Je suis Adèle Haenel.

Aleksandra
4 min readNov 6, 2019

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Voici une personne en train de changer le monde. En étant elle, ici et maintenant.

Je suis Adèle.

Comment ne pas sortir bouleversée du visionnage de l’émission de Mediapart où Adèle Haenel, magnifique “jeune fille en feu”, témoigne du piège de prédation dont elle a été victime pendant sa jeune adolescence?

Comment sortir indemne de la vérité nue, portée par une pensée réfléchie, pesée, éclairée par les émotions et par les faits. Portée par ce visage parfois filmé en gros plan, fatigué et si vif en même temps, et par l’intensité émotionnelle : la sienne, et celle d’Edwy Plenel qui reçoit cette force et cette dignité.

Je n’ai pas subi ce qu’elle a subi. Je n’ai pas l’air d’une proie facile avec mes 1m83. Et mon air mauvais, ainsi que la déviation de ma cloison nasale (qui est en réalité un attribut génétique hérité tel quel de mon père), semblent signer une passion pour la boxe. Bizarrement malgré tout cela j’ai aussi un certain art de la transparence et de la furtivité. C’est une sorte d’art martial de la survie féminine je crois. Quelque chose de l’ordre du silence et de la disparition nécessaire de la présence du regard et du corps. C’est envahissant d’ailleurs, puisque ça ne s’arrête pas quand je le veux, quand ce n’est pas nécessaire.

J’en ai eu des échantillons néanmoins, de cette prédation. Je me rappelle de plusieurs presque-agression et abus dont j’ai eu la chance de pouvoir me dégager. Et j’ai parfois eu la lucidité de dépasser ma naïveté pour comprendre que quelque chose clochait dans une situation qui avait l’air… romantique (mais pourquoi m’étais-je retrouvée là, d’abord?).

Il y a aussi eu la main aux fesses d‘un ami de mon père quand j’étais adolescente. Et c’est pour moi cet incident qui a le plus de signification quant à la profondeur systémique du problème. Parce qu’il n’est pas le fait d’un inconnu. Parce qu’il est le fait d’un vieux moustachu bedonneux, dont on comprend qu’il me regardait avec… appétit… Et parce que mon corps a été livré, j’ai été livrée, à ce regard, et à cette main, par mon père. A son insu, certainement.

Il n’est pas anodin qu’à la fin de l’interview Adèle Haenel lise la lettre qu’elle a écrite à son père, qui n’était pas convaincu qu’elle doive parler… On comprend que les mots si puissants de l’interview qui a précédé, elle les a trouvés en lui écrivant, à lui, en poussant ce cri à son intention, parce qu’il n’y avait plus que l’intensité, le sens des mots seuls ne suffisaient plus.

Comment ne pas voir que nos pères, nos mères parfois aussi (parce qu’elles ont subi la même Loi), s’entendent tacitement pour laisser cette part de prédation exister? Comme si les hommes partageaient un petit quelque chose de secret qu’ils reconnaissaient entre eux, qui les relient. Mais même si tu as 0,0001% de prédation en toi, que tu es ému par la beauté d’un adolescent ou d’une adolescente, rien ne t’oblige à t’y laisser aller, ni en touchant toi-même un ou une enfant, ou même un adulte qui ne le désire pas. Ni en fermant les yeux sur les gestes des autres.

Je me rappelle d’une voisine de mon enfance, qui avait eu son premier rapport sexuel à 14 ans avec un ami de son père qui avait la liberté d’aller et venir chez elle. C’est pas tant son âge à elle, c’est l’emprise de l’adulte sachant, le problème... C’est à ça que vous exposez vos enfants en refusant de REGARDER. À de la prédation déguisée en amour que cherche tant les enfants. L’homme dont Adèle Haenel parle n’a pas été jusque là, car comme elle le dit, cela lui aurait révélé à lui-même sa vraie nature. En se racontant, et en lui racontant, l’amour, encore pouvait-il sublimer [en sciences des matériaux : passer directement de l’état solide à l’état gazeux] son regard, s’enfumer lui-même d’abord.

Ainsi nous, les femmes, et les victimes, avons l’exemple dont nous avions besoin. Une femme, qui a, dirait-on, construit sa vie pour la possibilité que ce jour arrive. Elle le dit elle-même : elle parle parce qu’elle est socialement plus forte que lui. Interrogeons-nous alors sur pourquoi nous ne sommes pas socialement plus fortes aujourd’hui? Collectivement et individuellement. Nous ne sommes pas socialement plus fortes, parce que nous savons que le devenir, c’est libérer cette parole de furie et de justesse. Et retourner le monde, d’un coup.

Je suis Adèle Haenel. Je suis en feu.

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Aleksandra

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