[Rapport Villani] Chap. 4 — Journal d’un vieux inefficace.

Arthur Le Menec
Stury
Published in
12 min readJun 6, 2018

Par Charles Marc.

Dimanche 1er avril 2018

Un spectre hante l’Europe : le spectre de la machine. C’est sûrement ce qu’aurait écrit mon homonyme allemand, le barbu. Marrant, le communisme et le technologisme souhaitent tous les deux mettre fin au travail déshumanisant. Les modes finissent toujours par revenir, non ?

J’ai pensé à ça en regardant le journal de 20h ce soir. Celui de TF1. J’y ai vu un drôle de type parler, avec une drôle de tête. Et de drôles de vêtements aussi. Je n’ai pas réussi à décoller de ses foutus vêtements. Il essayait d’expliquer un truc sur le travail, comme quoi il allait changer je crois. Ou peut-être bien disparaître. Ça avait l’air important, mais j’avais du mal à me concentrer. Foutus vêtements ! Quoiqu’à la réflexion, c’est peut-être qu’il n’a pas dit grand chose. Je ne crois pas avoir jamais entendu une phrase complète à la télévision. Il faut toujours qu’il y en ait un pour couper l’autre. Les phrases complètes, ça doit être mauvais pour l’audimat.

À un moment quand même, je me rappelle du journaliste qui a presque crié que les machines allaient prendre les petits boulots. Et beaucoup de boulots moyens aussi. Que “l’IA” allait “polariser” le marché de l’emploi. Entre aider les petits vieux et décrocher le prix Nobel, plus possible d’être utile à la société. Obsolète, l’Homo Sapiens, ses 2 petites mains et ses outils. C’est dur à avaler. Je crois que si le journaliste avait eu une bible et une croix, il les aurait brandit pour annoncer l’apocalypse.

À ce moment seulement, le drôle de type a pu en placer une durant deux petites minutes. Il a répondu qu’au lieu d’émettre des prédictions vaseuses sur les métiers à disparaitre, et ceux à inventer, il valait mieux commencer par ce qu’on sait : beaucoup d’emplois vont se transformer. Et qu’une transformation, ça se prépare. Sur le coup j’étais plutôt d’accord avec ça. Il a bien dit se transformer, pas s’en aller.

J’imaginais bien tous les types comme moi l’écouter, assis en caleçon, relax, mais aussi un peu perplexes devant leur télé. Plus tard dans leur lit, ces braves gens, ils allaient s’agiter. Se demander s‘ils allaient être remercié, et avec les compliments du cercle étoilé. Si ça serait demain, l’an prochain, ou à la St Glinglin. Aujourd’hui la terminologie politique annonçait “transformer”, ce qui sonne plus sûr mais n’arrange rien.

Le drôle de type a aussi répondu qu’avec tout ça, on avait une chance historique de désautomatiser le travail humain. En poussant un peu, il aurait presque affirmé qu’on avait “un monde à gagner”. Et ça m’a encore fait penser au barbu qui disait qu’on pouvait perdre nos chaînes. Je me demande la tête qu’il aurait tiré, à ma place, devant la télé.

Je serai intéressé pour le voir en tout cas, ce monde à gagner. On nous le promet à chaque décennie, non ? Et pourtant… Comment diable voulez-vous que l’homme se réjouisse d’être réveillé à 6h30 du matin par une alarme (alarme = danger d’ailleurs non) ? De sauter hors de son lit, gober une tasse de café, pisser, se brosser les dents et se débattre dans le RER B pour aller majoritairement produire du fric pour autre. Il faut vraiment être veinard pour trouver du sens là dedans. Il y en a qui s’y retrouvent pourtant, c’est sûr. Plus que le fric, ils ont la chance de se sentir utile, je crois. Ceux qu’on voit à la télé, par exemple. Mais pour les autres, la vie passe ainsi. Un bout de lumière qui finit dans la nuit. Mais alors si la machine peut aider, pourquoi pas ! Le jour où on cessera de bosser par nécessité alors on pourra vraiment causer liberté. Et contrairement à ce qu’on dit, la bagnole la télé et le tiercé n’ont rien à voir avec ça. Le journaliste, le caissier ou le politicien, ils n‘ont pas la même définition de la liberté.

