Représenter une stratégie transmédia expliqué avec Star wars ?

Benjamin Berut
Storytelling : théorie et mise en oeuvre
10 min readMar 14, 2018

On est mercredi après-midi, pas loin de Chambéry. A des étudiants de l’IUT je présente les enjeux du storytelling et surtout du transmédia. Je m’appuie sur un exemple issu d’une culture largement partagée : Stars wars. Jusque là, tout va bien. Le matin même, j’ai expliqué les mécaniques de la narration, on a vu Greimas, on a vu Campbell et ils sont largement disposés à comprendre comment un univers peut s’étendre et se complexifier via de nouveaux formats. Puis vient cette question : “Mais monsieur, je me demande, par où commencer ? Si je veux découvrir Star wars, je commence par où ?”

“A Lego stormtrooper on sand” by Daniel Cheung on Unsplash

Voilà tout est à peu près dit. Bien-sûr je me suis appuyé sur une ruse pédagogique vieille comme le monde qui consiste à utiliser la culture des élèves pour rendre un concept plus accessible. Mieux encore, cette culture je la possède moi-même. Discuter des aventures de Luke Skywalker, de la chute de la République, de la naissance de l’ordre Sith est pour moi un plaisir. Mais voilà, j’ai grandi dans les années 80. La première trilogie a été une découverte, la deuxième un mélange de plaisir et de déception, les nouveaux films sont un étonnement expectatif… Bref, j’ai toujours baigné dedans. Je ne me suis jamais demandé par où j’étais “rentré”. Je sais bien que la question est récurrente. Mais elle se limite souvent à savoir si il faut regarder la première et la deuxième trilogies dans l’ordre chronologique de l’histoire ou dans l’ordre des sorties au cinéma. Là, je viens d’évoquer les romans, Clone wars, les BD, le Star wars canon… Aucun ordre chronologique n’aurait de sens, ni celui de l’histoire, ni celui des sorties. Non, il faut trouver une autre logique. Et le temps presse. Heureusement j’ai à venir dans quelques slides un concept qu’il suffira de présenter un peu autrement pour représenter une mécanique qui est au cœur du transmédia : celle de l’engagement.

Le transmédia c’est l’engagement du public dans un univers ou une marque

Avant de voir comment le transmédia peut s’appliquer à une marque, on va un peu continuer avec Star wars.

Voilà donc mon problème, Star wars est un univers qui a commencé avec un premier film, suivi de deux autres qui ont formé la première trilogie sortie entre 1977 et 1983. Le phénomène est tel qu’il engendre toutes sortes de produits dérivés dont certains vont ajouter des éléments à l’univers des films comme les romans, les jeux vidéo et BD sortis dans les années 90. Puis vient une nouvelle trilogie qui ajoute elle aussi des éléments à l’univers. Éléments autant de background, fonctionnement politique, que de narration, passage d’Anakin Skywalker du côté obscur. Puis viennent de nouveaux romans, un dessin animé, de nouvelles BD. Et finalement, une nouvelle trilogie… puis, de nouveaux films. Reste à ajouter à cela une encyclopédie qui va dire ce qui dépend du canon, reconnu et validé par la production, et ce qui ne l’est pas.

L’univers des aventures de Luke, Leïa et Han Solo n’a donc fait que s’élargir au fur et à mesure. Et propose aujourd’hui au fan un ensemble à la fois dense, cohérent et décliné sur différents formats.

Et c’est cela le transmédia, la déclinaisons d’un univers cohérent via différents formats. Que ce soit pour une fiction ou une marque, on est dans le transmédia à partir du moment où il y a une stratégie globale qui se décline via différentes expériences. Ce qui va permettre de différencier ces expériences et donc de poser la stratégie (et donc de répondre à mon étudiant), c’est en fait le niveau d’engagement qu’elles demandent.

Retour à Star wars. Si je dis à mon étudiant : “le plus logique c’est de commencer d’un point de vue chronologique pour suivre le fil de l’univers”, je ne vais pas le renvoyer vers la deuxième trilogie mais vers les romans qui expliquent ce qui s’est déroulé des milliers d’années avant. Il lui faudra des heures de lecture avant même d’atteindre ce qui fait le cœur de la culture commune autour de Star wars : le renversement de la république par les Siths puis la victoire d’une résistance portée par les Jedis.

