa capacité lyrique.

L’action se déroule en 1938, année de l’Anschluss. Jusqu’alors l’Allemagne Nazie voulait s’accaparer l’Autriche, mais elle a résisté grâce à des accords, qui disent la chose suivante : le pays autorise l’activité politique du parti nazi et se conforme à l’intérêt pangermanique (rassembler sous un même drapeau tous les territoires de langue allemande). En échange de ces compromis, l’Autriche conserve son indépendance vis à vis de l’Allemagne. Mais en 1938, cela ne suffit plus à Hitler. Il s’attribue l’Autriche, en théorie. Schuschnigg, le chancelier autrichien de l’époque, tente d’enrayer la manœuvre en proposant à ses citoyens un référendum sur la question : devons-nous nous allier à l’Allemagne nazie ? Franz Yägerstätter, est le seul de son village à répondre non. Mais en mars 1938, l’Allemagne envahit l’Autriche. Franz est alors appelé à s’enrôler dans l’armée du IIIème Reich. Refusant, il manifeste ouvertement son opposition au nazisme, en évitant par exemple de faire le salut nazi. Ce qui lui cause quelques problèmes. Mais il a préféré garder son honneur au péril de sa propre vie. Catholique, il a été béatifié en 2007 par le pape Benoît XVI l’a béatifié : il est désormais bienheureux, statut qui précède celui de saint.

L’onirisme spirituel de Malick dans sa meilleure expression

Le réalisateur américain, discret et énigmatique, a tourné 10 films en 46 ans. Il n’assure que peu la promotion de ses longs-métrages, refuse que des journalistes s’invitent sur ses tournages. Il n’était par exemple pas présent à Cannes pour présenter Une vie cachée. Pour la petite histoire, il a vécu une douzaine d’années en France. Il a étudié et enseigné la philosophie et a suivi les cours du philosophe Stanley Cavell qui a beaucoup écrit sur le cinéma. Il a également préparé un doctorat, qui convoquait des références telles que Martin Heidegger, Ludwig Wittgenstein et Søren Kierkegaard. Ce dernier, philosophe danois, s’est grandement intéressé à la théologie et aux religions.

La famille de Malick est assyrienne. Les assyriens sont des chrétiens qui vivent principalement au Proche-Orient. Pendant la Première Guerre mondiale, les Assyriens comme les Arméniens ont souffert d’une épuration, car ils habitaient des territoires de l’Empire Ottoman qui s’étendait des rives est de la Méditerranée, des Balkans jusqu’au Maghreb. Cette épuration a entrainé une diaspora, ainsi la famille de Malick a migré vers les États-Unis.

Parler ici de philosophie et religion n’a rien d’innocent. Plusieurs films de Malick sont qualifiés de cantiques, mystiques… Personne ne sait à quel point il est chrétien ou engagé dans telle ou telle religion. Beaucoup voient ses films comme particulièrement spirituels. Le bon terme serait plutôt « philosophique», car si dans certaines réalisations, il s’interroge sur la religion, il questionne aussi la filiation, la pauvreté (Les Moissons du ciel), le temps et la science (Au fil de la vie), ou des histoires passées (Le Nouveau monde, inspiré de Pocahantas).

L’histoire de Franz Jägerstätter, un renvoi à l’intériorité individuelle

Dans tous ces longs-métrages, il est question de conscience personnelle. Pour cela, Malick révèle les dialogues intérieurs de ses protagonistes : leurs pensées sont énoncées à l’oral par une voix off en aparté. Cette voix off apparaît dès La Balade sauvage (son premier film en 73), elle devient spirituelle à partir de La ligne Rouge. Dans Une vie cachée, une voix énonce les déchirements intellectuels de Franz et de sa femme. Deux ou trois fois, ils citent des paroles bibliques. Leurs pensées, rendues audibles, constituent l’essentiel de ce qui est entendu, car les dialogues sont rares. L’histoire de cet objecteur de conscience renvoie à soi. Le public se questionne sur ce qu’il aurait fait, sur le sens de la morale. Parfois, on en vient à vouloir dire au personnage de mettre de l’eau dans son vin pour sauver sa peau, tellement il refuse catégoriquement toute adhésion même minime, à ce qu’on lui demande. Pour renforcer le coté tragique et spirituel, le film est très lent.

En résumé, ce sont des dialogues intérieurs, et des paysages magnifiques filmés en plans large, entrecoupés d’une poignée de scènes démontrant l’opposition de Franz Jägerstätter. C’est du Terrence Malick pur, troublant et original, onirique et réussi. Ses films n’apportent pas beaucoup d’action, de suspense ou d’enjeu. Ils renvoient surtout à l’intériorité de chacun, à ses croyances et sa conscience. Le cinéaste est fidèle à lui-même, il ne change pas sa manière de faire des films, ni ce qu’il transmet au sujet du monde, mais cela fonctionne.

🤐 Bruits de couloir

“C’est du Malik, quoi.”

🗞️ Bruits de presse

“Une vie cachée, la belle moisson de Terrence Malick” Eric Neuhoff — Le Figaro Culture

“Le cinéaste américain, rare et secret, a présenté une œuvre bouleversante, d’une très grande élévation (…)” Jean-Claude Raspiengeas — La Croix

“Ici, au contraire, tout est vaseux, creux, à sens unique, parfaitement soluble dans le discours neuneu-age (prononcer à l’allemande : niou) qui voudrait nous faire croire que ce genre de petite rébellion contre l’ordre mauvais a la moindre importance, le moindre impact. Sauver son âme pour sauver le monde ? Mais bien sûr.” Jacky Golberg — Les Inrocks

“Au final, «Une vie cachée» pourrait être une version sombre de «Tree of Life», forcément maîtrisée et souvent magnifique. Mais loin du chef d’oeuvre attendu.” Fabrice Leclerc — Paris Match

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