L’indigne au soleil

Emilien Lambert
Supergazol
Published in
4 min readFeb 12, 2018

En 2010, Stéphane Hessel publie Indignez-vous ! Dans cet essai vendu à 4 millions d’exemplaires et traduit dans 34 langues, le militant français exhorte les jeunes générations à développer un esprit de résistance. Racisme, homophobie, sexisme, diplomatie, écologie… il évoque différents maux contemporains face auxquels il faut s’opposer de vive voix.

L’année suivante, le mouvement des Indignados se fait entendre sur la place de la Puerta del Sol à Madrid. Les participants réclament une prise de conscience nationale sur la nature du système qu’ils trouvent oligarchique. Le phénomène s’exporte en France avec Nuit Debout qui voit, durant plusieurs semaines, des milliers de militants se réunir sur la place de la République pour contester la loi Travail.

Dans cette époque archi-connectée, les communautés ont compris l’enjeu des réseaux sociaux pour faire entendre leur voix face aux puissants. Du coup, les trending topics s’enchaînent à un rythme difficilement soutenable sur Twitter. Un jour, on s’offusque des révélations des #FootballLeaks. Le lendemain, on dénonce le harcèlement sexuel avec #BalanceTonPorc. Le jour d’après, on trouve que les nominations des #VictoiresDeLaMusique manquent de diversité.

Depuis 2016, Hernst Burgler compile les scandales de chaque journée dans un fichier Excel intitulé dequoisindignetonaujourdhui.xlsx. Ainsi, on se rappelle que l’on a crié haro sur le SMS dragueur d’un technicien Orange le 16 janvier 2017, sur les blagues homophobes de Cyril Hanouna le 19 mai ou sur le retrait américain des accords de Paris sur le climat ordonné par DonaldTrump le 1er juin. Au final, la variété des thèmes polémiques invitent chaque individu connecté à multiplier ses prises de position.

Fake news, provocations, menaces… le président des États-Unis offre régulièrement à ses détracteurs des raisons de s’indigner, mais aussi des opportunités aux marques pour se positionner. En réponse à la promesse de construction d’un mur sur la frontière mexicaine, Diesel dévoile le film #MakeLoveNotWalls. Quand le président multiplie les dérapages racistes, Nike prône l’égalité avec la collection Equality et les plus influents athlètes afro-américains. Lorsqu’il assure posséder un “plus gros bouton nucléaire” que Kim Jong-un, KFC le parodie en promettant un “plus gros menu” que McDonald’s.

Si les marques ont bien compris qu’il fallait rebondir sur ces sujets pour faire partie de l’actualité, elles peuvent aussi être prises à partie pour un défaut de produit ou un simple tweet. Face aux tollés, il arrive qu’elles soient forcées de changer radicalement de stratégie. En dévoilant le système de récompenses du jeu Star Wars Battlefront II, Electronic Arts a battu le record de votes négatifs sur Reddit avec 670.000 voix. Les joueurs sont montés au créneau pour boycotter le jeu qui, malgré une réalisation acclamée par la critique, a vu ses ventes être divisées par 2 par rapport à l’opus précédent.

Sur le site marchand du retailer H&M, une photo a présenté un enfant noir portant un sweat vert avec l’inscription “Coolest monkey in the jungle”. Un message assurément inadapté à l’heure du mouvement #BlackLivesMatter et des cris de singe à l’encontre du footballeur Blaise Matuidi. Face à l’ampleur de la polémique née en quelques tweets, la marque suédoise a retiré le produit de ses rayons.

Pourtant, certaines marques font le choix de provoquer sciemment une levée de boucliers. En France, Intermarché a volontairement affiché une campagne erronée où les choux, les fenouils et les concombres sont présentés comme des laitues, des oignons et des courgettes. En anticipant les critiques des réseaux sociaux , l’enseigne a nourri son message en révélant la supercherie : oui, un écolier sur trois est incapable de reconnaître certains légumes alors que mieux manger, c’est comme tout : ça s’apprend.

C’est bien connu, le scandale fait vendre. Pour communiquer sur l’ouverture inversée de ses nouvelles canettes, Orangina a inventé une polémique absurde : la marque aurait oublié de vérifier si l’on peut boire une canette à l’envers la tête à l’envers. Un fan a été envoyé au pôle Sud pour clore le (faux) débat de l’#OranginaGate.

Aux US, Snickers a choisi de s’amuser avec l’humeur erratique des réseaux pendant la campagne Hungerithm. Pendant une période définie, un algorithme basé sur la sémantique des tweets a indexé le prix d’une confiserie en fonction de la positivité ou de la négativité des messages postés. En gros, plus internet est content, plus le prix augmente. Mais plus internet râle, plus le prix baisse. Une illustration maline du claim “You’re not you when you’re hungry”.

Le community manager des surgelés Steak-Umm a l’habitude d’employer un ton aussi acerbe que comique. Scandalisé de ne toujours pas avoir reçu la certification de son compte sur Twitter, il a lancé le #VerifySteakUmm. Pendant 4 mois, il a invectivé des personnalités comme Jack Dorsey, CEO du réseau social, pour obtenir son badge bleu. Résultat ? La marque a tweeté “we did it” le 15 janvier et a créé la conversation de façon aussi décalée que remarquée.

Toute communauté peut se servir des outils de communication contemporains pour faire entendre une revendication. Face à une parole libérée et amplifiée, les marques savent désormais que le moindre faux-pas peut se révéler lourd de conséquences. Au final, provoquer soi-même l’indignation de la sphère sociale pourrait devenir une stratégie efficace sur le court terme. Quitte à s’insurger contre la nature de cet article aussi opportuniste que rétrograde ?

N.B. : L’auteur s’excuse auprès de tout enfant, senior, homme, femme, grand, petit, gros, maigre, blanc, noir, jaune, violet, musulman, juif, chrétien, bouddhiste, hindouiste, féministe, hoministe, homosexuel, hétérosexuel, bisexuel, transgenre, cisgenre, végan, végétalien, carnivore, frugivore, omnivore, parisien, provincial, mondialiste, bobo, zadiste, conservateur, juilletiste, aoûtien, prolétaire, bourgeois, écologiste, communiste, centriste, anarchiste ou nihiliste s’étant senti blessé par un propos de cet article.

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