“A small figurine of a Star Wars stormtrooper sits on a planter alongside a battery pack” by Ciprian Boiciuc on Unsplash

J’imagine alors mon étudiant, ayant eu le malheur d’écouter mes conseils, se retrouver expert de Star wars mais incapable de discuter du passage d’Anakin en Darth Vador car ne l’ayant tout simplement pas encore vu. Alors que son but c’est bien de partager cette culture commune qui semble lui manquer. On le sait bien, le plus souvent si l’on adhère au récit, c’est parce que l’on veut adhérer au groupe. La question de mon étudiant est donc en réalité : “quelle est la base à connaître pour échanger avec mes amis et qui ne demande pas trop de temps de cerveau disponible ?” Quitte à vouloir en savoir plus après… mais pour le moment il n’est pas réellement engagé dans l’univers, il ne veut connaître que les bases nécessaires, ne pas avoir à sourire poliment parce qu’on lui parle des Stormtroopers et qu’il ne sait pas qui ils sont.

Il faut donc que je lui trouve le contenu qui va à la fois lui demander le moins de temps et de connaissances préalables… Bref, le moins d’engagement pour le plus de rentabilité au sens où il lui accumuler le plus rapidement possible le savoir le plus partagé sur l’univers et son histoire. Pour le moment, il n’a pas besoin de savoir ce que signifie Darth, ni pourquoi on dit Darth et non Dark Vador. Il a encore moins besoin de se demander si Jar Jar Binks est en réalité un agent de Palpatine.

Frank Rose, l’immersion, le V et l’engagement

Me voilà donc face à ma question avec le risque de m’en sortir de façon superficielle, en faisant mon expert Star wars, pour dire qu’il y a un grand débat pour savoir si il faut commencer par la première ou la seconde trilogie. Non, la question est bien posée à la notion de transmédia telle que je suis en train de leur présenter.

Au prochain slide, je vais leur présenter cette image qui explique qu’il existe 7 niveaux d’engagement sur les réseaux sociaux. Le but est de leur dire que c’est la même chose pour une marque et leur but en tant que communicant c’est d’emmener les gens vers plus d’engagement.

Deux slides plus tard, j’ai cette image issue du travail de Frank Rose qui met en avant le niveau d’immersion selon les types de contenus et surtout la réduction du public au fur et à mesure.

Entre le premier schéma qui établit 7 niveaux d’engagement et celui de Frank Rose qui en fixe 4 la logique reste la même. Au fur et à mesure que je propose des contenus complexes, je perd en public mais je gagne en engagement. Si pour Rose l’engagement est avant tout lié au format (le papier est plus accessible que l’interactivité qui l’est plus que le participation en ligne avec l’expérience réelle finalement au niveau 4), on peut proposer que ce soit avant tout le temps nécessaire à y consacrer, le niveau de connaissance nécessaire pour entrer et l’identification à l’univers sont des moyens de mieux évaluer l’engagement.

Ainsi, un webdoc peut très bien se faire en quelques secondes, sans que l’on connaisse le sujet ni qu’il ne nous tienne vraiment à cœur. Par contre, ce qui est sûr c’est que plus le contenu est exigeant plus le public se réduit mais, également, plus ce public peut être expert et ambassadeur du contenu.

Commencer Star wars par la première ou la deuxième trilogie n’a pas d’importance car chacune d’elle demande le même temps d’attention, le même niveau de connaissance de l’univers au début (oui, on sait tous qu’Anakin va devenir Darth Vador) et l’identification, la mimesis, viendra ou pas ensuite. On ne peut jamais dire à l’avance si l’on va ou non adhérer, se reconnaître dans une histoire.

Par contre, un roman qui va présenter un aspect très spécifique de l’univers va nécessité à la fois plus de temps de lecture et déjà une bonne connaissance de l’univers pour comprendre les références qui vont le plus souvent être considérées comme acquises par l’auteur.

Identifier l’engagement de son public

La première partie du V, l’axe descendant, est donc bonne, il s’agit de donner un niveau d’engagement. On pourrait déjà dire qu’il existe trois niveaux : faible, moyen fort avec sans doute la nécessite d’intégrer le niveau fondamental où l’utilisateur est prêt à payer pour le contenu, puis voire à payer plus pour du contenu premium. Sans aller plus loin, cela permet déjà d’imaginer des utilisateurs prêts à passer plus ou moins de temps sur un contenu, qui connaissent et s’identifient plus ou moins à la marque.