J’aurai bien envi de le croire, ce type, à la télé, à promettre la transformation des métiers, et l’humanisation des activités. Mais vu la date du jour je me demande quand même s’il n’est pas en train de me faire marcher.

Mardi 12 décembre 2018

J’ai participé à un sondage sur internet aujourd’hui. Sûrement le plus dur de tous. J’aurai certainement pu répondre à un test, disons, normal. Combien font 2 et 2, est-ce que Trump joue au con avec le climat, qui a crié Aline, ou quelque chose du genre. Mais là, j’avoue que j’ai été emmerdé.

Diriez-vous, sur une note de 1 à 5, que vous êtes quelqu’un de créatif ?
(1 = pas du tout créatif, 5 = très créatif)

Bordel. Comment je suis censé savoir répondre à ce truc là. Je ne crois pas avoir jamais appris ce que c’est vraiment, la cré-a-ti-vi-té. A l’école ? Non. Du coup c’est du dessin ? Savoir faire des blagues ? Trouver une bonne idée de cadeau pour l‘anniversaire de sa femme, même après 60 ans de mariage ? Aucune idée. J’ai répondu 2.

Diriez-vous que vous êtes quelqu’un de social ?

Diriez-vous que vous savez gérer des situations compliqués avec d’autres humains ?

Diriez-vous que votre intelligence vous permet de faire et penser plusieurs choses à la fois ?

Triple bordel.

Ce sondage était organisé par le gouvernement. Il n’a pas beaucoup d’importance en soit. Enfin c’est ce qui était marqué. “Seulement à titre informatif”, qu’ils disaient. Un gars au boulot m’a quand même soufflé que c’était fait pour identifier les compétences où on était “encore plus fort” que les machines. Ou celles où il fallait qu’on “devienne plus fort”. Le type n’a pas été très clair, mais la différence est grande, pourtant.

J’ai bien eu envi de crier à l’absurdité, avec ce test. On nous traite comme des pions pendant 30 ans de carrière, on encadre les activités, les heures de pause déjeuner, les “compétences métier”. On retranscrit notre inspiration en bullet point, on fout en l’air nos meilleures idées. Et qu’est-ce qu’on obtient à la fin ? Un test sur notre capacité à réapprendre tout ce qu’on nous a forcé à oublier après 30 années à jouer les marionnettes. Tout le monde naît comme un génie et meurt comme un idiot. Seulement on s’en rend compte quand les machines arrivent pour jouer les idiots à notre place. Un idiot sans travail pour idiot, ça devient quoi ?

Vendredi 21 juillet 2019

J’ai revu le drôle de type à la télé. Cette fois j’ai essayé de ne pas me laisser distraire par ses frusques et je l’ai écouté.

Il annonçait la création du Lab public de la transformation du travail. Dit comme ça, ça ne veut pas dire grand chose.

Ce truc est censé centraliser les travaux concernant l’impact de l’intelligence artificielle sur le travail. Faire des scénarios. Ensuite ils veulent tester différentes manières pour adapter les humains. Ajuster les compétences clés. Dit comme ça, ça ne veut toujours pas dire grand chose, selon moi.

“Les emplois les plus menacés seront ciblés en priorité”. Je crois qu’il m’a regardé en disant ça.

Samedi 19 octobre 2019

J’ai discuté avec une jeune efficace aujourd’hui. J’étais assis en face d’elle dans le bus. Je crois qu’elle a commencé à me parler quand elle a remarqué que je n’étais pas rassuré. En même temps, moi ces bus sans chauffeurs, ça me fait flipper. Pas vraiment pour les accident, non. J’ai plutôt peur de rater mon arrêt sans pouvoir héler le conducteur, puis de finir paumé.

Elle était encore à l’école, cette jeune efficace. J’ai été scotché. Ce qu’elle me racontait n’avait rien à voir avec l’école. En tout cas celle que j’ai connu.

Elle me disait que le drôle de type, celui qu’on voit souvent à la télé, avait réussi à convaincre les gens qu’il fallait tout changer. Adapter l’école à la technologie pour mieux l’utiliser. Apparemment, la transition massive des compétences pour rester utile à la société avait été organisée. Du coup les jeunes apprennent des tas de trucs abstraits aujourd’hui. La complexité, la psychologie, la transversalité. Et la sacro-sainte créativité aussi. Celle-là, il faudra vraiment qu’on m’explique ce que c’est, au moins une fois avant que je m’en aille.