Par contre, l’axe qui remonte ne doit pas classer les productions uniquement selon les formats mais bien en vis-à-vis de l’engagement qu’elles demandent et qu’elles visent de développer chez l’utilisateur. Les trilogies Star wars ne demandent pas énormément de temps, ni de connaissance. Elles ne font pas de vous un expert, loin de là, mais elles vous donnent la base pour discuter en bonne société. Les séries de roman, la description des univers dans les mmo ou les jdr, elles font de vous un expert capable de disserter sur les enjeux politiques de telle ou telle époque de la République ou encore quelqu’un capable d’énumérer les épreuves de jeunesse d’un personnage qui n’est qu’un figurant dans les films.

Photo by Daniel Cheung on Unsplash

On imagine bien qu’une personne qui se contente de regarder les films ne sera pas prête à passer autant de temps sur Star wars qu’une autre qui en connaît tout l’univers. Et surtout, on comprendra bien que cette seconde personne se retrouvera dans l’univers de Star wars et dans sa communauté. De la même façon, la première pourra peut-être payer un billet de cinéma alors que la seconde pour dépenser des sommes folles en goodies ou événements qui sauront entretenir sa passion et lui permettre de la partager avec la communauté.

Au-delà de la liste des formats qu’à déjà faite Tristan Ferne, il faut pouvoir en face de chacune des productions les usages attendus.

Le classement de Tristan Ferne sur Medium

Retomber sur ses pieds en plein cours

Voilà, alors que j’étais sur le point de demander à mes élèves de faire un listing des contenus des marques j’ai pu leur demander les classer selon les niveaux d’engagement qu’ils demandent. Oui, il arrive que les cours se construisent au fur et mesure des feedbacks des élèves, et oui, je pense que c’est une bonne chose.

Surtout, ce modèle doit pouvoir s’appliquer à une marque quelle qu’elle soit pour penser ses contenus, ses usages et ses moments fondamentaux comme le fait de s’inscrire à une newsletter ou de s’abonner. De la même façon, chaque contenu doit être pensé comme un pont qui doit à la fois répondre à un certain besoin et emmener vers plus d’engagement. Il faut également s’assurer que le contenu correspond bien au niveau d’engagement de l’utilisateur. Ainsi, un roman Star wars qui ne proposerait pas de nouvelles informations par rapport aux films serait sans doute vécu comme bien pauvre. Alors qu’inversement un film qui devrait développer tous les complexité de l’univers serait tout simplement inaccessible au grand public soit qu’il serait trop dense soit beaucoup trop long.

Là, c’est le game design qui nous aide via le flow channel qui représente cette nécessité d’éviter une difficulté trop grande lorsque le joueur commence le jeu mais également l’obligation de récompenser le temps passé par le joueur par une difficulté qui augmente. N’importe quelle marque vise à construire cette base d’experts/ambassadeurs qui maîtrisent pleinement ses contenus et sont largement récompensés à la fois par la reconnaissance que leur offre la marque mais également par l’expertise qu’ils peuvent afficher. Cette progression dans la connaissance des contenus de la marque s’incarne parfaitement dans la loi de Nolan Bushnell “ All the best games are easy to learn and difficult to master.

Le flow channel — elearningindustry.com

Pas vraiment une conclusion, plus une proposition

Alors voilà, tenter de représenter une stratégie transmédia est souvent complexe. La frise chronologique n’est en réalité pas pertinente car elle ne permet pas de dire l’engagement des fans, ni le niveau de complexité d’un contenu. On a vu des cas de cartes heuristiques mais elles donnent l’impression d’une expérience éclatée là où il faudrait représenter précisément l’immersion progressive.

Reprendre le V de Frank Rose est un bon moyen un moyen de comprendre la concordance entre les types de contenus, l’engagement qu’ils demandent et proposent, les moments de la stratégie (abonnement gratuit, abonnement, payant, achat) et surtout cette réduction du public au fur et à mesure que l’on demande plus d’engagement, que les contenus demandent plus de temps et de connaissances préalables de la marque.

Reste bien-sûr à appliquer au fur et à mesure. Au niveau professionnel bien-sûr et également dans les cours que je peux donner sur la stratégie éditoriale à Paris 2 ou ailleurs. À tester donc…

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Benjamin Berut
Storytelling : théorie et mise en oeuvre

Le #web, les nouveaux #médias, le #storytelling #mooc et le #gamedesign aussi et, ah, aussi le #jdr