Si j’ai bien compris, les jeunes efficaces d’aujourd’hui apprennent des choses moins figées. Des choses qu’ils pourront réutiliser toute leur vie. 100 ans et quelques, si je me trompe pas ? Des choses spécifiquement humaines, que les machines pourront pas piquer. Alors bien sûr, ils apprennent toujours les mathématiques, Voltaire et le basalte. Mais un peu différemment. Je crois que tout ça est mêlé à beaucoup de sacro-sainte créativité aujourd’hui. Et complété d’informatique bien sûr. Je les imaginais bien, moi, les petits jeunes d’aujourd’hui, imprimer en 3D les vers de La Fontaine et coder un programme pour reconnaitre un basalte d’un gabbro. Un peu plus marrant que d’apprendre les pages 7 à 12 pour demain. C’est peut-être ça, la “créativité”. Je crois que pour changer l’enseignement, ils avaient commencé par changer l’enseignement des enseignants. Ils en ont mit, du temps, pour avoir cette idée brillante.

Le drôle de type de la télé, il répétait que demain tous les jeunes seraient spécialistes en intelligence artificielle. Et dire que nous, on avait à peine appris Excel. On n’avait pas été aidé. Lui, il veut multiplier le nombre de personnes connaissant l’IA par 3. Mais pas forcément que des prix Nobel hein. Des métiers techniques aussi, genre “bac +3 en IA”, et aussi des modules généraux dans toutes les formations, juste histoire d’avoir une petite idée, même si on fait un master de géologie du crétacé supérieur. Même au CP ils avaient commencé à apprendre l’algorithmique. Je me demande vraiment comment ça se passait. S’ils avaient inventé des cartes Pokémon à combiner pour jouer à créer des programmes, ou des trucs comme ça.

Les jeunes efficaces arrêtaient d’apprendre un “métier” du coup. Ils apprenaient une matière, une spécialité, mais pas un “métier”. Vu que les métiers disparaissaient, réapparaissaient, changeaient, c’était bête d’en apprendre qu’un seul. “Remettre en cause la conception adéquationniste”, comme ils disent souvent à la télé. En fait, les jeunes apprennent à être humain, et à le rester. Pour moi, elle devait ressembler un peu à ça, leur école idéale.

Vendredi 03 janvier 2020

J’ai reçu un mail assez étrange au travail cette semaine.

“Bonjour Mr. Marc,

Comme vous le savez certainement, notre entreprise se transforme et chaque salarié sera de plus en plus fréquemment amené à travailler avec des machines ou des algorithmes.

En tant que salarié de niveau C3, vous et votre département êtes bien sûr concernés par ces transformations majeures. Nous organisons à ce titre 2 journées d’ateliers auxquels tout votre département est tenu de participer, les jeudi et vendredi 16–17 janvier 2020, en salle Bretagne.

Ces deux journées seront consacrées à l’échange et à la concertation afin de déterminer la meilleure complémentarité entre votre équipe et l’arrivée prochaine des machines.Vous serez également mis à contribution afin de déterminer les éléments constitutifs du nouvel “indice de bonne complémentarité” de notre entreprise.

La Direction des Ressources Humaines et Artificielle espère que ces échanges seront productifs et que vous serez motivé à l’idée de participer à la grande transformation de notre entreprise.

Cdlt,

Magalie, directrice RHA”

Alors ça y est. C’est le moment. On en parlait beaucoup au boulot. On me donnait des tracts assez souvent même. Et puis à la télé, ils n’arrêtent pas de montrer les premières entreprises concernées. Parfois les salariés ont l’air content, parfois c’est carrément la guerre.

Au final, je suis bien content que ça arrive enfin. On va pas tourner autour du pot un demi-siècle : on savait tous qu’on allait devoir collaborer. Et si on me demande mon avis en plus, c’est déjà pas trop mal. Je sais pas trop ce que je vais pouvoir dire par contre. Ces algorithmes, est-ce qu’ils vont organiser ma journée ? Prendre des décisions que je devrais exécuter ? Modifier mon travail sans me le demander ? Le pire, ça serait qu’ils n’expliquent pas ce qu’ils font ni pourquoi, alors qu’ils bossent avec nous et nous donne des directives. Alors là… Moi j’espère juste qu’ils pourront au moins écouter et qu’on pourra discuter. S’ils ont une fonctionnalité pour que je puisse leur lâcher un petit “vas chier”, ça m’ira, quitte à capituler ensuite. Mais d’ailleurs, est-ce qu’on peut se faire virer pour avoir insulté un robot maintenant ?

Je crois que la dernière loi travail traite de ça. Celle-ci adapte l’ancienne loi au travail à l’heure du numérique. C’est elle qui rend obligatoire l’indice de bonne complémentarité, ou adapte la pénibilité au digital : obéissance exclusive aux instructions d’une machine, impossibilité de discuter avec ses collègues sans passer par un écran, etc. Je sais pas s’ils ont prévu la section “insulte envers une machine intelligente”.

Et puis merde, au fond, on verra bien comment ça se passe.

Damned, ça y est ! L’intelligence artificielle a une politique géniale organisée au niveau européen, les chercheurs du Vieux Continent ont à nouveau moyen de prendre les devants, et elle transforme même l’éducation et le travail sans trop de ramdam ! Prends ça, Emile Booba, toi qui n’y croyais pas…

Mais quid du “sens” dans tout ça ? C’est bien beau de mettre de l’IA partout, mais dans quel but ? Un monde meilleur, la paix partout et de l’air frais ? Des publicités ciblées, le match parfait et la première cyber-guerre mondiale ? Quel suspens ! Pour savoir où on va et où on devrait aller, rendez-vous au Chapitre 5 et la (presque) fameuse CMANEM.

[Chapitre 4] Et sinon, que dit le vrai rapport Villani ?

Le Rapport Villani prend le parti d’éviter les spéculations sur la disparition de l’emploi pour mieux se concentrer sur sa transformation. Il s’agit davantage de partir de ce que nous savons — une grande majorité des métiers seront transformés et plus particulièrement les métiers peu qualifiés — afin de guider ces transformations. Sur certaines tâches, il s’agit même d’une chance historique de désautomatisation du travail humain.

Deux gros enjeux apparaissent :

→ 1° Définir (les compétences à développer et quelle complémentarité souhaiter, au niveau professionnel comme éducatif).
→ 2° Organiser la transition massive des compétences avec 1) l’adaptation des formations professionnelles et 2) transformer la formation initiale.

Pour cela, le rapport recommande :

  • La création d’un lab public de la transformation du travail, dont les rôles seront la prospective et centralisation des travaux sur les transformation des compétences à venir (point 1°) et l’expérimentation (nouvelles modalités d’apprentissage, liens entre formation initiale et continue) avec la création de POCs et démonstrateurs (point 2°1.). Cette structure servira aussi à l’animation du débat autours du travail et de l’IA et ciblera en priorité les emplois et les compétences les plus menacés.
  • Remettre en cause la conception “adéquationniste” dans l’enseignement (point 1°). Le rapport insiste sur la focalisation trop importante sur les compétences cognitives transversales, sacrifiant une autre compétence fondamentale : la créativité (point 2°1.). Or, l’apprentissage de la créativité suppose une modification profonde des modes d’enseignement. Il convient alors d’adapter l’apprentissage des matières fondamentales et de modifier en amont les formations délivrées aux enseignants.

Le rapport suggère également plusieurs mesures pour accompagner ces changements :

  • Réformer le financement de la formation professionnelle basé sur la masse salariale (décorrélation entre IA, automatisation et valeur ajoutée vs. masse salariale). Il faut définir qui taxer pour partager la valeur ajoutée : masse salariale, robot, logiciel ?
  • Ouvrir le débat de la complémentarité et l’intégrer au sein des entreprises en impliquant les salariés (avec un indice de bonne complémentarité par exemple).
  • Adapter la législation du travail à l’heure du numérique, car un ensemble de nouveaux risques et de nouvelles situations sont difficilement pris en compte : obéissance exclusive aux instructions d’une machine, impossibilité de discuter avec ses collègues sans passer par une interface machine, etc. L’enjeu de la complémentarité homme-machine y occupera une place de premier plan.
  • Former des spécialistes en IA et multiplier par trois le nombre de personnes formées à horizon 3 ans (augmenter le nombre d’offres+ augmenter la transdisciplinarité + modules généraux à l’IA pour les autres formations + métiers techniques de l’IA à bac+3 + algorithmique dès le CP).

--

--